Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Endiguement extraordinaire de l’épidémie massive de typhus dans le ghetto de Varsovie

Nous présentons, grâce à la remarquable traduction de Catherine Winch, cet article sur l’évolution d’une épidémie dans le cas extrême du ghetto de Varsovie. Comme l’explique le résumé, l’épidémie est ici resituée dans son contexte politico-historique et en lien avec d’autres phénomènes provoqués, la famine, l’absence d’hygiène et de soins. L’article est un peu difficile mais ce qu’il apporte nous a paru suffisamment important pour proposer un effort à nos lecteurs qui sont plus exigeants que beaucoup d’autres (note de Danielle Bleitrach, traduction de Catherine Winch).

Lewi Stone, Daihai He, Stephan Lehnstaedt et Artzy-Randrup

Science Advances  24Jul 2020:
Vol. 6, no. 30, eabc0927

https://advances.sciencemag.org/content/6/30/eabc0927#ref-7

Résumé

L’interaction hautement dépendante de la maladie, de la famine, de la guerre et de la société est examinée à partir d’une période extrême de la Seconde Guerre mondiale. À l’aide de la modélisation mathématique, nous réévaluons les événements de la Shoah qui ont mené à la liquidation du ghetto de Varsovie (1941-1942), dans le but de tuer délibérément près de 450 000 habitants, pour la plupart juifs, dont beaucoup par une famine généralisée et une épidémie de typhus à grande échelle. Les nazis justifiaient le génocide en prétendant contrôler la propagation des maladies. Cela illustre la capacité de l’humanité à se retourner contre elle-même, sur la base de principes épidémiologiques fondés sur la race, simplement à cause de l’apparition d’une bactérie. La dynamique des maladies mortelles et de la famine est explorée à l’aide de la modélisation et des mathématiques des cartes de rationnement alimentaire. Étrangement, l’épidémie a été freinée et s’est arrêtée brusquement avant l’hiver, moment où le typhus s’accélère normalement. Une épidémie bien plus massive a été évitée grâce aux efforts anti-épidémiques des dirigeants du ghetto, souvent considérés comme incompétents et corrompus, et aux efforts herculéens des médecins du ghetto.

INTRODUCTION

Les épidémies, les pandémies et les maladies infectieuses jouent un rôle majeur dans le développement de l’histoire de l’humanité (1-4). Leur capacité à envahir, infecter et ravager rapidement les populations humaines a, à plusieurs reprises, laissé des millions de victimes dans leur sillage. En temps de guerre et de famine, la présence de maladies infectieuses amplifie les risques existants, entraînant souvent des catastrophes aux proportions extrêmes. Ainsi, la pandémie de grippe espagnole à la fin de la Première Guerre mondiale a tué plus de 50 millions de personnes ; l’introduction de la variole dans les Amériques a presque entièrement éliminé les peuples indigènes, tandis que la tuberculose, principale cause de décès par infection dans le monde, est jusqu’à 20 fois plus transmissible pendant les guerres, les conflits et les déplacements de population (5). Malgré les dangers de ces catastrophes massives de santé publique, leurs dimensions sociales et politiques sont souvent peu explorées par la communauté scientifique et, parfois même, mal interprétées. Ainsi, les famines, qui vont souvent de pair avec les maladies, sont souvent considérées à tort comme des phénomènes naturels ou climatiques alors que, dans la plupart des cas récents, elles devraient plutôt être considérées comme des armes de guerre créées par l’homme (6).

Ce n’est que depuis quelques années que l’on reconnaît sérieusement l’importance de quantifier les ensembles de données sur les événements de guerre et de travailler avec des modèles mathématiques pour aider à comprendre plus profondément les interrelations sous-jacentes (7, 8). Ici, en utilisant la modélisation mathématique, nous étudions les impacts de la maladie et de la famine dans le ghetto de Varsovie pendant la Shoah et fournissons une nouvelle reconstruction des événements qui s’y sont déroulés.

La Shoah (9) désigne l’anéantissement par les Allemands Nazis de quelque 6 millions de Juifs d’Europe au cours de la Seconde Guerre mondiale (1939-1945). Il est peu connu que ce génocide a été déclenché en grande partie par de prétendues préoccupations de santé publique et l’obsession de l’Allemagne pour la maladie et la peur des épidémies. Plus précisément, il y avait une peur fanatique de la propagation du typhus au peuple allemand et à son armée, étant donné son impact antérieur en tant que cause de 5 millions de décès après la Première Guerre mondiale. C’est sous ce prétexte que les Allemands ont déplacé les victimes juives en masse dans des ghettos et des camps fermés et isolés dans l’Europe de la guerre (10-14). Toutefois, cette même crainte des épidémies était également un prétexte utilisé par les Allemands pour justifier la liquidation des ghettos, y compris de leurs résidents.

Au départ, les Allemands ne voulaient même pas créer de ghettos car ceux-ci étaient considérés comme un terrain propice aux infections (10, 12). Cependant, le discours allemand sur l’hygiène était très influencé par l’idée antisémite selon laquelle les Juifs étaient des porteurs de maladies notoires. Dans l’idéologie nazie, cette idée a évolué pour faire des Juifs la véritable maladie, de sorte qu’il fallait naturellement s’attendre à des épidémies et y faire face, ce qui, en fin de compte, signifiait l’anéantissement des Juifs (13). Bien sûr, l’hygiène n’était qu’un prétexte parmi d’autres pour justifier l’antisémitisme nazi, mais elle jouait un rôle important dans les efforts de propagande pour justifier la haine et la politique anti-juives dans cette période précédant les tueries industrielles.

