Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

La critique cinématographique et la déstalinisation : un film et une époque, la chute de Berlin (1949)

S’il me restait encore du temps, je souhaiterais étudier un film, comme je l’ai fait pour Bertolt Brecht et Fritz Lang le nazisme n’a jamais été éradiqué (1), pour ce film en effet j’ai tenté de proposer une méthode d’analyse sociologique des films posant essentiellement la question de la relation de la fiction cinématographique à l’histoire. Une méthode qui n’ignorerait pas le contexte politique et historique de la création mais ne prétendrait en aucune façon le limiter à ce contexte en mettant en évidence le champ artistique et les préoccupations esthético-ethiques qui sont les siennes. Ainsi j’aurais voulu étudier soit un film récent de Konchalovsky, Les nuits blanches du facteur pour la Russie post-soviétique soit pour voir l’URSS et la guerre froide, analyser la Chute de Berlin (en russe : Падение Берлина, prononcé Padeniye Berlina). Il est considéré comme film de propagande soviétique et a été réalisé en 1949 par Mikhaïl Tchiaoureli et sorti en 1950. Il a pour contexte la Seconde Guerre mondiale vue du côté soviétique. Le film réunit en salles 38,4 millions de spectateurs. Après la déstalinisation la projection du film est arrêtée à cause des scènes présentant Staline comme grand théoricien et organisateur de la victoire soviétique. Il nous semble important de bien marquer ce fait c’est Khrouchtchev lui même qui inaugure la déferlante anti-stalinienne et nous exposons en première partie, le contexte dans lequel est produit ce film.Et en deuxième partie comment un critique français l’analyse lors de sa diffusion avant la déstalinisation.

le contexte historico-politique de la production de la Chute de Berlin :

C’est à la fin de la Seconde Guerre mondiale (1939-1945), qu’une nouvelle époque émerge au sein de la société soviétique. Tout d’abord meurtrie par cette guerre qui a coûté la vie de 27 millions de Russes, l’URSS fête sa victoire sur l’Allemagne nazie. Enfin, l’expansion de l’Union soviétique en Europe de l’est marque l’aboutissement de sa puissance depuis la Révolution bolchévique. L’influence de Staline se ressent même en Europe. Par exemple, en France, le parti communisme s’affirme avec plus de 28% des voix aux élections législatives de novembre 1946. Le prestige de la résistance communiste se confond avec celui de l’URSS et les ministres communistes, leur application de la politique du Conseil National de la Résistance constitue la base d’un essor de la société française qui va être appelé les trente glorieuses. Il y a l’œuvre d’Ambroise Croisat en matière de sécurité sociale mais les réalisations touchent tous les domaines : droit de vote des femmes, santé publique, école, planification, etc… Notons et ce qui fait leur force que la plupart de ces réalisations sont inspirées de revendications anciennes du mouvement ouvrier français, du programme de la Résistance dans lequel le PCF joue un rôle déterminant mais aussi de ce que la jeune république soviétique a mis en oeuvre en matière de santé, d’éducation.


Dans La Chute de Berlin de Mikhaïl Tchiaoureli, Staline apparaît comme un héros tout-puissant capable de mener l’armée rouge vers une victoire certaine, et cela depuis son bureau au Kremlin. Staline est un grand amateur de cinéma comme de théâtre mais il accorde sur le plan politique une grande importance au cinéma et ne se prive pas d’avoir des discussions directes avec les cinéastes comme nous le savons avec Eisenstein à propos d’Ivan le terrible.

JV Staline: La discussion avec Sergei Eisenstein sur le film Ivan le Terrible | Histoire et société (histoireetsociete.com)

Il leur dit : Vous autres cinéastes, n’avez aucune idée de la responsabilité qui repose entre vos mains. Considérez avec attention chaque action, chaque parole de vos héros. Souvenez-vous que votre travail sera jugé par des millions de personnes. Il ne faut pas inventer des images et des événements alors que vous êtes assis devant votre bureau. Vous devez les tirer de la vie. Apprenez à l’école de la vie. Que la vie soit votre professeur. » -Joseph Staline (1929)

Cette préoccupation de l’école de la vie, d’un travail formel qui colle au plus près des réalités n’est pas un diktat pur et simple quoi que la propagande en ait fait. Mais il est vrai que Joseph Staline perçoit l’idéologie comme une force capable d’unir un peuple. Il comprend que c’est par les médias de masse, dont le cinéma que le communisme peut entrer dans tous les foyers, y vaincre l’obscurantisme et donner foi en la science, en l’avenir, ce qui est le fond de “la civilisation soviétique” que Staline ne confond pas comme il le dit avec les aléas politiques d’une droite et d’une gauche, ce qui relève des catégories du parti et pas de celles de la civilisation soviétique à laquelle il manque encore des œuvres. En 1946, certes l’URSS est ruinée par la guerre, mais un autre problème est toujours d’actualité et l’URSS s’y attelle non sans succès: seulement 25% de la population est alphabétisée en 1917, déjà en 1939, ce chiffre est passé à 81, 2% et il sera de 99, 7 % en 1979. C’est dire l’effort qui ne se contente pas d’alphabétiser, c’est une constante des régimes socialistes non seulement de vaincre l’analphabétisme mais de construire un système éducatif et de recherche dont l’excellence n’a jamais été remise en cause. Et cela s’accompagne d’un effort de culture, on donne souvent l’exemple de la poésie dans l’ex-URSS, les poètes sont l’équivalent des rockstars ailleurs et donnent des récitals dans les stades, on lit énormément. Tous ces traits se retrouvent à Cuba, en Chine, au Vietnam.

