Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

“Oppenheimer” comme un avertissement

Il faut une fois de plus remercier Marianne Dunlop pour sa traduction de ce texte aussi important sur le plan de la critique historique à partir de ce que les Russes connaissaient effectivement de l’utilisation de l’énergie atomique par Truman, que par l’approche de cinéphile concernant la réalisation d’un tel film aujourd’hui. Le succès du film, dans le contexte actuel, le travail original de Nolan, tout est examiné d’une manière qui ne devrait en aucun cas être ignorée et contribue à un débat qui n’a jamais cessé autour de ce film, de son succès public, des prix qu’il remporte et ce que cela nous dit y compris sur les attentes du public. A lire d’urgence (note de Danielle Bleitrach, traduction de Marianne Dunlop histoire et société)

https://gazeta-pravda.ru/issue/8-31501-2629-yanvarya-2024-goda/oppengeymer-kak-preduprezhdenie/

La Pravda, 26-29 janvier 2024

Auteurs : Mikhail Kostrikov, Ivan Yegorov.

Le physicien juif américain Robert Oppenheimer est souvent considéré comme le “père de la bombe atomique”, comme l’indique la légende de sa photo sur la couverture du magazine Time. Mais il n’était sans doute pas très heureux de cet honneur. D’abord parce qu’il est injuste : le projet Manhattan a impliqué de nombreux scientifiques, et au moins deux d’entre eux – E. Teller et S. Ulam – revendiquent de partager les lauriers avec Oppenheimer. Et deuxièmement, dans ses activités d’après-guerre, il s’est largement consacré à la lutte contre la course aux armements qui s’amorçait. Aujourd’hui, la biographie d’Oppenheimer a fourni la trame d’un long métrage qui est sorti l’année dernière et qui a récemment remporté le Golden Globe Award du meilleur film dramatique, ainsi que les prix du meilleur réalisateur et de la meilleure interprétation masculine.

  Le réalisateur, scénariste et producteur britannique Christopher Nolan est une figure éminente et influente de l’industrie cinématographique mondiale moderne. Il est d’ailleurs né en Grande-Bretagne, mais il vit et travaille depuis longtemps aux États-Unis. C’est là qu’il s’est fait un nom, en commençant par quelques thrillers à succès et en passant très vite au tournage de superproductions de plusieurs millions de dollars sur Batman, si populaire auprès des Américains. Plus tard, Nolan s’est illustré avec succès dans le genre de la science-fiction avec les films Le Prestige, Inception et Interstellar, qui ont réalisé de bonnes recettes au box-office et ont reçu d’excellentes notes de la part des critiques de cinéma. Il s’est également essayé au cinéma historique, en sortant le drame de guerre Dunkerque en 2017, toujours avec succès.

Et maintenant, Oppenheimer – un film biographique dont la sortie en 2023 n’est liée à aucune date précise : ni la naissance et la mort du protagoniste, ni le premier essai de son invention – la bombe atomique. D’où la question raisonnable : pourquoi maintenant ? Le précédent film de Nolan aurait pu susciter une certaine appréhension : l’intrigue du film d’action de science-fiction “Tenet” était une confrontation entre les services de renseignement américains et un oligarque russe, trafiquant d’armes. De plus, ce film est sorti avant le début de l’opération SVO en Ukraine.

À cet égard, il était logique de supposer qu’au centre du scénario d’Oppenheimer pourrait se trouver l’hystérie russophobe qui domine aujourd’hui en Occident : la lutte pour la primauté dans la création d’armes nucléaires avec les nazis, la victoire sur les Japonais, puis les “méchants” Russes/ Soviétiques volent le secret de la bombe et enclenchent la course aux armements, et Oppenheimer se bat héroïquement pour un monde dénucléarisé. Le résultat aurait été un énième film de propagande à gros budget. Qu’en est-il finalement ?