En octobre 1941, alors qu’une épidémie fait rage dans le ghetto de Varsovie, Jost Walbaum, le responsable de la santé du gouvernement général (Pologne occupée), lance une accusation tristement célèbre : “Les Juifs sont en grande majorité les porteurs et les disséminateurs de l’infection du typhus. … Il n’y a que deux façons [de résoudre ce problème]. Nous condamnons les Juifs du ghetto à mourir de faim ou nous les fusillons…. Nous n’avons qu’une seule et unique responsabilité, celle de faire en sorte que le peuple allemand ne soit pas infecté et mis en danger par ces parasites. Pour cela, tous les moyens doivent être bons” (14). Ces paroles ont été suivies d’applaudissements de la part des 100 personnes présentes, pour la plupart des médecins. Auparavant, le général SS Heydrich, principal architecte de la solution finale, avait spécifiquement demandé au médecin en chef SS de déclencher une épidémie dans le ghetto de Varsovie pour exterminer les Juifs (15). En outre, la plus haute autorité administrative allemande du gouvernement général, le gouverneur général Hans Frank, a affirmé en 1943 que le meurtre génocidaire de 3 millions de Juifs en Pologne “était inévitable pour des raisons de santé publique” (16, 17). Ce sont là des cas évidents d’utilisation de la maladie comme arme de guerre et comme prétexte à un génocide. Aujourd’hui, plus que jamais, la société doit comprendre comment un virus ou une bactérie peut faire des ravages et entraîner l’humanité vers ce point ultime du mal.

La figure 1 montre clairement comment plusieurs événements majeurs de l’histoire du ghetto de Varsovie au cours de la période 1939-1942 se sont parfaitement synchronisés avec la dynamique épidémiologique pour aider à atteindre l’objectif des nazis d’exterminer le ghetto et ses habitants. La figure présente une série chronologique du nombre mensuel de nouveaux cas de typhus signalés au cours de deux épidémies de typhus qui ont éclaté dans le ghetto. La première épidémie, de moindre ampleur, a débuté en septembre 1939 pendant le siège de Varsovie par l’Allemagne nazie, juste après que ses bombardements aériens aient gravement endommagé le système d’égouts de Varsovie et contaminé l’approvisionnement en eau. Simultanément, un grand nombre de réfugiés et d’exilés ont afflué à Varsovie, augmentant la probabilité d’une infection venant de l’extérieur, ce qui est exactement ce qui s’est produit (11, 18). La première petite épidémie de typhus survenue pendant l’hiver s’est terminée naturellement pendant la saison estivale (~août 1940).

Fig. 1 Épidémies de typhus dans le ghetto de Varsovie.

Le nombre de nouveaux cas mensuels de typhus “signalés” indique une épidémie mineure débutant durant l’hiver 1939 et une épidémie majeure de typhus débutant de janvier à mars 1941, pour un total de 20 160 cas signalés. Données tirées de (17). Le nombre réel de nouveaux cas est probablement supérieur d’un facteur 4 à 5 (voir le texte principal). La plus grande épidémie s’est brusquement arrêtée au début de l’hiver 1941 (fin octobre), au moment même où l’on s’attendait à ce que la propagation du typhus augmente le plus. Le nombre de cas mensuels est indiqué en milliers.

Les Allemands craignaient une nouvelle épidémie de typhus et ont donc créé une Seuchensperrgebiet – littéralement une zone de maladie restreinte – qui allait devenir le ghetto. Le 5 octobre 1940, il est interdit aux Juifs de quitter ce territoire. Après le 15 novembre 1940, un mur de briques a été construit pour entourer la zone. Il mesurait 3 m de haut et 18 km de long – le “mur de l’épidémie” – et toute la population juive de Varsovie, qui comptait alors environ 400 000 personnes, était confinée à l’intérieur (10, 13). Avec des fils barbelés au sommet, seuls les résidents les plus agiles pouvaient s’échapper, le plus souvent par de petites brèches dans le mur, en se terrant sous terre ou en passant par les égouts. L’emmurement était une forme extrême de quarantaine. Les Allemands interdisaient aux internés de quitter le ghetto par crainte que le typhus ne se propage à la population extérieure de Varsovie et surtout au personnel d’occupation. À un certain moment, la peine de mort a été décrétée pour les évadés.

Notre principal intérêt est d’essayer de quantifier ce qui s’est passé pendant la “période d’extermination indirecte” (19), depuis le moment où le ghetto de Varsovie a été fermé jusqu’au début de la liquidation du ghetto, le 22 juillet 1942, lorsque plus de 250 000 résidents ont été rapidement déportés par train vers leur mort dans les chambres à gaz du camp d’extermination de Treblinka. Pour aider à démêler ce qui s’est passé, il est important de comprendre que la dynamique de la population au cours de cette période a été largement contrôlée en deux phases.

Phase 1 : la famine

L’entrée dans le ghetto de denrées alimentaires supplémentaires, au-delà de la petite quantité que le Conseil juif était en mesure d’acheter, a été délibérément bloquée jusqu’en mai 1941, mais même plus tard, la ration officielle fournie par les autorités ne dépassait souvent pas 200 calories par jour (18). Comme on pouvait s’y attendre, en quelques mois, les résidents ont commencé à mourir de faim, laissant l’impression d’une épidémie de décès. Les taux de mortalité ont rapidement augmenté pour atteindre des niveaux élevés avec 4000 à 5000 décès enregistrés par mois, comme le montre la figure 2 (ligne bleue). Il existe des preuves raisonnables démontrant que le nombre de décès enregistrés est sensiblement inférieur au nombre réel, qui pourrait être plus près de celui indiqué par la ligne rouge de la Fig. 2, dépassant même 9000 décès par mois comme l’a affirmé Penson (20), le chef du service du typhus de l’hôpital Czyste (voir section SM5). Comme le décrit le commissaire du ghetto Heinz Auerswald : “Un bond en avant dans le nombre de décès pour le mois de mai de cette année [1941] a montré que la pénurie alimentaire s’était déjà transformée en famine” (11). La situation s’aggrave progressivement jusqu’à ce que les cadavres humains recouverts de journaux soient un spectacle courant dans les rues (21, 22).

Fig. 2 Taux de mortalité.

Décès mensuels officiels déclarés ou “enregistrés” (ligne bleue) dans le ghetto de Varsovie d’après (31). La ligne rouge montre les changements de mois en mois dans les cartes de rationnement alimentaire (c’est-à-dire -ΔFoodCards), pour les données mensuelles disponibles. Cela devrait être une bonne approximation des décès mensuels. Notez que les “décès déclarés enregistrés” mensuels (ligne bleue) sont bien plus faibles que les changements dans le nombre mensuel de cartes de rationnement alimentaire (rouge), notre approximation du taux de mortalité. Les nombres de cas mensuels sont donnés en milliers.