Toutefois, après la guerre, une grande partie de la population est toujours analphabète. L’image n’est pas concurrente de l’écrit et le cinéma offre un « langage universel » accessible à tous. En produisant des films , l’État soviétique peut prouver à la population, mais aussi au monde, la puissance du communisme comme Hollywood le fait pour le capitalisme. Le message est clair et il est largement partagé non seulement par les peuples soviétiques mais par bon nombre de ceux du monde : l’URSS a gagné la guerre grâce au parti et à son gouvernement. Staline lui même n’est plus un individu, comme il le dira à son fils, il est l’incarnation des soviets. Notons que le films La chute de Berlin, qui incarne ce choix connait un immense succès, je l’ai personnellement vu enfant et j’en suis restée marquée. Il sera quasiment interdit de diffusion par Khrouchtchev.

La guerre froide comme guerre idéologique

La Guerre froide est aussi d’abord une guerre idéologique. Depuis la doctrine Truman (1947) avec le choix d’Hiroshima pour freiner l’avancée du communisme en Asie, et le plan Marshall pour déverser les productions américaines en Europe et parmi elles (selon l’accord Blum-Byrns) le cinéma, le Bolchevisme est perçu comme une menace à éradiquer quitte à renouer avec les anciens nazis, les utiliser comme il a été fait avec Barbie et d’autres. Le monde est divisé en deux blocs, deux belligérants se battent pour imposer leur idéologie. De chaque côté, les idées dominantes exposent le « meilleur» mode de vie à suivre. Les américains promeuvent le capitalisme, la démocratie, et l’économie de marché. Les soviétiques, quant à eux, partent du fait que les êtres humains ont besoin de paix justice, d’égalité, de développement tout ce que le capitalisme leur refuse, le marxisme – léninisme leur rend plus clair les raisons d’une telle situation.

Dans La Chute de Berlin, Nous sommes devant l’exposé de ce que le capitalisme avec les Etats-Unis peut apporter réellement aux peuples . L’extrait final montre les Anglais, les Français et les Américains fraîchement libérés des camps de concentration en train d’acclamer Staline, arrivant à l’aéroport de Berlin.

Dans le contexte de la Guerre froide, du maccarthysme ambiant, parler de propagande à propos de l’URSS seulement est ridicule, il suffit de voir quelques oeuvres particulièrement gratinées comme le film de Don Siegel, Invasion of the Body Snatchers (1956) faisant référence au « monstre rouge » qu’est le communisme. Ou encore le film de Fuller Port de la drogue dans sa version anglaise et pour tout dire la quasi totalité de la production hollywoodienne pour voir que la propagande a envahi la fiction cinématographique.

Mais la dénonciation du Stalinisme et de la propagande dans les films soviétiques est initiée par Khrouchtchev lui-même alors que les critiques de cinéma parmi lesquels en France la critique communiste de Moussinac à Sadoul a une grande influence ne se plient pas à cette idéologie anti-communiste. Il faut voir que ce sont des cinéastes communistes comme Daquin, des acteurs comme Gérard Philippe qui ont mené le combat contre les accords Blum-Byrns qui risquait de sacrifier la production française. Ils ont obtenu par la mobilisation de la profession des dispositions consacrant à la création cinématographique un pourcentage sur chaque place de cinéma. Ce qui a assuré non seulement la création cinématographique française mais aussi le cinéma d’Asie (Sadoul fait connaitre Mizoguchi) et d’autres continents comme l’Afrique. Cela se combine avec un travail de diffusion et de recherche d’un public populaire, une politique de décentralisation, en particulier dans les municipalités communistes et dans les comités d’entreprise.

La manière dont le critique du Monde parle de la diffusion du film à sa sortie

Cet extrait incomplet d’une critique du Monde témoigne que malgré sa partialité évidente puisque le critique ne note en aucun cas ce que la France achète aux Etats-Unis et le faible nombre de production française diffusées aux Etats-Unis mais que le fait est souligné et rapporté à un organisation secrète qui a ses antennes à Paris même, il s’agit bien sûr des communistes français très actifs et qui ne laissent rien passer en matière de propagande. Ils sont désignés comme les “supporters du Kominform”. Mais le critique n’oserait certainement pas nier les qualités d’une oeuvre ou comme on l’a vu récemment soutenir des torchons anticommunistes comme l’Ombre de Staline. Etre “antistalinien” visiblement n’apporte aucun crédit aux communistes puisqu’on en arrive désormais au niveau de l’UE à créer une équivalence entre nazisme et communisme, entre Staline et Hitler, ce que personne n’aurait osé à cette époque. Notons que les conséquences ne sont pas seulement celles d’une guerre idéologique au sein de la production cinématographique mais elles concernent la répression des luttes et des organisations de travailleurs, la question de la paix et de la guerre.

