Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Le maximum que puissent espérer les sauvages, c’est mourir pour les intérêts du seigneur blanc.

Les Russes avec leur propension à la satire n’en finissent pas de découvrir le grotesque de l’attitude impérialiste de l’occident et cela donne des pages réjouissantes parce que de surcroit ils sont cultivés et, à l’inverse des colonialistes qu’ils voient en nous non sans raisons, prennent la peine de se moquer en n’ignorant rien de nos auteurs, de notre littérature et de nos mœurs. Ce qui donne une saveur particulière à la description. Bref, ce texte est un petit bijou qui nous donne l’amer plaisir de rire de ce dont nous devrions pleurer, l’incurie, l’incapacité à connaitre, à travailler réellement pour comprendre ce monde qui nous entoure, condamnés à la brutalité imbécile par incapacité à connaitre. (note de Danielle Bleitrach, traduction de Marianne Dunlop)

https://vz.ru/opinions/2023/1/26/1196375.html

Dmitri Orekhov
écrivain
26 janvier 2023

Le déchaînement de la russophobie en Occident illustre parfaitement l’idée que la perception d’un autre pays ne relève pas tant d’impressions réelles que de schémas et de mythes. L’un des principaux mythes définissant la perception des pays non occidentaux en Occident est le mythe du bon sauvage.

À la grande époque de l’expansion coloniale, les philosophes européens ont unanimement loué le sauvage pour ses règles morales, sa vie de famille accommodante, son indifférence à l’égard de la propriété et son existence sereine au sein de la nature. Comme l’a prouvé Mircea Eliade, l’invention du noble sauvage était l’expression de la nostalgie européenne pour un paradis terrestre et ses habitants.

L’Occident a transféré ses complexes et ses fantasmes sur le “sauvage”. En outre, à l’aide de l’idée de “l’homme naturel”, la bourgeoisie se débarrassait des institutions “artificielles” (à ses yeux) de la civilisation : la monarchie, la société de classes et l’Église.

Voltaire, Montesquieu, Diderot et Rousseau ont été les principaux défenseurs du sauvage. En désaccord avec l’Église chrétienne, ils ont soutenu que l’homme est par nature une créature de bonté, de droiture et de noblesse, mais que la rencontre avec la civilisation le corrompt. Lorsqu’il est confronté à la civilisation, la nature du sauvage est pervertie et il perd ses avantages moraux. Ainsi, à l’opposé du noble sauvage on trouve non pas un homme civilisé (comme Rousseau et ses amis, les vrais serviteurs du progrès), mais un barbare grossier et rancunier. Il a emprunté quelque chose aux nations européennes, mais sa culture est superficielle et fragile, sa nature profonde déformée.

La division des gens en trois types (Européens civilisés, barbares malfaisants et sauvages à l’esprit simple) est canonique en Occident depuis l’époque de Rousseau. C’est à travers ce prisme que l’Occident regarde ses voisins non occidentaux, la Russie et la Turquie par exemple. Les Russes et les Turcs se sont frayés un chemin en Europe, et y ont même établi leurs capitales, mais ces peuples sont privés de toute base d’autonomie ; leur essence reste servile ; ils sont paresseux, cruels, et se prosternent devant des tyrans qui se vautrent dans le luxe. Dans l’esprit des Européens, la Russie et la Turquie sont devenues une sorte de ceinture barbare, séparant les pays civilisés d’un monde de sauvages au naturel bon. Bien sûr, ces absurdités racistes de l’époque des Lumières ne méritent même pas d’être commentées.

Si nous devons diviser les gens en sauvages et non-sauvages, Chesterton a fait la meilleure distinction : “Un vrai sauvage, par définition, ne se compare pas aux autres tribus, même dans la façon dont il tourmente les étrangers et les captifs ; un vrai sauvage rit quand il vous tourmente, et hurle quand vous le tourmentez”. Les sauvages sont ceux qui se tiennent à ce double standard, et cela est vrai certainement pour n’importe quel peuple. Voici le critère véritablement juste, mais nous ne parlons pas de justice maintenant, nous parlons de l’Occident.

Du point de vue de l’Occident, sa propre culture est la référence, et tous les autres sont divisés selon des critères très simples : soit ils acceptent l’Occident (sauvages simples d’esprit), soit ils ne l’acceptent pas (barbares malfaisants).

Il est intéressant de noter qu’historiquement, en Occident, les sauvages étaient représentés par des Noirs et les barbares par des Jaunes (Peaux-Rouges). Ce discours s’est répandu dans la littérature. Mark Twain, dans les aventures de Tom Sawyer et de Huckleberry Finn, dépeint le Noir Jim comme le noble sauvage et Joe comme le méchant barbare, l’Indien “maudit métis”. Nous voyons la même chose dans Le Monde perdu de Conan Doyle, qui met en scène le noble nègre Sambo et le métis Gomez, le barbare métis impulsif, cruel et vengeur.

Bien sûr, les rôles de sauvage et de barbare étaient parfois partagés au sein d’un même peuple. Dans Un capitaine à quinze ans, Jules Verne oppose l’honnête noir Hercule, qui aide “Dick Sand, un Anglo-Saxon dur à cuire”, au roi ivrogne africain Mooney-Lunga, tatoué et couvert de verroteries, qui porte les lunettes de son cousin Benedict. Dans Le dernier des Mohicans de Fenimore Cooper, le noble sauvage indien Chingachgook, qui aide le colonel britannique, affronte le féroce Huron Renard rusé.