Phase 2 : épidémie de typhus

La propagation incontrôlée du typhus a rapidement suivi l’horrible phase de famine. Le typhus est une bactérie (Rickettsiaprowazekii) propagée par son vecteur, le pou du corps humain (Pediculushumanushumanus). Ce dernier se multiplie de manière prolifique dans des conditions d’hygiène insuffisante, de saleté, de surpopulation et de froid – exactement les conditions du ghetto (section SM2) (23, 24). Compte tenu de sa densité de population et de ses conditions générales, il n’est pas étonnant que le ghetto ait été communément appelé “incubateur” de maladies et ” générateur d’épidémies”. LudwikHirszfeld, l’éminent bactériologiste et candidat au prix Nobel vivant dans le ghetto, n’avait aucun doute : “Dans le cas de la Seconde Guerre mondiale, le typhus a été créé par les Allemands, précipité par le manque de nourriture, de savon et d’eau, et ensuite – quand on concentre 400 000 misérables dans un district, qu’on leur enlève tout et qu’on ne leur donne rien, alors on crée le typhus. Dans cette guerre, le typhus est l’œuvre des Allemands” (16).

Les poux se développent en grand nombre sur leurs hôtes humains, se nourrissent quotidiennement de leur sang et ont une propagation spatiale rapide, ce qui leur a permis d’infester tout le ghetto exigu. Pour les personnes infectées, le typhus a généralement une période d’incubation de ~14 jours et se traduit par une forte fièvre, des maux de tête, des douleurs musculaires, des nausées, des frissons et des éruptions cutanées étendues. Au fur et à mesure que la maladie progresse, une faiblesse et un délire croissants apparaissent, et dans certains cas, une perte de conscience. La mort peut survenir en quelques jours dans les cas les plus graves. On peut trouver des récits de personnes souffrant de la maladie qui, agonisantes, sautent par les fenêtres pour mourir. Lorsque l’hôte humain meurt, le vecteur se déplace simplement vers une autre victime.

L’objectif de cet article est de quantifier ce qui se passe réellement au cours de ces deux phases. Si l’on se réfère à nouveau à la figure 1, le nombre officiel de nouveaux cas de typhus signalés chaque mois pour les deux vagues épidémiques s’élève à un total de 20 160 cas signalés. Pourtant, selon les rapports épars des principaux épidémiologistes du ghetto, il existe un consensus raisonnable sur le fait qu’un total de 80 000 à 110 000 résidents ont été infectés (19, 20, 25, 26). Cette divergence majeure peut être constatée en se référant à de nombreux rapports que nous avons recueillis et placés dans la section SM3 (voir Matériaux supplémentaires). Les données de la série chronologique de la figure 1 indiquent donc un faible taux de déclaration de ~20 à 25%. De nombreux résidents infectés ont préféré ne pas déclarer leur maladie étant donné les actions punitives potentiellement horribles qui pourraient en résulter. L’étude majeure de Trunk (17) intitulée “Epidémies et mortalité dans le ghetto de Varsovie, 1939-1942” est la référence statistique définitive sur ce qui s’est passé au cours de cette période. Pourtant, Trunk fonde la plupart de ses conclusions sur les très faibles chiffres figurant dans les données officielles enregistrées, ce qui donne une représentation trompeuse de ce qui s’est réellement passé. Nous examinerons ces questions en profondeur au fur et à mesure de la progression du document et commencerons par une discussion et une analyse plus détaillées de la dynamique de l’épidémie.

RÉSULTATS

Dynamique de feux de forêt

Le nombre d’habitants du ghetto a fluctué mais, à certains moments, il comptait au moins 450 000 personnes sur une superficie de 3,4 km2. Cette densité est environ 5 à 10 fois supérieure à celle de la ville la plus dense du monde. De janvier à mars 1941, les Allemands ont forcé 66 000 réfugiés déplacés à s’installer dans le ghetto (11, 19), peu après sa clôture. Au départ, les nouveaux arrivants étaient mis en quarantaine pendant 14 jours pour éviter la propagation du typhus, mais cette pratique fut rapidement abandonnée. A partir de ce moment, l’épidémie était imparable. “Les premiers signes de la maladie sont apparus parmi les [réfugiés] […] qui étaient entassés comme des animaux dans les bâtiments institutionnels. Le taux de mortalité était si élevé dans ces endroits qu’on les appelait communément les points de décès. Il ne fallut pas longtemps pour que les premières étincelles de maladie se répandent comme un feu de forêt dans tout le ghetto” (27). Étonnamment, cette citation de 1950 pourrait être le tout premier modèle verbal d’une épidémie formulé en termes de ce qui deviendra des décennies plus tard le célèbre paradigme épidémique du “feu de forêt” des physiciens.

Arrêt soudain de l’épidémie de typhus

Comme le montre la figure 1, de manière inhabituelle, à la fin du mois d’octobre 1941, juste au début de l’hiver, l’épidémie de typhus a rapidement commencé à s’arrêter et à s’effondrer. Le “revirement” de l’épidémie était totalement inattendu puisque l’infection par le typhus s’accélère normalement en hiver. Comme l’écrit Emanuel Ringelblum (28), le chroniqueur du ghetto, (novembre 1941) : “L’épidémie de typhus a quelque peu diminué – et cela en hiver, moment où elle s’aggrave généralement. Le taux d’épidémie a diminué d’environ 40 %. Je l’ai entendu dire par les apothicaires, et la même chose par les médecins et l’hôpital.” La même caractéristique a également été remarquée récemment dans le livre très documenté de Miriam Offer (29). Ici, nous utilisons une approche de modélisation pour aider à comprendre l’effondrement inattendu de l’épidémie. Plus précisément, nous nous demandons si l’épidémie s’est épuisée naturellement. Ou d’autres facteurs sont-ils responsables (30) ?