” La Chute de Berlin ” (U. R. S. S.)
Le Monde 06 juillet 1951


Le public parisien ne verra peut-être pas, probablement pas, la deuxième partie du beau film soviétique la Chute de Berlin. C’est très regrettable, comme il est regrettable qu’il n’en ait vu le premier épisode que mutilé de certains passages, dont l’essentiel de celui qui relatait la conférence de Yalta. Il convient de rappeler que l’U.R.S.S., de son côté, n’a jugé bon d’importer depuis la guerre que trois films français : la Bataille du rail, le Point du jour et… Clochemerle, alors que nous avons autorisé en France la projection de quelque quatre-vingts productions soviétiques, dont bon nombre il est vrai ne furent pas doublées. Ce n’est donc certainement pas le rôle des supporters du Kominform (voyez comme s’allient les mots) de nous jeter la pierre : nous nous sommes montrés moins intransigeants que leurs doctrinaires. Cela dit nous déplorons que pour des motifs économiques ou politiques nous ne puissions nous rendre où bon nous semble pour voir le film que nous avons choisi de voir. Décidément U.N.E.S.C.O. a toujours fort à faire.

Il est bien entendu que la Chute de Berlin, comme tout ce qui se dit ou s’écrit à l’est du rideau de fer, orchestre les thèmes les plus exaltants de l’orthodoxie stalinienne. Elle déifie d’abord Staline lui-même. Cela prêterait à sourire si l’intrigue ne transcendait pas l’anecdotique, mais ne gêne pas ici puisque nous tournons une page d’histoire, et qu’il est bien légitime de l’illustrer de la figure du maître de toutes les Russies, dont l’existence se joua au cours de cette formidable mêlée.

Le ton épique convient à l’épopée et le dithyrambe au chef sagace comme au héros valeureux. Si l’on veut bien se souvenir que la mission du metteur en scène Michael Tchiaourelli consistait à ramasser en trois heures de projection l’essentiel d’un drame qui se joua durant quatre années entre des millions d’hommes, tant au Kremlin ou au Q.G. de Hitler que sur les champs de bataille, en axant autant d’événements sur l’assaut final de Berlin par Koniev, Joukov et leurs camarades généraux, comment ne pas reconnaître et l’intérêt et la réussite de ce film ?

Peu m’importe que l’on ait idéalisé le personnage de Staline et caricaturé de façon parfois bouffonne la silhouette de l’ex-Fuhrer. J’aimais bien aussi les bouquins de l’oncle Hansi, et je les aimais parce qu’ils manquaient délibérément d’objectivité. Au fond, qu’est-ce exactement l’objectivité à l’époque où nous vivons, et n’est-il pas aussi insolite de s’en réclamer que de pénétrer en complet veston dans un bal costume dont les personnages finiraient de bonne foi par croire à la réalité de leur déguisement ? L’imagerie populaire a ses lettres de noblesse, et tout le monde se moque bien des ” couacs ” d’une musique militaire, pourvu que les clairons sonnent fort et martialement.(2)

Il est clair que les anticommunistes le mettaient plus en veilleuse du temps de Staline que quand les communistes ont prétendu prendre l’initiative d’une autocritique désordonnée et qui n’a pas été acceptée par le peuple soviétique lui-même qui était pourtant être sensé en être la principale victime. C’est un peu la démonstration que fait Andreï Konchalovsky dans “chers camarades”… Et que les occidentaux, la biennale de Venise en tête n’ont pas compris tant ils ignorent la réalité de ce qui se passe dans une Russie qu’ils n’ont pas renoncé à caricaturer sans la connaitre.

Peut-être la seule logique de la manière dont sont traités et méprisés les éternels coupables des “crimes du socialisme” au point d’en oublier ceux du capitalisme, tient-elle à la réflexion de Bismarck, le chancelier de fer. Ce grand politique disait : avec un genleman je suis genleman et demi mais avec un bandit, je suis bandit et demi… Est-ce que le capitalisme et ses supporters sont des gentlemen ou des bandits… chacun en jugera… et saura ce qu’ils respectent…

Danielle Bleitrach

(1) Brecht et Lang, le nazisme n’a jamais été éradique editions Lettmotif , La madeleine . 2017, il s’agit de l’analyse du film qui a réuni Brecht et Lang ainsi que le grand musicien Hanns Eisler : les Bourreaux meurent aussi et qui s’inspire de l’assassinat du bourreau de Prague, le créateur de la solution finale Heydrich par la résistance tchécoslovaque.

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