Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

L’Europe ne peut pas se permettre de perdre la Chine, par Piotr Akopov

Un excellent article de ce journaliste russe très officiel et proche de Poutine, toujours très pertinent qui aujourd’hui nous présente une analyse sur la manière dont la Chine se retrouve dans un rapport des forces favorable face à l’Europe. Ce qui lui permet de tenir un langage direct y compris à Macron sur la réalité de sa volonté de souveraineté européenne qui dans les faits aboutit à toujours plus de vassalisation aux Etats-Unis. Ce discours s’adresse à Macron et à l’UE mais aussi à la France, celle qui eut la volonté d’inaugurer des relations avec la Chine et effectivement prendre en compte ce que dit la Chine devrait ou aurait dû être un des principaux sujets de réflexions des candidats des listes pour les élections européennes et des dirigeants politiques si cette campagne avait eu la moindre tenue. (note de Danielle Bleitrach, traduction de Marianne Dunlop)

https://ria.ru/20240505/evropa-1943847288.html

Le dirigeant chinois se rend en Europe : la première visite de Xi Jinping sur le Vieux Continent depuis cinq ans commence aujourd’hui. Une si longue pause n’est qu’en partie imputable à la pandémie et au fait que le président chinois se rend moins souvent à l’étranger depuis la pandémie, mais surtout, la situation géopolitique dans le monde est en train de changer radicalement.
Non, l’Europe reste très importante pour la Chine, à la fois comme partenaire commercial et comme source de technologie. Et l’Europe elle-même a besoin de l’Empire du Milieu – les dirigeants européens, tant au niveau de l’UE que des pays individuels, se rendent toujours aussi souvent en Chine. Mais chaque année, le motif répété par les dirigeants chinois devient de plus en plus fort : les relations entre les deux parties ne doivent pas dépendre de la pression des forces extérieures, l’Europe doit devenir un centre de pouvoir indépendant et mieux protéger ses intérêts. En d’autres termes, Pékin dit directement aux Européens que pour renforcer et préserver les relations, elles doivent être défendues par les deux parties. Vous parlez vous-même d’autonomie stratégique, d’accroître le rôle de l’Europe sur la scène mondiale – c’est exactement le type d’Europe dont la Chine a besoin.

Ce dont nous parlons est clair : la Chine veut une plus grande indépendance de l’UE par rapport à l’Amérique. Mais l’UE la veut-elle elle-même ? En clair, oui, mais pour des raisons différentes : les atlantistes craignent que les États-Unis s’enlisent dans des problèmes internes et abandonnent l’UE, tandis que leurs opposants sont au contraire favorables à une véritable indépendance vis-à-vis des Anglo-Saxons. Mais en fait, depuis quelques années, l’Europe est devenue encore plus dépendante des États – le conflit en Ukraine a permis aux atlantistes des deux côtés de l’océan d’obtenir qu’elle rompe presque totalement ses relations avec la Russie. L’UE a été mise en place pour une confrontation avec Moscou jusqu’à la victoire finale, qui est déclarée être l’inclusion “inévitable” de l’Ukraine dans l’Union et l’OTAN. Pour atteindre cet objectif, il est nécessaire de renforcer l’unité et la solidarité atlantiques, c’est-à-dire d’élaborer une politique unifiée des États-Unis et de l’UE.

Mais c’est tout à fait contraire aux intérêts de la Chine. Pékin perçoit le conflit en Ukraine comme une confrontation entre les atlantistes et la Russie, et elle serait bien sûr absolument désavantagée par la défaite de notre pays, avec lequel elle partage des plans communs pour construire un ordre mondial post-occidental. Mais Pékin ne veut pas mettre sur le même plan les atlantistes et l’Europe, comptant sur le fait que les Européens continueront à suivre la voie d’un développement indépendant. La Russie a également fait un tel pari pendant de nombreuses années, et bien qu’il n’ait pas fonctionné, nous ne devrions pas reprocher à la Chine d’être naïve.

Après tout, les relations de la Chine avec l’UE sont très différentes des relations russo-européennes – les Anglo-Saxons ont pu jouer avec succès sur les vieux complexes des Européens par rapport à la Russie (de la russophobie banale au désir réel de déplacer la frontière européenne avec le monde russe grâce à l’Ukraine vers l’est). Dans le cas de la Chine, rien de tel ne fonctionnera – bien que l’Europe ait essayé de jouer sur la sinophobie pendant des années, le résultat n’est pas impressionnant. Le croquemitaine de la “menace chinoise” ne fonctionne pas sur le citoyen moyen, et encore moins sur les élites – les vieux argentiers européens comprennent parfaitement les avantages et l’importance des liens avec la Chine. L’Europe ne peut tout simplement pas se permettre de faire dépendre son commerce avec l’Empire du Milieu des plans géopolitiques des Anglo-Saxons, surtout après la perte des liens avec la Russie. Si les États-Unis ont la possibilité de réglementer les relations entre l’Europe et la Chine, l’UE n’y survivra tout simplement pas – et personne à Bruxelles, Berlin, Paris ou Rome n’est prêt à sacrifier l’Union aux intérêts d’autrui.