Modèle SEIRL de propagation du typhus

La dynamique de transmission du typhus dans le ghetto de Varsovie se faisait généralement par contact ou par proximité avec un individu déjà infecté, car cela permettait aux poux de passer d’un hôte à l’autre dans le ghetto densément peuplé. Les habitants étaient terrifiés par tout contact accidentel et pratiquaient la distanciation sociale (voir section SM1). Nous déployons donc un modèle épidémique de type “SEIR” étant donné qu’il suppose une transmission par contact. Dans ce modèle, chaque hôte humain ne peut appartenir qu’à l’une des quatre classes suivantes à un instant t : susceptible, exposé, infecté ou guéri, et les variables S(t), E(t), I(t) et G(t) expriment le nombre de personnes appartenant à chaque classe, respectivement. Une équation est développée pour chaque classe, et un modèle SEIRL est conçu dans lequel le vecteur pou [P(t)] est également pris en compte. Le cadre de modélisation est utilisé pour ajuster l’ensemble de données des cas d’infection signalés dans la figure 1. La procédure d’ajustement suppose que les données sont une réalisation d’un processus de Markov partiellement observé (POMP) et utilise un filtrage itéré (voir Méthodes). Au cours du processus, la méthode ajuste toutes les variables inconnues et les paramètres clés, y compris l’important “nombre de reproduction” R0(t). Ce dernier estime le nombre d’individus infectés par un individu typique au cours de la durée de vie de sa maladie dans une population entièrement susceptible et reflète la capacité de transmission de la bactérie.

Le modèle a ensuite été utilisé pour simuler le nombre de cas de typhus signalés en fonction du temps (Fig. 3), ainsi que le nombre total de cas infectés signalés et non signalés. Par convention, on a d’abord supposé que le taux de reproduction R0(t) est une constante fixe dans le temps. La figure 3 représente la série chronologique des simulations stochastiques de l’épidémie majeure générée par le modèle le mieux ajusté, indiquant la médiane et l’enveloppe des trajectoires individuelles des cas signalés. Le modèle fournit un ajustement précis à l’épidémie, comme on peut le voir, mais cet ajustement ne tient qu’avec un taux de déclaration irréaliste ρ = 0,07 (7 %) et prédit donc un nombre total extraordinairement élevé de personnes infectées par le typhus, soit 303 200 (médiane), c’est-à-dire les trois quarts de la population de l’ensemble du ghetto. Or, en réalité, l’épidémie n’a infecté au total que 80 000 à 110 000 résidents (section SM3). On conclut de la Fig. 3 qu’il est impossible d’ajuster la grande épidémie de la Fig. 1 avec un modèle standard de type SEIR à taux de transmission constant, pour des paramètres se situant dans une fourchette de valeurs réaliste. L’approche est inutilisable, et donc, dans l’analyse qui suit, nous choisissons de permettre à R0(t) de changer de manière flexible avec le temps plutôt que de rester une constante.

Fig. 3 Simulations d’épidémies.

Simulations stochastiques des infections à typhus rapportées mensuellement pour la grande épidémie de 1941-1942, en supposant un nombre de reproduction constant R0. Cas réels signalés (ligne noire), taux de transmission constant estimé R0 (cercles bleus), médiane des cas signalés pour 1000 simulations (ligne rouge) et enveloppe des simulations (zone grise). Encadré : Sélection de la probabilité logarithmique maximale (MLL) du taux de déclaration le mieux adapté mais irréaliste à ρ = 0,067.

Un certain nombre de rapports historiques indépendants indiquent que le taux de déclaration des cas de typhus est approximativement de ρ = 20 à 25% (section SM3). En termes de prédiction du nombre total de cas à partir des données observées, nous nous situons délibérément du côté de la prudence et faisons donc l’hypothèse que ρ = 25%. Le modèle a ensuite été à nouveau utilisé pour simuler le nombre de cas de typhus signalés en fonction du temps (Fig. 4), mais en ajustant maintenant un R0(t) flexible. Comme on peut le voir dans la série temporelle résultante du modèle le mieux ajusté de la Fig. 4A, l’épidémie atteint toujours un pic à la fin du mois d’octobre. Le nombre total de cas simulés de typhus signalés et non signalés est de ~72 000 (médiane) sur la période allant de septembre 1940 à juillet 1942, mais il pourrait même atteindre un maximum de 113 000 infectés. Ces totaux correspondent tout à fait aux rapports des épidémiologistes des ghettos (section SM3). Par exemple, Penson (20) a estimé ~100 000 cas de typhus, ce qui est tout à fait plausible selon le modèle (section SM7 et fig. S2). En bref, cette forme du modèle avec R0(t) flexible fournit des résultats qui sont auto-consistants avec les données disponibles, la littérature et les valeurs connues des paramètres.

Fig. 4 Simulations d’épidémies.

Simulations stochastiques des cas de typhus signalés mensuellement pour la grande épidémie de 1941-1942. (A) Cas réels signalés d’épidémie réduite (ligne noire), taux de transmission estimé R0(t) (cercles bleus), médiane de 1000 simulations (ligne rouge) avec les cas signalés tracés, et enveloppe des simulations (zone grise). (B) Simulation de l’épidémie massive “hypothétique” qui se serait produite en l’absence d’activités antiépidémiques. Identique à (A) sauf que le taux de transmission R0(t) a été fixé à peu près à une constante après juillet 1941. Encadré : Sélection de la probabilité logarithmique maximale (MLL) du taux de déclaration le plus approprié sur ρ = 0,26.

Plusieurs rapports indépendants datant de cette période donnent une estimation du taux de létalité (CFR) d’environ 20 à 25% (section SM4), et donc, quelque 20.000 à 25.000 décès directement dus au typhus semblerait une estimation raisonnable. Tous ces décès ont eu lieu dans une zone de 3,4 km2. Plusieurs épidémiologistes ont suggéré que le typhus était responsable de 25 000 décès directs (20, 26), mais on sait qu’il a entraîné la mort de nombreux autres personnes indirectement.

Normalement, le crash d’une épidémie indique qu’il n’y a plus de personnes susceptibles d’infecter la population, ce qui met fin à l’épidémie (30). Cependant, à Varsovie, ce n’est qu’après qu’environ 40 000 habitants (<10 %) aient été infectés, sur une population importante de plus de 400 000 personnes, que l’épidémie a commencé à s’effondrer en octobre. Comme le nombre de personnes susceptibles dans la population est resté relativement élevé sur toute la période, comme le montre la section SM7, il est peu probable que l’épidémie se soit éteinte naturellement par manque de personnes susceptibles. Des raisons encore plus solides sont trouvées en examinant le taux de transmission de la maladie R0(t) au cours de l’épidémie, tel qu’estimé par la procédure d’ajustement du modèle. Dans la figure 4A, le taux de reproduction R0(t) augmente régulièrement en janvier 1941, puis, en juin, il diminue soudainement de façon uniforme. Comme on le sait (30), lorsque le nombre effectif de reproduction tombe en dessous de son “point de basculement” unitaire [c’est-à-dire en dessous de Reff(t) = R0(t) S(t) = 1], l’épidémie se termine. Ainsi, ce qui a fait baisser le taux de transmission à 20 % de sa valeur dans la figure 4A est responsable de l’effondrement de l’épidémie avant l’hiver. Dans la discussion, nous soutenons que les activités antiépidémiques de la communauté du ghetto sont la cause probable ici.