Les premières informations sur la nouvelle œuvre de Nolan sont apparues à l’automne 2021. Il est rapidement apparu que le réalisateur tournerait Oppenheimer non pas avec Warner Bros, comme pour tous ses films récents, mais avec la société Universal Pictures, avec laquelle il avait travaillé à l’aube de sa carrière cinématographique. Nous savons aujourd’hui que Nolan a posé un certain nombre de conditions, qui ont finalement été acceptées. Nous ne nous intéresserons pas à leur aspect commercial. Ce qui est beaucoup plus important, c’est qu’en n’étant pas lié par des engagements passés, Nolan a pu obtenir de la société une liberté de création presque totale, du fait de sa position actuelle de figure éminente de l’art cinématographique. N’est-ce pas la raison pour laquelle il a changé de label en premier lieu ?

Nolan a donc travaillé selon ses propres règles et a agi lui-même en tant que scénariste, avec l’aide de deux personnes pratiquement inconnues dans le monde du cinéma. Cela dit, le film a bénéficié d’un budget de 100 millions de dollars. C’est peut-être peu par rapport aux normes hollywoodiennes d’aujourd’hui, mais pour un biopic, ce montant est plus que solide.

Au box-office, le film a été rentabilisé au triple sur le seul territoire des États-Unis. Les recettes totales d’Oppenheimer à ce jour s’élèvent à plus de 950 millions de dollars. Encore une fois, ce n’est pas un record, mais c’est énorme. Qu’est-ce qui a attiré l’attention du réalisateur et scénariste du film sur le destin du créateur de la bombe atomique ?

On remarque immédiatement que dans Oppenheimer, il n’y a pas de poursuites, pas de fusillades, pas de scènes de guerre, que Nolan sait pourtant parfaitement filmer. Les effets spéciaux informatiques sont présents, mais de manière très dosée, par petites touches, essentiellement pour illustrer le monde des particules élémentaires. Même le tout premier essai de la bombe atomique – l’opération Trinity – est montré de manière extrêmement tendue, mais modestement par rapport aux standards du cinéma moderne. Dans cet épisode, Nolan a délibérément refusé d’utiliser des images de synthèse : il a surtout eu recours à des effets spéciaux “en direct”. Nous pensons que l’idée de l’auteur est que l’explosion ne doit pas être belle – il y a plus qu’assez de “beauté” dans le cinéma moderne – mais qu’elle doit être aussi proche de la réalité que possible.

Dès les premières minutes de visionnage, il devient clair que les “angles aigus” de la biographie de Robert Oppenheimer ne seraient pas gommés : l’épigraphe choisie par l’auteur nous rappelle le destin de Prométhée, qui a donné le feu aux hommes, mais qui a été sévèrement puni par les dieux pour cela. Quant au personnage principal, brillamment interprété par l’acteur irlandais Cillian Murphy, nous le retrouvons en 1954 lors des “audiences de sécurité” d’Oppenheimer. Selon les résultats de ces audiences, le scientifique sera privé de l’accès aux travaux classifiés et l’on tentera de “pousser” Oppenheimer hors du domaine public et de la science. Les principales accusations étaient, bien sûr, les liens avec les communistes et la fuite de secrets atomiques vers l’URSS, sans lesquels Moscou n’aurait jamais eu sa propre bombe.

  Notice historique

« Les calculs théoriques montrent que si une bombe moderne puissante peut, par exemple, détruire un quartier entier, une bombe atomique, même de petite taille, si elle est réalisable, pourrait facilement détruire une grande ville métropolitaine de plusieurs millions d’habitants ».

De nos jours, personne ne s’étonne de cela. La pratique a prouvé non seulement la possibilité de créer une bombe atomique, mais a aussi clairement démontré les conséquences dévastatrices de son utilisation. Ce qui est inhabituel dans ces paroles, c’est qu’elles ont été prononcées le 12 octobre 1941 par l’académicien P.L. Kapitsa lors d’un rassemblement antifasciste à Moscou, qui s’est tenu dans la salle des colonnes de la Maison des syndicats. Le lendemain, dans un article sur le rassemblement « Les scientifiques du monde entier en lutte contre l’hitlérisme », elles seront reproduites par la Pravda.

