Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

L’Europe a été invitée à payer l’Afrique pour le travail des esclaves, par Dmitri Rodionov

Le président portugais Marcelo Rebelo de Souza, a appelé le “monde civilisé” à payer pour le colonialisme. Mais il a été “incompris” même dans son pays d’origine, puisque le gouvernement n’a visiblement pas choisi d’aller dans cette voie. S’agit-il de déclarations tonitruantes qui ne débouchent sur rien comme les politiciens le pratiquent volontiers ou s’agit-il d’une voie qui va vers d’autres politiques ? L’interview d’un spécialiste russe trace quelques pistes et compare le “colonialisme de pays comme l’Espagne, le Portugal (on pourrait parler de la France, de la grande Bretagne etc… pour tout dire d’une grande partie de l’Europe) avec la manière dont la Russie s’est étendue en Asie centrale et ailleurs. (note de Danielle Bleitrach traduction de Marianne Dunlop)

https://svpressa.ru/politic/article/413592/

Illustration : le Parlement portugais (Photo : Zuma/TASS)

Le gouvernement portugais a refusé de payer des réparations à ses anciennes colonies africaines pour les atrocités commises par les Portugais entre le XVe et le XIXe siècle, rapporte Reuters.

Comme le souligne l’agence, au cours de cette période, environ 6 millions d’Africains ont été kidnappés et transportés de force par les Portugais pour être ensuite vendus comme esclaves. Le président du pays, Marcelo Rebelo de Souza, a déjà fait part de la nécessité d’accorder des réparations. Il a déclaré que le Portugal, l’une des plus grandes puissances coloniales du monde, était responsable des crimes commis pendant l’ère coloniale. Il a également appelé à “payer les coûts”.

Cependant, le gouvernement portugais semble avoir un point de vue différent. Sa déclaration indique que les autorités n’ont aucune nécessité d’ “approfondir les relations mutuelles, le respect de la vérité historique et une coopération de plus en plus intense et étroite fondée sur la réconciliation entre des peuples fraternels”.

En outre, le gouvernement a déclaré qu’il n’existait actuellement aucun “programme d’action concrète” pour le paiement des réparations et a rappelé que “cette ligne avait été suivie par les gouvernements précédents”.

Les colonies du Portugal comprenaient l’Angola, le Mozambique, le Brésil, le Cap-Vert, Sao Tomé-et-Principe, le Timor oriental et certains territoires d’Asie, dont Macao. À leur apogée, les colonies disposaient d’un territoire de 10,4 millions de kilomètres carrés, ce qui les plaçait en bonne position derrière l’Angleterre et l’Espagne.

L’ère coloniale a duré environ cinq siècles et la décolonisation des pays africains sous le contrôle de Lisbonne n’a commencé qu’en 1974, après la révolution qui a renversé la dictature d’António Salazar.

Pour une raison quelconque, cette question n’a pas été soulevée dans le pays ces dernières années. Ni dans le monde. L’année dernière, le secrétaire général des Nations unies, António Guterres, a appelé les anciennes puissances coloniales à envisager des réparations financières en guise de compensation pour la traite des esclaves, soulignant que 25 à 30 millions de personnes avaient été déplacées de force d’Afrique en plus de 400 ans.

Cependant, aucun pays n’a jusqu’à présent soutenu cette initiative. Comment comprendre les propos du président portugais ? Un coup médiatique ? Ou s’agit-il de la première hirondelle, qui pourrait être suivie d’autres ?

– Cette initiative est tout à fait typique des politiciens occidentaux de gauche”, déclare Vsevolod Shimov, conseiller du président de l’Association russe d’études baltes.

De tels actes de “repentance” sont aujourd’hui monnaie courante en Occident, allant jusqu’à la démolition de monuments à la gloire de Christophe Colomb ou des généraux confédérés.

SP : Le Portugal se démarque-t-il des puissances coloniales ? Y a-t-il eu des tentatives, au fil des ans, pour défaire ce qu’ils ont fait ? Ou s’agit-il du premier cas de ce genre ? Pourquoi n’ont-ils pas soulevé la question immédiatement après la révolution de 1974 ?

– Le Portugal et l’Espagne ont été des pionniers du colonialisme. Mais ce n’est pas pour autant qu’ils se sont distingués des autres.

Payer des réparations pour l’exportation d’esclaves est une initiative plutôt étrange, parce que c’était il y a trop longtemps, qu’on ne sait pas comment compter, et qu’il est loin d’être évident que les citoyens portugais d’aujourd’hui doivent payer pour les péchés de leurs ancêtres.

SP : Le sujet est périlleux, n’est-ce pas ? Comment pourrait-on estimer les réparations ?

– Un sujet qui donne lieu à d’énormes spéculations. Comment évaluer les préjudices ? Encore une fois, il ne faut pas oublier que les tribus africaines elles-mêmes étaient impliquées dans la traite des esclaves, échangeant volontiers leurs voisins du continent avec les Européens.

SP : Et que penserait la population des anciennes puissances coloniales ? Pas seulement au Portugal ? Est-on vraiment prêt à se repentir et à payer ?

– Je ne pense pas que la population soit réceptive à l’idée. Personne ne veut payer, surtout pour des faits qui se sont produits il y a si longtemps. Si des réparations sont sérieusement discutées, cela renforcera plutôt les positions des populistes de droite dans toute l’Europe.