La catastrophe qui a été arrêtée

Nous utilisons maintenant le modèle pour prédire la trajectoire de l’épidémie en l’absence de toute forme d’activité antiépidémique susceptible de réduire le R0(t). Pour cela, il faut empêcher la chute du taux de transmission R0(t) dans les derniers mois de 1941 et s’assurer artificiellement qu’il reste approximativement une constante fixe R0(t) ≃ 2. (Des résultats similaires ont été trouvés dans la section SM7b pour différents régimes d’activités antiépidémiques). L’hypothèse sous-jacente est que toute augmentation des activités antiépidémiques dans le ghetto correspond à une réduction du R0. Comme le montre la figure 4B, le résultat final est une flambée massive avec deux à trois fois plus de cas de typhus infectieux. En moyenne, 196 000 résidents (médiane) sont infectés lorsque le R0(t) est limité, contre 72 000 (médiane) lorsque le R0(t) est totalement flexible. (Des détails statistiques complets peuvent être trouvés dans la section SM7.) De plus, il faut noter que l’épidémie se déroule maintenant tout au long de l’hiver, avec un pic en janvier, plutôt que fin octobre. Ainsi, la réduction de l’épidémie (Fig. 4A) a permis d’éviter une catastrophe hivernale majeure (Fig. 4B).

Les décès et le décompte des cartes de rationnement alimentaire

L’ensemble des données relatives aux décès enregistrés, présenté à la figure 2, apparaît dans de nombreuses études sur le ghetto de Varsovie (18, 19, 31), mais est-il fiable ? L’épidémiologiste allemand Hagen pense qu’il ne donne une indication que pour deux tiers des décès (16). De plus, divers rapports médicaux du ghetto reflètent la sous-déclaration de ces données, comme nous le documentons dans la section SM5. Un autre problème évident est qu’à partir d’une inspection visuelle, la dynamique de l’épidémie de typhus (Fig. 1) ne se superpose pas ou ne module pas les données de mortalité enregistrées (Fig. 2). Cependant, nous savons, d’après les rapports, que lorsque les cas de typhus atteignaient leur maximum, ils généraient directement de nombreux décès, et bien plus qu’à d’autres périodes. Ainsi, près du pic de l’épidémie, en “août [1941] 5,6 mille personnes sont mortes, dont 3,5 mille cas confirmés de typhus” (32), soit 63% de tous les décès.

Penson (20) souligne également que le taux de mortalité est passé de 4000 à 5000 décès par mois au début de 1941 à 9000 au plus fort de l’épidémie de typhus. Cependant, l’impact du pic du typhus n’est pas visible dans les données officielles sur la mortalité (Fig. 2). En outre, les personnes qui se sont remises du typhus sont souvent mortes de faim en convalescence, ce qui indique l’impact indirect important du typhus sur le taux de mortalité. Il est donc inhabituel que les signes de l’épidémie de typhus soient aussi minimes dans la dynamique des décès enregistrés. Il y a donc de sérieuses raisons de douter de la fiabilité de l’ensemble des données. Il est bien connu que lorsque les décès dans le ghetto étaient à leur apogée, la communauté était incapable de faire face au grand nombre de cadavres dans les rues et dans les cimetières débordants, sans parler de leur enregistrement.

Nous cherchons donc d’autres moyens de quantifier le taux de mortalité et nous nous appuyons sur un autre système mis au point par la division statistique du ghetto. Les statisticiens ont ingénieusement utilisé le comptage mensuel des cartes de rationnement alimentaire pour obtenir un recensement régulier de la population de près d’un demi-million de personnes (18, 19, 31). Les cartes étaient utilisées par presque tous les membres du ghetto pour obtenir des rations alimentaires. Leur nombre total par recensement mensuel à partir de (31) indiqué sur la figure 5a en bleu, et varie de 445 000 cartes en mars 1941 à 355 000 en juillet 1942. Si l’on prend en considération les informations contenues dans (31), le premier chiffre est probablement une sous-estimation et le second doit être ajusté à 327 073 (voir Fig. 6). Ainsi, environ 118 000 résidents disparaissent des statistiques, la quasi-totalité d’entre eux étant vraisemblablement morts de maladie ou de faim. Pourtant, les taux officiels de décès enregistrés, tels qu’ils figurent dans le Trunk (17) et (31), s’élevaient à environ 70 500 au total pour cette même période. Un travail à venir permettra d’approfondir ces statistiques (voir aussi SM5).

Fig. 5 Relations entre la mortalité et l’épidémie de typhus.

(A) Nouveaux cas de typhus signalés chaque mois, multipliés par trois à des fins d’illustration (en rouge ; échelle de l’axe de gauche). Comme expliqué dans le texte, le nombre réel de cas était encore plus important (un facteur de quatre à cinq fois supérieur aux cas déclarés). L’épidémie majeure atteint son point culminant en octobre 1941. La ligne bleue donne le nombre mensuel de cartes de rationnement alimentaire – une approximation du nombre de personnes, avec un pic à 445 000 cartes [l’échelle de l’axe bleu de l’ERS (droite) varie de 355 000 à 445 000 cartes]. L’énorme augmentation du nombre de cartes de rationnement alimentaire entre janvier et mars 1941 est attribuée aux 60 000 à 70 000 réfugiés qui sont entrés dans le ghetto. (B) La courbe bleue est une approximation des changements mensuels du nombre de décès, déterminés par les différences mensuelles des cartes de rationnement alimentaire (échelle de l’axe RHS).

Fig. 6 Chiffres des cartes de rationnement alimentaire.