C’était près de quatre ans avant l’opération Trinity et un an avant le début du projet Manhattan, au cours duquel la bombe atomique est passée d’une simple théorie à une pratique implacable menaçant l’existence même de l’humanité.

Depuis l’automne 1941, Moscou avait reçu des informations au sujet des travaux menés à l’étranger sur l’uranium en vue de l’utilisation de l’énergie nucléaire à des fins militaires. Avant la guerre, le futur académicien Gueorgui Fliorov travaillait sur la fission des atomes d’uranium et, au printemps 1942, il obtient un congé de l’armée active, où il servait comme lieutenant technique dans le 90e escadron de reconnaissance séparé du front du Sud-Ouest. Il se rend à la bibliothèque scientifique pour y chercher de nouveaux articles sur ce sujet qui l’intéresse dans des revues étrangères, mais ne trouve rien. C’est à ce moment qu’il écrit à Staline : « Dans toutes les revues étrangères, il n’y a aucun travail sur le sujet. Ce silence n’est pas le résultat d’un manque de travail <…>. En un mot, il y a une chape de silence, et c’est la meilleure preuve de l’ampleur des travaux en cours actuellement à l’étranger. Il faut que nous continuions tous à travailler sur l’uranium ».

Parallèlement, au printemps 1942, le chef des services de renseignements soviétiques, Pavel Fitine, confie une mission à la résidence de Londres et de New York : « Le problème de l’obtention de l’uranium 235 et de son utilisation comme explosif pour la fabrication de bombes d’une énorme puissance destructrice fait actuellement l’objet de travaux très poussés en Angleterre, en Allemagne et aux États-Unis et, apparemment, le problème est sur le point d’être résolu. C’est une question que nous devons prendre au sérieux ».

Le contenu principal d’Oppenheimer en tant que récit cinématographique est constitué par les dialogues, c’est-à-dire les relations entre les gens, les conflits d’opinions et même les visions du monde. Et cela parvient à passionner le spectateur d’aujourd’hui ! L’auteur ne lui laisse aucun répit et son film de trois heures se regarde d’une traite. Mais l’intérêt ne réside pas seulement dans l’excellent travail de la caméra, avec beaucoup d’accents dans le cadre et de nombreux gros plans soulignant les émotions des personnages. En outre, Nolan a recours à une technique qu’il a déjà utilisée à maintes reprises dans ses œuvres, en particulier dans le domaine de la science-fiction : il joue avec le temps. La narration n’est pas linéaire, et c’est grâce à cela que le film “tient”.

De la salle où se déroule le procès du protagoniste, nous passons aux salles de classe et aux laboratoires des universités d’avant-guerre, où les scientifiques discutent encore de la possibilité de fissionner l’atome, alors que nous sommes à Los Alamos et que nous voyons le projet Manhattan prendre son envol. Il en va de même tout au long du film. Nous voyons comment, en marge du Sénat américain d’après-guerre, Lewis Strauss (interprété par Robert Downey Jr.), qui coordonne la traque d’Oppenheimer, amiral et ancien chef de la Commission de l’énergie atomique, attend l’approbation de sa nomination au poste de secrétaire au commerce – et presque immédiatement, nous nous retrouvons dans les années 1930, parmi les communistes américains, en train de discuter de l’aide à apporter à l’Espagne républicaine.

