Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Les Ukrainiens sont divisés par leur statut social, par Andriy Manchuk, politologue

Ce qui se passe en Ukraine, si ce n’était pas le produit des manœuvres des États-Unis et de ses vassaux européens (dont Fabius pour la France) devrait donner lieu dans les médias “démocratiques” à commencer par l’Humanité à des dénonciations quotidiennes. La caricature de prévarication, des oligarques s’appuyant sur des néo-nazis est à un niveau que l’on croirait indépassable si elle ne fonctionnait pas à l’identique en Pologne et dans d’autres pays comme la Lettonie dont nous parlons par ailleurs. Il s’agit non seulement d’entretenir la russophobie mais sur la base de l’anticommunisme le tout présenté comme un “nationalisme” une campagne qui s’autorise toutes les mesures anti-sociales pour confondre libéralisme et liberté. Sommes-nous en France si éloignés d’une telle parodie ? Ce week-end nous vous parlerons de ce qui se passe en Allemagne avec la chasse aux sorcières, les communistes confondus avec les terroristes. (note de Danielle Bleitrach, traduction de Marianne Dunlop)

              9 juillet 2021

Le député de la Verkhovna Rada Oleg Seminsky s’est réjoui de l’adoption de la loi “sur les peuples autochtones d’Ukraine”, qui, comme on pouvait s’y attendre, n’inclut pas les Russes ukrainiens.

“Les Russes au niveau législatif ne sont pas des autochtones, ils ne pourront donc pas jouir pleinement de tous les droits de l’homme et des libertés fondamentales définis par le droit international, ainsi que prévus par la Constitution et les lois de l’Ukraine”, a écrit sur Facebook ce parlementaire, élu du parti au pouvoir du président ukrainien.

Ironiquement, cette déclaration a désenchanté des millions d’électeurs du président Zelensky. Après tout, ce n’est un secret pour personne que la population russophone du pays a activement voté pour son parti, dans l’espoir de changer le cours chauvin de Petro Porochenko. Cependant, les nouvelles autorités n’ont fait qu’augmenter le degré global de folie nationaliste et ont dépassé depuis longtemps le hetman en chocolat de l’Ukraine dans ce domaine.

Quelques heures plus tard, M. Seminsky a retiré son post scandaleux, mais il n’a jamais subi la moindre sanction pour ses propos – alors qu’ils constituaient une incitation à la haine ethnique et contredisaient totalement les dispositions de la constitution ukrainienne. Les dirigeants des “Serviteurs du peuple” n’ont même pas réprimandé leur collègue, car il n’a fait qu’exprimer l’état d’esprit général du courant dominant en Ukraine.

Il n’y a pas de punition pour de telles phrases. Au contraire, ces phrases sont, dans l’Ukraine moderne, un tremplin pour une carrière réussie et quelque chose comme une initiation rituelle qu’un politicien accompli doit traverser. Mais qui est ce xénophobe ardent, Semynsky, qui veut laisser les Russes sans droits et libertés fondamentaux ? Les lecteurs russes peuvent le soupçonner d’être un fanatique nationaliste, un bandériste idéologique originaire des régions occidentales de l’État ukrainien. Pourtant, il est originaire de la région de Kiev, c’est un négociant en gaz apolitique avec de sombres scandales à son actif, qui a été un jour élu au parlement sous la bannière du parti socialiste d’Ukraine.

Photo : IZOGIZ, 1954.

Selon les journalistes, il communique en russe chez lui et était un partenaire commercial de Nestor Shufrych, un ancien membre du Parti des régions qui est considéré comme un politicien “pro-russe” dans l’Ukraine d’aujourd’hui. L’idéologie de Seminsky a toujours été le grand capital, qu’il a vénéré sous n’importe quel régime et pouvoir. Et son discours contre les Russes n’est rien d’autre qu’un hommage à la conjoncture susmentionnée.

Le scandale a eu lieu dans le contexte de la discussion autour de la déclaration du président russe. Les politiciens ukrainiens ont rivalisé d’ingéniosité pour affirmer que les Ukrainiens et les Russes n’ont jamais été le même peuple, et ont qualifié une telle déclaration de fabrication de la propagande ennemie. Pourtant, Vladimir Zelensky a exprimé cette thèse dès avril 2014, dans une interview publiée de longue date dans la Gazette municipale de Donetsk. “Nous ne pouvons pas être contre le peuple russe par principe, car nous sommes un seul peuple”, a déclaré à l’époque le président actuel, qui s’est aujourd’hui transformé en un patriote ukrainien ardent, avec l’aide duquel la loi sur les peuples autochtones et non autochtones a été adoptée.