Note anonyme trouvée dans l’une des caisses des archives Ringelblum Oneg Shabat (reproduite avec l’aimable autorisation de l’Institut historique juif de Varsovie, signature Ring II/195) exhumées sous les ruines du ghetto de Varsovie. La note montre les calculs de la division statistique du Conseil juif, avec 355 514 cartes de rationnement de nourriture estimées en juillet 1942 à la veille des déportations vers Treblinka. Les 8% (controversés) font référence à l’allocation des statisticiens aux “âmes disparues” dont les cartes sont mystérieusement restées en usage (voir section SM6). Il resterait donc environ 327 023 détenus à la veille de l’expulsion.

Bien que la précision de cette méthode de recensement ait ses propres problèmes (19, 31), les différences mensuelles du nombre de cartes de rationnement alimentaire devraient constituer une approximation raisonnable du nombre de décès mensuels dans la population, après ajustements démographiques si nécessaire (Méthodes). Les fortes baisses du nombre de cartes de rationnement indiquent des taux de mortalité importants au cours de la période d’avril à octobre 1941, suivie d’une diminution progressive en 1942, comme le montrent les changements de pentes de la figure 5A. Dans la Fig. 5B, les différences mensuelles dans les nombres de cartes de rationnement sont tracées directement, lorsque les données mensuelles sont disponibles. Nous voyons que le comptage des cartes reproduit les caractéristiques de la dynamique de l’épidémie de typhus. Les nouveaux décès sont considérés comme proportionnels au nombre de nouveaux cas de typhus (après un certain délai). D’autre part, les poux trouvent de nouveaux hôtes dès que leur hôte actuel meurt, ce qui devrait verrouiller davantage la relation – le nombre de nouveaux cas d’infection étant lié au nombre de nouveaux décès.

Engelking et Leociak (18) affirment que les cartes de rationnement n’ont presque jamais été contrefaites, ce qui ne doit pas être considéré comme une source de distorsion. Cependant, il est intéressant de se demander si le Conseil juif n’aurait pas eu ses propres motifs pour manipuler le nombre de cartes de rationnement nécessaires et introduire un biais non désiré. Ainsi, il pourrait avoir augmenté le nombre de cartes ou l’avoir diminué pour des raisons sans rapport avec le nombre réel d’habitants. Nous pensons que cela est également peu probable : Le Conseil juif était tenu de présenter les données des cartes de rationnement lorsqu’il demandait des denrées alimentaires aux Allemands. Alors que le premier était intéressé à obtenir le plus de denrées alimentaires possible, les occupants auraient sanctionné toute trahison par le camp de concentration ou la mort. En outre, dans la pratique, les Allemands ne livraient pas de nourriture en fonction du nombre de détenus du ghetto, mais fournissaient une quantité déterminée dont la distribution était entre les mains des dirigeants juifs. En bref, le Conseil juif voulait des chiffres objectifs pour les cartes de rationnement car cela les aidait pour la distribution à l’intérieur du ghetto. En réalité, les Allemands ne se souciaient pas de ce chiffre, et le Conseil n’avait donc aucune raison de le falsifier, car cela ne les aurait pas aidés du tout et aurait peut-être eu des répercussions dangereuses. (Voir la section SM5 pour une discussion des autres réserves).

DISCUSSION

Penson (20) fait état d’un taux de mortalité de 20 % en 1941 dans le ghetto de Varsovie, avec près de 20 000 morts du typhus. Cependant, en plus de cela, une proportion importante des patients souffrant du typhus sont morts pendant leur convalescence, en raison de la sous-alimentation, et ont été classés comme mourant de faim. Ainsi, le typhus était également responsable de l’induction indirecte d’un grand nombre de décès, et il semble qu’une maladie engendre l’autre. D’une part, la malnutrition affaiblit la résistance aux infections, tandis que d’autre part, la faiblesse due à la maladie, même si elle n’est pas mortelle, augmente la probabilité de mourir de faim. L’effet combiné de la famine et du typhus doit expliquer le grand nombre de décès en 1941-1942, environ 100 000. En raison de leur imbrication, il est difficile, voire impossible, de séparer l’impact de l’un et de l’autre, comme le montre la figure 5. En outre, il ne faut pas oublier que d’autres maladies sévissaient dans le ghetto [en particulier la tuberculose (18, 25)], mais le typhus était considéré comme “la plus grande calamité qui ait frappé les Juifs de Varsovie après la clôture du ghetto” (25).

Les nazis étaient conscients et comptaient sur le caractère indissociable de la famine et des épidémies. Pour eux, des Juifs affamés signifiaient plus de nourriture pour les Allemands, ce qui fut une motivation clé pour le début du massacre industriel (33). En fin de compte, les facteurs idéologiques se sont amplifiés : La famine du ghetto a augmenté les épidémies, ce qui a apparemment prouvé que les Juifs étaient des (porteurs de) maladies. Ceux-ci devaient être éliminés, et l’élimination permettrait alors d’économiser encore plus de nourriture. En outre, à la fin de 1941, il était devenu évident que les visions nazies de déportation des Juifs à Madagascar étaient des illusions (34), et que des “solutions finales” encore plus meurtrières étaient nécessaires. Ainsi, la déportation de plus de 260 000 Juifs de Varsovie vers le camp de la mort de Treblinka à partir de juillet 1942 s’est faite en dépit du fait qu’il n’y avait plus d’épidémie galopante et que le ghetto beaucoup moins peuplé était en fait productif.

Nous revenons maintenant à la réduction inhabituelle de l’épidémie de typhus à la fin octobre 1941, et nous constatons que l’idée que la réaction comportementale peut influencer le cours des épidémies est bien comprise en épidémiologie théorique (35). Dans le cas du ghetto de Varsovie, un certain nombre de facteurs sont probablement responsables de la baisse du taux de transmission [R0(t)] qui a conduit à la fin précoce de l’épidémie. Jusqu’en avril 1941, l’objectif principal des administrateurs “attritionnistes” allemands du ghetto était d’affamer tous les habitants du ghetto qui ne pouvaient pas fournir des objets de valeur pour acheter de quoi manger. Ce type de dépeuplement mortel du ghetto était également considéré comme un moyen efficace contre les épidémies. En ce qui concerne les Allemands, on sait qu’en janvier 1942, un massacre pur et simple a été perpétré dans le camp de Tziganes du ghetto de Litzmannstadt/Łódź afin d’empêcher une épidémie de se déclarer (36). L’argument du meurtre de masse pour prévenir les épidémies a également été utilisé par les Roumains, après consultation de l’Allemagne, lors du massacre de quelque 50 000 Juifs à Bogdanovka, en Transnistrie occupée, en décembre 1941 (37).