Oui, la “chasse aux sorcières” aux États-Unis est montrée, comme on dit, dans toute sa splendeur et sous un jour peu reluisant. Bien sûr, il ne faut pas trop attendre du cinéma américain. Oppenheimer est sceptique à l’égard du Capital et les communistes sont ici des fanatiques plutôt naïfs. Cependant, ils sont présentés comme des personnes bien vivantes avec leurs propres convictions, avec lesquelles Robert Oppenheimer a sympathisé à un moment donné, ce qui se reflète également dans le film. Tout comme le fait que son frère, sa femme, sa maîtresse, de nombreux amis et connaissances parmi les scientifiques, dont le professeur de littérature Haakon Chevalier (interprété par Jefferson Hall), que les autorités américaines soupçonnaient d’avoir des liens avec les services secrets soviétiques, étaient membres du parti communiste. En effet, de nombreux intellectuels américains adhéraient aux idées de Marx, Engels et Lénine et sympathisaient avec l’URSS, et l’influence du parti communiste sur les masses était très grande – jusqu’au début de l’ère du maccarthysme.

Les opposants aux communistes ne sont pas négligés. Et il ne s’agit pas de l’odieux sénateur Joseph McCarthy : cet alcoolique, ivre jusqu’à la destruction de sa personnalité et de son foie, n’a tout simplement pas sa place à l’écran. Nolan a montré que les États-Unis étaient activement engagés dans le “problème” des communistes dès avant la Seconde Guerre mondiale, et même après que l’URSS a été officiellement inscrite sur la liste des alliés de la coalition anti-hitlérienne. Il mentionne par exemple le fait que le numéro de la plaque d’immatriculation d’Oppenheimer avait été enregistré par des agents du FBI lorsqu’il a assisté à une réunion communiste dans les années 1930, ce qui était une pratique courante : tous les participants à de tels événements étaient fichés.

Nolan démontre sans complexe que l’armée américaine, consciente de la sympathie de la communauté scientifique pour l’URSS, a caché le projet Manhattan avant tout aux communistes. Le général Leslie Groves (interprété par Matt Damon) veille à la “fragmentation de l’information”, c’est-à-dire que certains spécialistes ne savent pas ce que font les autres. Cela perturbe les affaires, irrite les scientifiques, dont certains s’offusquent de cette méfiance. Et Oppenheimer lui-même demande aux militaires : pourquoi ont-ils plus peur d’un allié que d’un ennemi ?

  Contexte historique

Joseph Rotblat, physicien britannique d’origine polonaise et lauréat du prix Nobel de la paix pour ses efforts en faveur du désarmement nucléaire, qui a quitté le projet atomique américain pour des raisons morales, a écrit en 1985 : « En mars 1944, j’ai subi un choc désagréable. À l’époque, je vivais avec les Chadwick dans leur maison sur la Mesa, puis j’ai déménagé dans la “Big House” : un logement pour les scientifiques solitaires. Le général Leslie Groves, en visite à Los Alamos, venait souvent chez les Chadwick pour dîner et discuter. Au cours d’une de ces conversations, Groves déclara que, bien sûr, le véritable objectif de la construction de la bombe était de soumettre les Soviétiques…

<…> N’oubliez pas que ces propos étaient tenus à une époque où des milliers de Russes mouraient chaque jour sur le front de l’Est, retenant les Allemands et donnant aux Alliés le temps de se préparer à débarquer sur le continent européen. J’avais pensé que notre travail consistait à empêcher les nazis de gagner, mais on me disait maintenant que les armes que nous préparions étaient destinées à être utilisées contre des gens qui faisaient de grands sacrifices pour atteindre ce but.

Mon inquiétude quant à l’objectif de notre travail a pris tout son sens lors de mes conversations avec Niels Bohr. Il venait dans ma chambre à huit heures du matin pour écouter le bulletin d’information de la BBC. <…> Parfois, Bohr restait et me parlait des implications sociales et politiques de la découverte de l’énergie nucléaire et de son inquiétude quant aux conséquences désastreuses de la course aux armements nucléaires entre l’Est et l’Ouest qu’il prévoyait ».