Dans le même temps, la pression américaine sur les Européens concernant la question de la Chine ne fera qu’augmenter – en outre, Washington tente d’effrayer les Chinois avec la perte de l’Europe. Ce n’est pas un hasard si, lors de sa récente visite à Pékin, le secrétaire d’État Blinken a déclaré que les pays européens étaient très préoccupés par le soutien de la Chine à la Russie – après tout, la fourniture de composants pour la production d’armes aide Moscou à combattre en Ukraine, ce qui menace la sécurité de l’Europe ! L’allusion est claire : les Chinois devront toujours choisir entre le soutien à la Russie et les liens avec l’Europe.

Il est clair qu’il s’agit d’un bluff, et ce simultanément pour les deux parties, chinoise et européenne. Et ce sont les Européens qui devraient être les plus inquiets, car les Américains pourraient théoriquement compliquer leurs échanges avec la Chine. Mais il y a de gros doutes qu’ils osent le faire : déclarer une guerre commerciale de facto à l’UE obligerait les Européens à se défendre, ce qui aurait un effet néfaste sur l’unité de l’Atlantique, y compris le soutien à l’Ukraine.
Tout le monde comprend donc que les Américains bluffent, mais prend tout de même leurs menaces au sérieux. Et en réponse, la Chine s’engage sur le front européen – le voyage de Xi est justement là pour montrer que les atlantistes ne se portent pas très bien sur le Vieux Continent.

C’est pourquoi la France, la Serbie et la Hongrie ont été choisies pour cette visite. Xi ne se rendra pas à Berlin, bien que le chancelier Scholz ait déjà visité la Chine à deux reprises. Le président chinois ira voir Macron, qui ne cesse de parler de l’autonomie stratégique de l’Europe et de la nécessité de déterminer son propre destin. Certes, ce ne sont que des mots, mais les autres grandes puissances européennes n’ont même pas ça. La Chine soutiendra les rêves français, d’autant plus que les sentiments anti-atlantiques sont assez forts au sein de l’élite française. La raison de ce voyage – la visite d’État de Xi coïncide avec le 60e anniversaire de l’établissement des relations diplomatiques – renvoie à l’époque où la France a vraiment essayé de jouer un rôle indépendant, à l’époque de de Gaulle.

Le voyage en Serbie débutera le jour du 25e anniversaire de l’attaque américaine contre l’ambassade de Chine à Belgrade – il était difficile de choisir un jour plus symbolique. La Serbie n’est pas membre de l’UE (même si elle est liée à elle par de nombreux accords), mais elle est importante pour la Chine en tant que partenaire ancien et intéressant pour la pénétration dans l’Ancien Monde.
Il en va de même pour la Hongrie qui, bien qu’elle fasse partie de l’UE, y occupe une position aussi indépendante que possible. Cette indépendance est à la fois géopolitique – en ce qui concerne le conflit en Ukraine et les relations avec la Russie – et idéologique. Oui, économiquement, la Hongrie est totalement liée à l’UE, voire à l’Allemagne – mais Xi et Orban vont donner le coup d’envoi à la construction d’une nouvelle usine automobile, qui sera une entreprise commune sino-allemande. Il s’agit là d’un parfait exemple de coopération sino-européenne, mais sur le territoire de l’Europe de l’Est, à laquelle Pékin accorde traditionnellement beaucoup d’attention.

Le fait que deux des trois pays visités par Xi Jinping en Europe aient des relations spéciales avec la Russie (c’est-à-dire qu’ils les maintiennent en principe) est involontaire, mais loin d’être accidentel. Les atlantistes veulent transformer le conflit avec la Russie en une confrontation entre l’Occident uni, d’une part, et la Russie et la Chine, d’autre part, et une confrontation qui suivra les règles anglo-saxonnes. Mais Pékin n’a pas l’intention de céder le champ de bataille ni de se soumettre aux règles d’autrui. Il mise sur les problèmes internes et les contradictions au sein de l’Occident encore uni. Des contradictions qui s’accentuent également dans le contexte du conflit de l’Occident avec la Russie, des contradictions qui ne lui permettront pas de faire front commun contre l’Empire céleste.

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