Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Où est Lénine ?

Janvier 2024 marque le centenaire de la mort de Lénine. Malgré les distances, renouer avec la pensée léniniste est aujourd’hui une tâche plus essentielle que jamais pour quiconque veut lutter pour un monde plus juste. Parce que Lénine est la référence qui s’inscrit en faux contre toutes les tentatives de dépolitiser le marxisme, toutes les tentations de couper l’action des communistes de la théorie et de sa confrontation avec les tâches du moment. Que ce texte nous vienne d’Argentine n’est pas non plus indifférent, là où parait triompher un pitre avec sa tronçonneuse comme l’expression de l’anarchie pragmatique du caprice capitaliste quoiqu’il en coûte aux plus pauvres, aux victimes considérées comme éternelles. (note et traduction de Danielle Bleitrach dans histoire et societe)

FLORENCIA OROZ

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Plus précisément, le 21 janvier 2024 marque le 100e anniversaire de la mort de Vladimir Ilitch Oulianov, « Lénine » pour ses amis. S’il y a des gens qui ont changé le cours de l’histoire, c’est bien Lénine qui était l’un d’entre eux. Il serait difficile de sous-estimer l’importance de ses réflexions et de son travail politique, non seulement pour l’avenir de cet événement éblouissant et décisif qu’a été la Révolution russe, mais pour la pensée de gauche dans le monde entier. Son influence est encore présente aujourd’hui, un siècle après sa disparition physique, et les controverses qui l’entourent sont toujours aussi vives que si elles avaient eu lieu, sinon hier, du moins il y a quelques années (certainement pas une centaine).

Qu’est-ce qui rend Lénine si résistant, si constamment à jour, si immunisé contre l’attraction tenace de la poubelle de l’histoire ? Contre les tentatives toujours récurrentes de dépolitiser le marxisme, d’en faire une théorie sympathique sans ancrage concret, Lénine se dresse comme un bouclier résistant et puissant. Le léninisme apporte au marxisme l’analyse de l’État et de la révolution, des moyens concrets par lesquels la destruction du capitalisme et son remplacement par un système social plus juste peuvent se dérouler, des moyens par lesquels les masses exploitées peuvent s’organiser… Et c’est précisément pour cela qu’il est essentiel.

La pensée léniniste, comme l’a souligné Jodi Dean, a une dimension de principes et une dimension de tactique. Le principe est la nécessité d’un contrôle de la classe ouvrière sur la société, la production et la reproduction. La tactique n’est rien d’autre que le meilleur moyen d’atteindre ce principe dans chaque contexte historique et social particulier. Nous devons donc être sceptiques à l’égard de quiconque met en garde contre l’actualité de Lénine. En particulier, nous devons exercer notre capacité à faire la différence entre les positions qui prônent sincèrement une mise à jour de la théorie socialiste et celles qui, sous prétexte de poursuivre un nécessaire « réajustement » de réflexions séculaires, ne cherchent en réalité qu’à avancer contre l’organisation des masses exploitées et contre l’analyse concrète des situations concrètes.

Parce que s’il y a une chose que nous ne pouvons pas reprocher à Lénine, c’est le dogmatisme (une qualité qui le distingue de beaucoup d’organisations qui prétendent suivre son héritage). En fait, c’est tout le contraire. Le cours de ses réflexions est le signe de sa capacité à revenir sur ses pas, à réfléchir et repartir à nouveau. Il symbolise le juste équilibre entre la conviction de ses propres idées et le détachement des hypothèses précédentes lorsqu’elles s’avèrent inutiles dans une nouvelle situation. Si Lénine n’avait pas été ému par la conjoncture qui l’entourait, s’il était resté obstinément inchangé dans ses propres formulations, et s’il ne s’était pas permis de tourner ses Thèses d’avril, cristallisées plus tard dans L’État et la Révolution, la prise du pouvoir en Russie en octobre n’aurait certainement pas eu lieu.

Et c’est un héritage inestimable. Les révolutionnaires russes, avec Lénine à leur tête, ont démontré aux classes exploitées du monde entier que la révolution socialiste – au-delà de ses erreurs, de sa dégénérescence et de son échec ultérieur – était possible. Que cela soit bien compris : le fait que cela ait été possible, que cela se soit réellement produit, a ouvert la possibilité à des générations successives de socialistes de discuter de ce qu’il fallait corriger, de ce qu’il fallait éviter, de ce qu’il fallait récupérer de quelque chose qui s’est réellement passé, et d’arrêter de spéculer sur la possibilité ou non que cela se produise un jour. En ce sens, la révolution russe a été une boîte de Pandore pour le capitalisme contemporain : elle a déchaîné tous les maux qui, aujourd’hui encore, empêchent le pouvoir bourgeois de dormir la nuit.

Illustration : Brenda Greco (instagram.com/brendagreco__)

Un siècle après ces événements, cependant, on se demande où est Lénine aujourd’hui. Une réponse léniniste à cette question exclura sans doute toute tentative de trouver dans son œuvre des « recettes pour les cuisines de l’avenir ». Tenter de retracer dans la pensée léniniste une analyse systématique de la manière dont les masses laborieuses de Russie ont donné naissance à cette énorme expérience qu’a été l’expérience soviétique, pour essayer de la recréer dans le présent, est un exercice vain. Non seulement ce serait une façon de procéder que Lénine lui-même découragerait, qui serait enclin à partir d’une analyse concrète de la situation concrète (« l’âme vivante du marxisme »), mais même lui ne serait pas en mesure de nous donner une réponse définitive à la question. Bien qu’une grande partie du marxisme du XXe siècle se soit approprié la pensée léniniste comme une sorte de pansement venu combler le vide laissé par Marx et Engels concernant l’éternel problème de la transformation de la classe ouvrière en un sujet politique doté d’unité et de conscience, la vérité est que Lénine offre non pas une, mais un ensemble de réponses à la question de la relation entre les masses et l’avant-garde.

Au cours des dernières décennies, la position de la gauche révolutionnaire a oscillé entre les thèses qui postulent la nécessité d’une certaine rupture ou d’un dépassement du léninisme et celles qui exigent un « retour à Lénine » urgent. Mais revenir à Lénine, si nous le lisons attentivement, n’implique rien qui ressemble à une application non critique de postulats conçus pour une conjoncture qui n’existe plus. L’important n’est donc pas d’élucider quelle est la bonne réponse – comme s’il existait une solution universelle – mais de démêler les engrenages qui reliaient chacune de ces options à la conjoncture politique particulière et à la corrélation spécifique des forces de chaque moment historique. C’est là que réside l’héritage le plus fécond de la pensée léniniste.

Revenir à Lénine, en somme, ne doit pas tant impliquer pour la gauche de notre temps un exercice de récupération ou de retour, mais d’élaboration autonome, de création héroïque.

FLORENCIA OROZ : Coordinatrice éditoriale de Jacobin Magazine. Professeure d’histoire à l’Université de Buenos Aires, elle poursuit actuellement une maîtrise en histoire de l’Argentine et de l’Amérique latine dans la même université.

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