Les propos concernant l’objectif réel de la bombe atomique américaine ont été confirmés dans les documents des auditions de 1954 sur l’habilitation de sécurité du “père de la bombe atomique”, Robert Oppenheimer. Lors de ces auditions, Groves a déclaré sous serment, entre autres, que « quelques semaines environ après avoir pris en charge le projet, je n’avais aucune illusion sur le fait que notre ennemi était la Russie et que c’était la base du projet ».

Peter Kuznick, professeur d’histoire et directeur de l’Institut d’études nucléaires de l’American University à Washington, D.C., cite des preuves selon lesquelles, deux semaines seulement après l’offre de capitulation du Japon, le 15 août 1945, le général Groves a reçu une liste de villes soviétiques sur lesquelles des bombes atomiques devaient être larguées.

Comme on le sait, les efforts déployés pour que les travaux sur la bombe atomique ne soient pas divulgués à l’URSS ont été vains. Les informations ont été transmises à Moscou par un participant direct au projet Manhattan, le physicien Klaus Fuchs, ancien membre du parti communiste allemand. Mais il n’était pas le seul communiste, et il y avait encore plus de sympathisants, si bien que le général Groves, dans le film, s’exclame à un moment donné qu’il n’aurait donné à aucun des scientifiques de Los Alamos l’accès aux travaux secrets.

Parmi les combattants contre les communistes dans le film de Nolan figure le personnage de l’agent de contre-espionnage Boris Pash, en réalité l’émigré russe Boris Fiodorovitch Pashkovsky (joué par Casey Affleck). Il s’était battu du côté des Blancs pendant la guerre civile russe, il détestait l’URSS, et ces faits sont reflétés dans le film. Ajoutons que Pash a fait carrière dans le contre-espionnage après l’attaque japonaise de Pearl Harbor, lorsqu’il a participé à l’internement massif de Japonais sur le territoire américain et à leur placement dans des camps.

Naturellement, le projet Manhattan lui-même, la création du laboratoire et le campus des scientifiques à Los Alamos font l’objet d’une grande attention. Mais on constate que Christopher Nolan s’intéresse avant tout aux questions morales et éthiques. Ainsi, les craintes apparues chez les créateurs de l’arme atomique en raison des calculs effectués par Edward Teller sont particulièrement mises en exergue. Il était possible que le premier essai atomique provoque une réaction en chaîne dans l’atmosphère et l’embrase tout simplement.

Face à ce problème, Oppenheimer se tourne vers Albert Einstein, interprété de manière remarquable par l’Écossais Tom Conti. Leur dialogue est tout à fait remarquable. Le fondateur de la physique moderne refuse toute aide pour travailler sur la bombe. À la fin de la conversation, il rend le papier contenant les calculs de Teller en disant : « Robert, c’est à toi, pas à moi ». Avec cette scène, Nolan trace une ligne imaginaire qu’Einstein ne veut pas franchir. Sa position dans le cadre de référence du film devient un critère moral, et ce n’est pas un hasard : c’est Einstein qui sera l’un des leaders du mouvement anti-guerre après la Seconde Guerre mondiale.

Quant à Oppenheimer, intégré au projet Manhattan, il a déjà franchi la ligne et sera voué à la tourmente morale. Et il en fut ainsi dans la réalité. Après l’horreur d’Hiroshima et de Nagasaki, le “père de la bombe atomique” s’est ouvertement opposé à la course aux armements, mais en même temps, bien que son habilitation de sécurité lui ait été retirée, il n’a pas signé le manifeste anti-guerre Russell-Einstein de 1955.

La responsabilité des scientifiques dans leur travail est mise en avant, et de nombreux personnages du film soulèvent la question. « La bombe tombe sur les bons et les mauvais, déclare le futur lauréat du prix Nobel Isidor Rabi, interprété par David Krumholtz. – Je ne veux pas que le résultat de trois siècles de physique soit des armes de destruction massive ». À ce stade, Oppenheimer craint que les nazis ne mettent la main sur de telles armes plus tôt.

