Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Buñuel et le film le moins gratuit qu’il ait fait ou le choix du communisme

Les récentes dispositions gouvernementales françaises concernant l’épidémie me paraissent , comme je l’avais prévu hélas, dénuées de logique et de vision prospective. D’abord en ce qui concerne la remise en état du service public de santé, la prise en considération des victimes de la situation, et parmi eux les professionnels du spectacle. Je dois dire que les discours de certaines personnalités de la culture, sans doute légitimement en colère mais sur le mode du caprice, se montrant incapables de donner à la culture sa véritable dimension, sont décevants. Ce n’est pas un hasard sans doute si ce sont ceux retenus par BMTV. On s’interroge :Buñuel, qui savait assumer une partialité pour les déshérités sans en faire des niais, comment auraient-ils réagi lui et ceux de son espèce? . Refusant toutes les hypocrisies, et s’élevant contre “le charme discret d’une bourgeoisie” prête au fascisme et prônant une pauvreté édifiante. Imaginez-le en train de découvrir qu’il est interdit d’aller au cinéma mais qu’on a le droit au cérémonies liturgiques, dans un gouvernement qui se la joue “laïque” quand il s’agit de rallier racistes et xénophobes, comment cet Espagnol anticlérical à la manière hispanique l’aurait-il brocardé ? L’ange exterminateur, l’enfermement et le troupeau de moutons? En se revendiquant “stalinien” parce sa gorge est étreinte par la médiocrité du music hall des âmes nobles. Parce que le réalisme socialiste c’est le réalisme, plus ce réel de plus qu’est le socialisme. La vérité née d’un montage éthique et esthétique qui donne à voir ce que les êtres humains subissent et qui les détruit aussi sûrement qu’une épidémie.. (note et traduction de Danielle Bleitrach.

Terre sans pain (rushes)
Luis Buñuel
Espagne / 1932 / 36:41 / Silencieux


En 1932, Luis Buñuel réalise un film qui est aujourd’hui devenu un repère majeur de l’histoire du documentaire : Terre sans pain (Las Hurdes). En 1966, sa sœur, Conchita Buñuel, remet à Marcel Oms, fondateur de l’Institut Jean-Vigo à Perpignan, plusieurs boîtes que le grand cinéaste ne veut plus conserver – celui-ci aurait même proposé, d’après les propos de Marcel Oms, « qu’on en fasse un immense autodafé dans la campagne de Calanda, en le brûlant lui-même en effigie au milieu ». Il s’agissait des rushes non montés de Terre sans pain. Étant donné la fragilité de ces images, l’Institut Jean-Vigo choisit de les confier à la Cinémathèque de Toulouse.

La numérisation en 2K de l’élément positif des originaux nitrate a effectuée en 2020 par la Cinémathèque de Toulouse. Remerciements à Francesca Bozzano et Franck Loiret (Cinémathèque de Toulouse) et à Laurence Braunberger (Films du Jeudi).

Luis Buñuel : Au sujet d’un scénario
J’ai visité la région dix jours avant en emportant un carnet de notes. Je notais : « chèvres », « fillette malade du paludisme », « moustiques anophèles », « il n’y a pas de chansons, pas de pain », et ensuite j’ai filmé en accord avec ces notes. J’ai monté le film sans Moviola, sur une table de cuisine, avec une loupe, et comme je m’y connaissais encore très peu en cinéma, j’ai éliminé de très bonnes images de Lotar [le chef-opérateur] parce que les photogrammes étaient flous. Je ne savais pas que le mouvement pouvait d’une certaine manière reconstruire l’image. C’est comme cela que, parce que je n’avais pas de Moviola, j’ai gâché de bonnes prises.

Le texte, en français, est très neutre. Voyez la fin : « Après avoir passé tout ce temps à Las Hurdes, nous regagnons Madrid. » Le commentaire est comme cela, très sec, très documentaire, sans effet littéraire. Comme pendant le « bienio negro », le film était interdit, il n’a pas été sonorisé. Le gouvernement républicain m’a donné l’argent pour que je fasse la sonorisation. L’interdiction ne dura que le temps de la parenthèse réactionnaire de la République.