SP : Si le Portugal s’engageait dans cette voie, quelle serait la réaction des autres pays ? Suivraient-ils également le mouvement ou refuseraient-ils catégoriquement ?

– Là encore, on ne sait pas combien il faudrait payer, à qui et pour quoi exactement. Où se situe la frontière entre la traite européenne des esclaves et la traite des esclaves en Afrique même ?

Tout cela ressemble donc davantage à une sorte de campagne de relations publiques et à une tentative de détourner l’attention du public vers prétexte tiré par les cheveux.

SP : Aujourd’hui, dans le contexte des tendances croissantes du néocolonialisme, ce sujet peut-il devenir plus pertinent et avoir une chance d’aboutir ? Guterres a récemment présenté une telle initiative. La Russie devrait-elle la soutenir et comment ?

– Oui, dans le contexte de l’exploitation néocoloniale de cette même Afrique, l’organisation d’une sorte d’aumône sous couvert de “repentance” est très occidentale.

La Russie ne devrait en aucun cas jouer à ces jeux, car elle sera accusée de colonialisme et d’oppression et sera forcée de payer et de se repentir pour son “passé impérial”.

SP : Et dans quelle mesure le passé impérial de la Russie peut-il être comparé au passé impérial des pays européens ? Nous avons aussi parfois des mouvements marginaux parmi les représentants des peuples annexés, qui disent qu’ils ont été colonisés, etc. Comment repousser de telles attaques, d’autant plus que l’Occident les soutient clairement ?

– Parler de “colonialisme” russe à propos de l’Ukraine ou du Belarus est bien sûr absurde. Mais dans le cas de l’Asie centrale, il y a certainement eu des éléments de colonialisme, mais rien de comparable à la traite des esclaves et au pillage perpétrés par l’Europe, bien sûr.

En général, le colonialisme est un phénomène ambigu qui, outre l’oppression, a apporté aux colonies les réalisations techniques et sociales de la civilisation occidentale. Réduire tout à la traite des esclaves et à l’oppression est une approche très primitive.

Dans l’histoire de l’humanité, il y a toujours eu des conquêtes, des annexions, des empires, mais ces mêmes empires ont construit de grandes cultures et fait des percées technologiques.

C’est pourquoi je m’oppose aux tentatives de réécriture ou d’annulation du passé par le biais d’une sorte de repentance et de réparations. Il faut comprendre le passé pour ce qu’il est, dans son intégralité, et aller de l’avant, plutôt que de s’acharner sur de vieux squelettes dans l’armoire.

– La repentance envers les anciennes colonies n’est pas un début”, déclare Igor Shatrov, chef du conseil d’experts du Fonds de développement stratégique et politologue.

Nous pouvons voir où cela nous a menés. Le fait est que ces paroles ne seront suivies d’aucune action. Il n’y a pas d’argent en trop en Europe.

Et un autre fait important. Le président et le gouvernement du Portugal représentent aujourd’hui des forces politiques différentes.

Le nouveau parlement, formé par la droite, a commencé ses travaux au printemps. Il est tout à fait possible que le président ait délibérément fait une déclaration aussi ambiguë afin de provoquer une crise politique qui lui permettrait de dissoudre à nouveau le parlement.

En 2026, le pays organisera des élections présidentielles auxquelles le chef de l’État sortant, déjà élu deux fois, ne pourra pas participer. Mais il peut créer les conditions de la victoire du candidat de son parti social-démocrate aux élections présidentielles et législatives. Certes, il est tout de même surprenant qu’il ait choisi un sujet aussi provocateur que les réparations aux anciennes colonies pour envenimer la situation.

SP : Le gouvernement est contre, mais pensez-vous que quelqu’un dans le pays soutiendrait cette idée ?

– Je ne pense pas que les Portugais se soucient du sort des citoyens de l’Angola, du Cap-Vert ou d’autres anciennes colonies portugaises. Il y a une crise systémique en Europe, et il faut dépenser de l’argent pour la défense. Ce n’est pas le moment de se livrer à la bienfaisance.

SP : Est-il même possible de calculer les préjudices ?

– Je suis sûr que personne n’y a sérieusement réfléchi et qu’aucun calcul n’a été fait.

SP : C’est un sujet dangereux, n’est-ce pas ? Ils paieront quelque chose une fois, puis on exigera d’eux de plus en plus ?

– Oui, bien sûr. C’est l’une des raisons pour lesquelles les réparations pour le colonialisme n’existent pas en tant que phénomène.

SP : Et dans le monde, cela pourrait créer un effet domino ? Le Portugal va payer, et les autres ?

– On y pense aussi. Mais il ne faut pas avoir peur. Cela n’arrivera jamais.

SP : Dans quelle mesure ces initiatives anticoloniales sont-elles pertinentes aujourd’hui ? N’y a-t-il pas un ressassement inconsidéré du passé ?

– Les slogans populistes ne sont pas ce que les anciennes colonies attendent aujourd’hui. Les aider à créer des économies efficaces et investir dans leur développement est le devoir des anciennes métropoles, pas celui de réparations mythiques. Mais les ex-métropoles continuent de piller, de mener des politiques invasives et d’exploiter les ressources naturelles et la main-d’œuvre. C’est à ce type de néocolonialisme que la Russie s’oppose.

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