Alors, y a-t-il une identité entre les Ukrainiens et les Russes ? Ayant visité les coins les plus reculés de la Fédération de Russie, de Mourmansk, Vyborg et Kaliningrad aux îles Kouriles, au Kamtchatka et à l’Extrême-Orient russe, j’ai rencontré partout des gens qu’il était presque impossible de distinguer des Ukrainiens. Nous avons tous été élevés avec un dénominateur culturel commun, écoutons la même musique, regardons les mêmes films, parlons la même langue – et les Ukrainiens ne se distinguent ici que par leur fricative “g” [prononcé comme un ‘h’ doux, NdT].

Les Ukrainiens n’ont pas le sentiment d’être des étrangers en Russie, ce qui contribue grandement à la poursuite des processus migratoires. Il n’est pas nécessaire de chercher loin pour trouver un exemple : j’ai moi-même déménagé de Kiev à Moscou. Et les Russes sont assez prompts à s’installer dans les villes ukrainiennes – si, bien sûr, ils sont autorisés à passer par le contrôle renforcé des frontières, où tout “non-frère” suspect peut être refoulé.

Les nationalistes cherchent à briser ce point commun – en interdisant les médias, les livres ou les films russes, en crachant sur Vyssotski ou Tsoï, comme l’a fait l’ancien directeur de l’Institut ukrainien du souvenir national, Viatrovych. Ou encore en essayant d’ostraciser la cuisine nationale des “agresseurs” – malgré le fait que les deux pays cuisinent le même délicieux bortsch ukraino-russe.

Cependant, une telle politique échoue de manière spectaculaire. L’espace culturel entre la Russie et l’Ukraine est encore commun dans une certaine mesure, ce qui se voit même dans la nouvelle génération d’Ukrainiens. En ce moment, de jeunes étudiantes de Lviv sont harcelées parce qu’elles ont célébré leur anniversaire près du monument à la “Centurie Céleste” en écoutant de manière blasphématoire du rap russe, qui est massivement populaire parmi les jeunes Ukrainiens. Et des scandales similaires arrivent régulièrement à des adolescents ukrainiens non patriotes.

Le problème est que tout cela n’a aucun impact sur l’agenda politique de l’Ukraine post-Maidan. La communauté historique et culturelle avec les Russes n’est pas du tout une inoculation contre le chauvinisme ukrainien. L’élite politique ukrainienne, élevée avec le même Tsoï et le même Vyssotski, qui a regardé les mêmes dessins animés, lu les mêmes livres corrects et nécessaires dans son enfance, se transforme en xénophobes féroces, en combattants contre le “lourd héritage” de la culture soviétique – parce que les règles de la classe politique, formées après l’Euromaïdan, l’exigent.

Seminski et Zelenski font un choix en faveur du succès et de l’argent – malgré le fait que la langue russe restera toujours leur langue maternelle. A tel point que nombreux membres de l’intelligentsia ukrainienne nationale parlent encore l’ukrainien avec des erreurs visibles. Et l’ancien président Porochenko, qui a créé avec tant de zèle une église ukrainienne patriotique spéciale dans le pays, a participé à une époque aux processions de l’Eglise orthodoxe du Patriarcat de Moscou, posant pour l’occasion en tenue de diacre.

Tous les discours sur l’unité culturelle, spirituelle ou religieuse avec la Russie s’évanouissent devant la logique de fer de la conjoncture à laquelle doivent se plier les participants au processus politique ukrainien – se prétendre de fervents patriotes et appeler à un djihad civilisationnel contre Moscou.

Mais il existe une autre tendance qui échappe généralement à l’attention des commentateurs et des experts russes. De nombreux représentants de la base sociale – villageois complètement “indigènes”, travailleurs migrants et ouvriers des usines encore en activité, qui n’entrent pas dans les critères des partisans du “monde russe”, sont généralement dépourvus de fanatisme nationaliste, même s’ils communiquent en ukrainien dans leur vie quotidienne. Eux aussi considèrent la situation de manière pragmatique, mais du point de vue de leurs intérêts – en comprenant que la paix dans le Donbass est une condition préalable nécessaire à l’amélioration de la vie des Ukrainiens ordinaires. Ou bien ils sont nostalgiques de l’époque soviétique, lorsque le pays avait une industrie développée, des normes sociales, une éducation et une médecine gratuites.

C’est cette majorité silencieuse, privée de représentation politique après les événements de 2014, qui prône aujourd’hui la normalisation des relations russo-ukrainiennes et n’apprécie guère la politique de dérussification totale. Et le peuple ukrainien est clairement divisé en deux camps sur cette question – et ils se distinguent non par la langue, la culture et la foi, mais selon leur statut social.

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