Cependant, à partir de mai 1941, les nouveaux administrateurs “productionnistes” de Varsovie avaient prévu de construire une économie de ghetto autonome. Les productivistes estimaient que les sources de main-d’œuvre ne devaient pas être gaspillées et que, par conséquent, certaines composantes des habitants du ghetto devaient recevoir un minimum de nourriture et de nutrition pour pouvoir travailler. Ainsi, au milieu de l’année 1941, le ghetto s’améliorait économiquement avec quelques augmentations de l’aide alimentaire, et pendant une courte période, on a fermé les yeux sur les contrebandiers de nourriture. D’avril à septembre, le ghetto était plus approvisionné que jamais et commençait à fonctionner économiquement aux yeux des Allemands (11). Un nouveau “programme d’alimentation” a été mis en place, dans le cadre duquel un grand nombre de cuisines communautaires gérées par des organismes bénévoles sont devenues vitales pour un quart de la population en fournissant une alimentation de base (bien que très insuffisante). En décembre 1941, les habitants du ghetto disposaient de 784 à 1665 calories par jour, selon leur richesse et leur statut social qui leur permettait, par exemple, d’acquérir de la nourriture de contrebande (18). Le réseau diversifié d’auto-assistance sociale et d’organisations médicales de la communauté s’est impliqué intensément dans la lutte contre l’épidémie, et l’éducation sanitaire et l’hygiène sont devenues des axes majeurs (18, 26). De nombreux cours sanitaires ont été lancés, couvrant l’hygiène publique et les maladies infectieuses, auxquels plus de 900 personnes ont parfois participé. Des centaines de conférences publiques ont été organisées sur la lutte contre le typhus et les épidémies. Une université clandestine a été créée pour former de jeunes étudiants en médecine et des études scientifiques sur le phénomène de la faim et des épidémies ont été entreprises. La propreté des immeubles et des appartements est encouragée et souvent imposée. La distanciation sociale est considérée par tous comme un simple bon sens, bien qu’elle ne soit pas imposée. L’auto-isolement des foyers est mis en pratique, mais pas de manière systématique. Enfin, des programmes et des mesures d’assainissement complexes et très élaborés ont été mis au point par le ministère et le conseil de la santé (14, 18, 26) dans le but d’éradiquer le typhus.

Ces efforts dans les conditions données ont été ce qu’Adina Blady-Szawjger, un médecin survivant du ghetto de Varsovie, a appelé la “médecine surhumaine” après la guerre (18). C’est la preuve de la réussite de la politique du Conseil juif, qui a souvent été accusé de corruption et d’incompétence (38).

Néanmoins, dans les conditions abyssales du ghetto, ces efforts se sont souvent heurtés à des obstacles majeurs et ont souvent été difficiles à mettre en œuvre dans la pratique. D’autre part, il n’existe pas d’autres hypothèses alternatives raisonnables pour expliquer la disparition précoce de l’épidémie au début de l’hiver. La seule explication alternative disponible dont nous ayons connaissance est l’excellente concordance avec les données de la figure 3, basée sur un taux de transmission constant. L’ajustement suggère un taux de déclaration de ρ = 0,07 (7%), ce qui implique un nombre total de cas de typhus infectieux de 303 200 (médiane), ce qui est beaucoup plus important que toute estimation des épidémiologistes qui étaient sur place et est donc peu probable.

La propagation du typhus n’était certainement pas limitée au ghetto de Varsovie, et pendant la Seconde Guerre mondiale, il est apparu dans toute l’Europe – d’où sa nature pandémique. Arad (39) donne des détails sur certaines des horreurs qui ont eu lieu en Ukraine à la fin de 1941 et au début de 1942. Dans la ville de Shargorod, dans l’oblast de Vinnytsia, nous apprenons que les services médicaux établis dans le ghetto étaient inadéquats et “rendaient impossible le freinage d’une épidémie de typhus au début de 1942”. Alors que des milliers de personnes sont mortes de l’épidémie de typhus, “une fois qu’un service de nettoyage et un atelier de fabrication de savon ont été mis en place dans le ghetto, ainsi que des toilettes et des bains publics, le nombre de victimes du typhus a diminué et l’épidémie a été jugulée”. Cela démontre la plausibilité de notre argument selon lequel l’épidémie de typhus du ghetto de Varsovie a été enrayée grâce aux tentatives d’activités antiépidémiques de la communauté. Deuxièmement, ces descriptions et d’autres descriptions similaires d’autres ghettos nous indiquent qu’en dehors de Varsovie, l’épidémie s’est poursuivie pendant les mois d’hiver, ce qu’on attendrait également du ghetto de Varsovie. Troisièmement, nous apprenons que les taux d’infection et de mortalité dus au typhus sont beaucoup plus élevés en Ukraine. Quatrièmement, nous apprenons que “le lien idéologique des Allemands entre le typhus et les Juifs en tant que race inférieure” a été utilisé à maintes reprises comme prétexte pour massacrer les victimes juives (37).

Il existe des parallèles intéressants entre l’éradication du typhus dans le ghetto de Varsovie et les tentatives d’endiguer la COVID-19 (maladie à coronavirus 2019). Ces deux actions sont nées de la même peur et de la même panique qui caractérisent les villes en proie à la peste (18). Le taux de COVID-19 CFR est de 1 à 2 % (40) et très probablement moins, alors que dans le ghetto de Varsovie, le taux de CFR du typhus était proche de 20 %. Le confinement en Chine continentale a été atteint grâce à une mise en quarantaine draconienne, des méthodes de distanciation sociale et des interdictions de voyager. En revanche, à Hong Kong et à Taïwan, le nombre d’infections par COVID-19 s’est stabilisé malgré des approches moins rigides. Comme dans les régions susmentionnées, le ghetto de Varsovie disposait de nombreuses institutions internes d’entraide civile, médicale et sociale, qui ont travaillé intensément pendant de nombreux mois pour éradiquer l’épidémie de typhus. Toute une série de stratégies ont été explorées (18). Cependant, beaucoup ont échoué en raison du manque d’expérience et de connaissances, de l’incapacité à mettre en œuvre des programmes dans la pratique, du sabotage pour des raisons financières ou des méthodes diaboliques des nazis. Néanmoins, les efforts constants et continus de la communauté et des organisations d’entraide pour détruire l’épidémie ont certainement contribué à abaisser la transmissibilité en dessous d’un seuil critique, ce qui a permis de stopper brutalement l’épidémie. Richards (41) a décrit un résultat similaire dans son étude anthropologique des épidémies d’Ebola en Sierra Leone. Ainsi, notre analyse quantitative prédit que les activités antiépidémiques ont grandement contribué à la prévention de l’infection par le typhus chez plus de 100 000 résidents et ont permis d’éviter des dizaines de milliers de décès. Nos résultats apportent ainsi un soutien à Gutman (19), l’un des historiens les plus respectés du ghetto, qui a écrit que “alors que près de 100 000 résidents du ghetto sont morts pour la plupart de faim et de maladie au cours de la période allant jusqu’à juillet 1942, un nombre similaire ou supérieur a été sauvé grâce aux travailleurs humanitaires dévoués et aux organismes d’auto-assistance en activité”. Les habitants du ghetto de Varsovie n’avaient pas du tout conscience de ce qui avait été accompli.