Un Chien andalou et L’Âge d’or relèvent de l’imagination, Las Hurdes est pris dans la réalité, mais moi je me sentais dans le même état d’esprit. Je n’avais aucune idée préconçue. J’ai visité la région, j’ai lu le livre de Legendre et, comme mon mode d’expression c’est le cinéma, j’ai fait le film sans parti pris, d’aucune sorte. Il s’agit d’un film tendancieux. Dans Las Hurdes Bajas, il n’y a pas autant de misère. Sur les 52 localités ou hameaux – c’est ainsi qu’on les appelle – il y en a 30 et quelques qui n’ont pas de pain, ni de cheminées, ni de chansons. J’ai filmé à Las Hurdes Bajas au passage, mais la quasi-totalité du film se déroule dans Las Hurdes Atlas, constituées de montagnes qui ressemblent aux enfers, d’une série de ravins arides, un peu comme le paysage désertique de Chihuahua, mais en beaucoup plus petit.

Dans Las Hurdes, rien n’est gratuit. C’est peut-être le film le moins « gratuit » que j’aie fait.

(Extrait de Conversations avec Luis Buñuel : Il est dangereux de se pencher au-dedans, entretiens avec Tomás Pérez Turrent et José de la Colina, Cahiers du cinéma, 1993)

Le contexte historique et personnel de ce film

Jusqu’à ce moment, Bunuel n’avait que deux films à son actif, coréalisés avec Salvador Dali et on doit voir ce moment non seulement comme celui d’une évolution-rupture avec le surréalisme mais aussi celui de son adhésion au parti communiste, l’ésthétique inspirée du documentaire n’est pas simple hasard.

Un livre los anos rojos de Luis Bunuel de Roman Gubern et Paul Hammond nous permet de comprendre ce qui s’est joué pour Bunuel entre 1930 et 1934 dans son cinéma comme dans son engagement politique.

Quand il tourne en 1933 et pas en 1932 Las Hurdes (terre sans pain), l’Espagne est la proie de trois courants, révolutionnaire avec les communistes et les anarchistes, réformiste avec un parti socialiste ouvrier espagnol arrivé au pouvoir en 1931, et un courant conservateur très proche de ce qui se passe en Italie à la même époque et ce qui monte en Allemagne. C’est une époque de grève insurrectionnelle mais aussi de provocations, il sera fait état d’incendies d’Eglises, d’abominables répressions y compris de paysans révolutionnaires et déjà une tentative avortée de coup d’Etat du général Sanjurjo durant l’été 1932.

Sur le plan personnel, le 7 mai 1932, il se range aux côtés d’Aragon et écrit à Breton pour lui annoncer sa rupture avec le surréalisme:

quand il y a quelques années, j’ai voulu joindre mon activité à la vôtre (…) le grand réconfort moral, authentiquement subversif représenté par le surréalisme, se dressant impitoyablement contre la pourriture intellectuelle de la bourgeoisie dont moi-même je sortais et contre laquelle moi-même je sortais et contre laquelle depuis longtemps j’étais révolté. Le seul fait d’avoir uni mon propre devenir idéologique à celui du surréalisme a pu me conduire quelques temps après à donner mon adhésion au PCE (…) Les derniers événements ont montré qu’aujourd’hui, ces deux activités (sont) incompatibles… dans l’état des choses actuel, il ne saurait être question pour un communiste d’hésiter un instant entre le choix de son parti et n’importe quelle activité”

En fait, Buñuel se rangeait aux côtés d’Aragon qui lui même venait de publier un poème intitulé “Front rouge” qu’il avait écrit pendant la conférence des écrivains révolutionnaires de Kharkov et qui était une ode à l’URSS et une charge contre la social démocratie. On ne cessera ultérieurement d’en rappeler quelques vers:
“Descendez les flics, camarades
Descendez les flics (…) feu sur Léon Blum
Feu sur Boncou, Frossard, Déat.