Et nous en arrivons à la question la plus importante : en quoi réside la “noblesse” du sauvage ? Quelle est sa caractéristique distinctive ? De nombreux exemples littéraires montrent que ce n’est pas seulement que le sauvage vit dans la nature (bien que cela ajoute certainement de la couleur à son portrait), mais qu’il sert loyalement son maître blanc. Tels sont Jim, Sambo et Hercule, tel est Chingachgook, tel est le Pygmée Tonga du Signe des Quatre de Conan Doyle et bien d’autres.

C’est dans cette optique que l’Occident voit encore le contenu de tous les conflits non occidentaux. Les “nobles sauvages” Navalny, Skripal, Tihanovskaya, Guaido et Gülen se sont rangés du côté des Blancs et s’opposent vaillamment à des tyrans féroces. Dans la même lignée de nobles sauvages se trouve le chef des jolis petits indigènes d’Europe de l’Est, Vladimir Zelensky. Ses sujets vivent dans le giron de la généreuse nature ukrainienne, quelque part près de la mer de Biélorussie, ils se promènent en pantalon bouffant et en chemise brodée, mangent du borchtch avec des cuillères en bois dans une marmite et vont à la chasse à l’ours avec une fronde le lendemain de la pleine lune de printemps ; leurs femmes blondes aux longues jambes sont souples et voluptueuses. (La nature docile des femmes autochtones, soit dit en passant, est le trait le plus important par lequel l’Occident a toujours distingué les sauvages au bon naturel des méchants barbares).

Ce modèle n’a certainement pas été créé d’hier. Regardez la superproduction américaine de 1962, Taras Boulba, avec Yul Brynner. Les Ukrainiens sauvages à moitié nus qu’il montre ne sont pas très différents des comanches traditionnels d’Hollywood.

Tout cela nous donne l’image largement caricaturale de l’Ukraine comme d’une belle sauvage, torturée par un barbare russe à l’aide d’un fouet et maintenue par une chaîne, pour l’empêcher d’entrer dans la civilisation.

Il est clair que, dans ce cas, le “monde entier” (c’est-à-dire les pays atlantistes, ainsi que leurs petits mais loyaux serviteurs géopolitiques) doit prendre le parti du sauvage.

C’est le début de cette histoire, mais connaissant le mythe sous-jacent, il est facile de deviner la fin. L’alliance entre l’Européen civilisé et le sauvage est très ténue. Lorsque le sauvage apporte des ennuis à son maître, il est fouetté avec le bout libre d’une corde. C’est exactement ce que Jonathan Small a fait à son petit ami, et lorsque Tonga a coulé au fond de la Tamise, personne n’a versé une larme à son sujet. Le Maure avait fait son travail, le Maure pouvait disparaître. Lorsque la sauvage à la peau cuivrée a fait tout ce qu’on lui demandait, l’Européen s’en va rejoindre sa blonde amie. De nombreux ouvrages ont été écrits à ce sujet en Occident, des romans de Pierre Loti à l’opéra Madame Butterfly de Puccini. Mais les femmes autochtones ne sont pas les seules victimes – hélas, de nombreuses nations suivent cette voie.

La vérité la plus désagréable pour les sauvages est qu’ils peuvent assez facilement se transformer en barbares malfaisants (et ainsi se hisser à la deuxième place du classement), mais ils ne rejoindront jamais les rangs des “vrais civilisés”. Les frontières du monde civilisé sont délimitées une fois pour toutes. Le mieux que les plus loyalistes puissent faire est de mourir pour les intérêts de leur maître blanc. Les Européens ne se sacrifient pas pour les enfants de la nature.

La propagande occidentale dépeint désormais les Ukrainiens comme un peuple libre et fier, à la posture majestueuse, qui aime la démocratie de toute son âme. Mais ce ne sera pas toujours le cas. Il convient de rappeler ici la réaction de Charles Dickens à l’évocation des nobles sauvages.

“J’appelle sauvage celui qu’il serait souhaitable de civiliser à tel point qu’il disparaisse complètement de la surface de la terre”, écrit le classique anglais. – “Ce sauvage est cruel, fourbe, voleur, assoiffé de sang ; il dépend de la graisse animale, des entrailles animales et des coutumes animales ; c’est un animal sauvage qui a un don douteux pour la vantardise ; c’est un fourbe vaniteux, ennuyeux, monotone… Ce qui est nouveau, ce n’est pas la nature malheureuse du noble sauvage ; ce qui est nouveau, ce sont les pleurs sur lui, les regrets feints à son égard, et la comparaison des vices de la civilisation avec les avantages de sa vie de cochon (swinish life). Si nous devons apprendre quelque chose ici, c’est comment se préserver de ce sauvage. Ses vertus sont un conte de fées ; son bonheur une illusion ; sa noblesse un non-sens. Le monde sera meilleur quand il n’y aura plus un souvenir de lui dans les endroits où il vit.”

On peut s’étonner de la dureté de ce jugement, mais Dickens ne fait que nous montrer l’autre côté de la même médaille. Il n’y a qu’un pas de l’amour à la haine. Et plus on fait miroiter le mythe du noble Ukrainien, plus proche est non la victoire finale de ce mensonge, mais son effondrement complet. Personne n’a annulé la vengeance de la fenêtre d’Overton.

Une fois glorifiés en Occident, les habitants du Sud-Vietnam ont ensuite été jugés “trop corrompus” (un synonyme politiquement correct de “dépravation barbare”) et “dépourvus de la véritable volonté de se battre pour la liberté” (un synonyme politiquement correct de “nature servile”). Puis la même transformation s’est produite chez les partisans du président afghan Ashraf Ghani. Un tel revirement dans la conscience de l’Occident attend les Ukrainiens d’aujourd’hui.

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1 Commentaire

  • REMIGNARD Jean
    REMIGNARD Jean

    ce texte me rappelle les mythologies de Roland Barthes
    excellent

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