MÉTHODES

Le modèle SEIRL

Nous commençons par un modèle vecteur-hôte appliquant les définitions de la section, modèle SEIRL de propagation du typhus (Résultats), pour les composantes standard S, E, I et R (30), mais une nouvelle variable pour le vecteur (pou) L(t) est maintenant ajoutée. Les équations sont les suivantes

S·=A(t)−β(t)N(t)SL−μS;E·=β(t)N(t)SL−(σ+μ)E;I·=σE−(γ+μ)I−m(γ+μ)I;R·=γI−μR;L·=κI−λL

La taille totale mais changeante de la population au moment t est N(t) = S(t) + E(t) + I(t) + R(t). La période moyenne de latence ou d’incubation de la maladie est σ-1 = 14 jours, ce qui est bien documenté dans la littérature historique (21, 24). La période infectieuse moyenne est également documentée, et nous avons fixé γ-1 = 28 jours (24), et dans la section SM7b, nous explorons d’autres valeurs et justifions davantage ce choix. La fixation m = 0,25 donne un taux de mortalité par infection de m1+m=0,2=20%.

Comme indiqué dans la section SM4. Le paramètre μ est le taux d’élimination dû au décès (autre que par infection au typhus). A(t) indique les déplacements de population dans le ghetto (par exemple, les réfugiés). Ces paramètres sont ajustés pour satisfaire les tendances des chiffres historiques de la population N(t), comme indiqué dans la section SM7.

Nous utilisons une fonction de transmission vecteur-hôte dépendant de la fréquence qui tient compte du terme β(t)N(t)SL.

L’objectif principal est de faire correspondre le taux de transmission β(t) et le nombre de reproduction R0(t)=β(t)γ

Comme le pou est capable de se déplacer d’un hôte à l’autre avec une grande rapidité (par rapport à d’autres dynamiques), cela conduit à un système lent-rapide, dont nous supposons qu’il atteint un quasi-équilibre, de sorte que dL/dt⋍ 0 et donc L(t)⋍κλI(t).

Le modèle SEIRL se simplifie ensuite en un modèle SEIR, qui aide à ajuster les paramètres du modèle, surtout étant donné la très petite taille de l’ensemble de données mensuelles (Fig. 1).

Les cas de typhus (Fig. 1) sont modélisés comme un POMP, utilisant le filtrage itératif et des cadres d’inférence basés sur la probabilité plug-and-play pour s’adapter aux données (42, 43). Il s’agit de méthodologies statistiques modernes et de pointe, développées pour l’ajustement d’ensembles de données épidémiologiques complexes. L’estimation du maximum de vraisemblance pour les paramètres du modèle est calculée à l’aide du progiciel Cran R “POMP” (42). Les simulations ont fait appel à la méthode d’intégration Euler-multinomiale avec un intervalle de temps fixé à 1 jour (43) avec un bruit à la fois démographique et d’observation. C’est-à-dire que le modèle estime le nombre réel de cas, mais ajoute ensuite une strate de rapport pour simuler les données observées. Voir la section SM7 pour plus de détails.

DOCUMENTS COMPLÉMENTAIRES

Des informations complémentaires pour cet article sont disponibles à l’adresse suivante : http://advances.sciencemag.org/cgi/content/full/6/30/eabc0927/DC1

https://creativecommons.org/licenses/by-nc/4.0/

Il s’agit d’un article en libre accès distribué selon les termes de la licence Creative Commons Attribution-NonCommercial, qui autorise l’utilisation, la distribution et la reproduction sur n’importe quel support, à condition que l’utilisation qui en résulte ne soit pas à des fins commerciales et que l’œuvre originale soit correctement citée.

Pour les notes, se référer à l’original en anglais :

https://advances.sciencemag.org/content/6/30/eabc0927#ref-7

Remerciements : Nous remercions M. Skladowski, J. Grabowski, C. Browning, M. Ciesielska, M. Janczewska et M. Ferenc pour leurs conseils. Financement : L.S. a reçu le soutien des subventions à la découverte DP150102472 et DP170102303 de l’Australian Research Council (ARC). D.H. a reçu le soutien du General Research Fund (numéro de subvention 15205119) du Research Grants Council (RGC) de Hong Kong, Chine, et d’un projet de recherche collaborative Alibaba (Chine)-Hong Kong Polytechnic University. Contributions des auteurs : L.S. a conçu l’étude et rédigé l’article. L.S., Y.A.-R. et S.L. ont effectué la recherche historique. D.H., Y.A.-R. et L.S. ont conçu l’étude de simulation. D.H. a mis en œuvre les simulations. Le modèle de vecteur-hôte SEIRL a été conceptualisé par Y.A.-R. Intérêts concurrents : D.H. a été soutenu par un projet de recherche collaboratif de l’université polytechnique d’Alibaba-Hong Kong. L.S., Y.A.-R. et S.L. déclarent qu’ils n’ont pas d’intérêts concurrents. Disponibilité des données et du matériel : Toutes les données nécessaires pour évaluer les conclusions du document sont présentes dans le document et/ou les matériaux supplémentaires. Des données supplémentaires relatives à ce document peuvent être demandées aux auteurs.

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