Ce texte qui intervenait dans le contexte d’une sévère critique du PCF contre un montage de Salvador Dali jugé pornographique, souleva un tollé. Aragon poursuivi par la justice pour démoralisation de l’armée et de la nation, fut néanmoins soutenu par ses compagnons surréalistes, mais Breton dans le cénacle dit que le texte Front rouge n’était que de la propagande, intervient alors la rupture, Buñuel prend la position que l’on vient de lire et déclare que Front Rouge vaut mieux qu’Union libre du dit Breton. Il quitte donc le surréalisme. Ce qu’il faut noter c’est qu’il n’y a pas seulement l’influence d’Aragon, en Espagne Garcia Lorca n’aime pas plus l’Age d’or et le lui dit. Après un séjour infructueux à Hollywood de six mois, il tente un nouveau montage pour le rendre plus rouge et le rebaptise “dans les eaux glacées du calcul égoïste” référence directe au Manifeste de Marx. Mais dans le même temps il découvre un autre cinéma celui de l’américain Flaherty et celui du soviétique Dziga Vertov et il se lie d’amitié avec joris Ivens qui lui avait tourné Komosmol (1932). ils se retrouvent tous à la création de l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires (AEAR) dirigée par Paul Vaillant Couturier en lien direct avec le komintern.

Buñuel rompt non seulement avec le surréalisme mais avec son co-équipier Dali, qui lui reproche de s’agenouiller devant Staline, et qui ne craindra pas de s’agenouiller devant Franco. Plusieurs projets menés avec l’aide de l’URSS mais aussi le couple Vicomte de Noailles et par l’entremise d’Aragon échouent. Entre temps, Buñuel voit un petit reportage de propagande de 1922 à la gloire du roi d’Espagne qui montre son passage à la Huerdes, un petit village de montagne à la frontière avec le Portugal. Le thème en est une population pauvre mais digne qui aime son roi.

Il veut faire son reportage à lui, partial comme il le dit. Un de ses amis Ramon Acin qui a enseigné dans cette région l’aide financièrement et avec deux autres collaborateurs, le photographe et cameraman Eli Lotar et le poète Pierre Unik, ils partent à l’aventure. Tous ont rompu avec le surréalisme et choisi le communisme et ils veulent une esthétique qui corresponde à ce choix sous l’influence revendiquée de Flaherty et Joris Ivens. En privilégiant la création de sens au-delà des images immédiates.

Malheureusement, en 1933, la droite en Espagne remporta les élections et interdit le film. Ce fut seulement en 1936, alors que le Front populaire l’emportait en France et en Espagne que Buñuel put en faire une sortie discrète, parce qu’ils furent bientôt en pleine guerre civile. Ramon Acin était mort fusillé par les troupes fascistes. Mais quand il se réfugia aux Etats-Unis en 1938, Bunuel continua à affirmer son désir de faire des documentaires et le film qui est le plus dans la lignée de Terre sans pain fut Los olvidados, le troisième long métrage mexicain.

Bunuel était-il ou non membre du parti communiste? On peut s’interroger sur l’appartenance mais comme il l’a lui-même soutenu jusqu’au bout il est resté “stalinien”. En 1971, il répétait encore à son ami Max Aub : “On dira ce qu’on voudra, mais l’homme étant mauvais – avec de temps en temps des accès dignes d’estime-, il me semble que la dictature est la seule façon de pouvoir gouverner. C’est pourquoi j’ai été stalinien et je le suis toujours”.

Oui mais comme le prouvent également ses films avec la haine de l’hypocrisie bourgeoise et aussi ses tentatives de faire dire la vérité au réel, pour être du côté des exploités, des humiliés sans avoir besoin de les imaginer vertueux.

Film déconseillé aux moins de 12 ans
Film visible sur HENRI jusqu’au mardi 22 décembre
Avant-gardes et incunables

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