En fait, souligne Nolan, le premier essai de la bombe atomique a été programmé pour coïncider avec la conférence de Potsdam. Et sa première utilisation militaire a eu lieu sur les villes japonaises, qui n’avaient aucune importance militaire et à la sélection desquelles Oppenheimer a personnellement participé. Il ressent sa responsabilité de manière de plus en plus aiguë, et pour le montrer, l’auteur a recours au symbolisme. Le scientifique a l’impression de marcher sur un cadavre carbonisé, puis, parmi les gens qui l’accueillent en héros, il voit le visage d’une femme déformé par le chagrin, puis il voit un jeune homme souffrant d’une maladie aiguë due aux radiations.

Oppenheimer tente de lutter contre la course aux armements, refuse de travailler sur les armes thermonucléaires, parle de la nécessité d’un dialogue entre les États-Unis et l’URSS. Mais cela se termine par son expulsion de la science et de la vie publique à la suite de la procédure engagée par le chef de la Commission de l’énergie atomique, l’amiral Strauss.

Le protagoniste se demande dans quel but a été réalisé le projet Manhattan, dont il a été l’un des principaux acteurs. Aujourd’hui, nous connaissons la réponse : pour que le président américain Harry Truman puisse dire en toute légitimité : « Maintenant, j’ai un gros bâton contre ces salauds ». C’est-à-dire l’URSS.

  Notice historique

Le 24 juillet 1945, lors d’une pause dans les séances de travail de la conférence de Potsdam, Truman s’adresse à Staline en lui disant : « Je dois vous dire que nous avons des armes d’une puissance destructrice extraordinaire ». En réponse, d’après les souvenirs de Truman, Staline a hoché la tête et a répondu : « Nous espérons que vous serez en mesure d’utiliser avec succès cette arme contre les Japonais ». Selon l’interprète soviétique Vladimir Pavlov, Staline s’est contenté de hocher la tête.

Le président Truman et le Premier ministre britannique Winston Churchill (qui sera remplacé quatre jours plus tard par Clement Attlee) considèrent à tort que Staline n’a pas compris le sérieux de leurs arguments. C’est précisément pour démontrer les conséquences de l’utilisation d’armes nucléaires que les villes japonaises ont été bombardées.

La principale erreur de Truman a été de croire que Staline ne comprenait pas de quoi ils parlaient. Le dirigeant soviétique comprenait le problème atomique bien mieux que le président américain, qui n’en savait rien jusqu’à ce qu’il prenne ses fonctions le 12 avril 1945, après la mort de Franklin Roosevelt.

Dès le 28 septembre 1942, Staline signe une ordonnance du GKO intitulée “Au sujet de l’organisation des travaux sur l’uranium”. Ce document, considéré comme le point de départ du projet atomique soviétique, commence ainsi : « Obliger l’Académie des sciences de l’URSS (Acad. Ioffe) à reprendre les travaux sur l’étude de la faisabilité de l’utilisation de l’énergie atomique par la fission du noyau d’uranium et à soumettre au Comité de défense de l’État, avant le 1er avril 1943, un rapport sur la possibilité de créer une bombe à l’uranium ou un combustible à l’uranium ».

La reprise des travaux sur le problème de l’uranium est motivée par les rapports alarmants des services de renseignement soviétiques. Remarquez bien le mot “reprendre”. Il est clair que de telles recherches avaient déjà été menées auparavant, mais il est absolument évident que leur poursuite a été empêchée par le déclenchement de la guerre. Ces travaux devaient être dirigés par I.V. Kourchatov, qui avait été recommandé par l’académicien A.F. Ioffe comme “le principal expert” du problème de l’uranium dès 1940.

La phrase de Truman sur le “gros bâton” ne figure pas dans le scénario, mais son apparition même dans le film occupe une place particulière. Elle ne se produit qu’une seule fois : lors de sa rencontre avec Oppenheimer dans le bureau ovale de la Maison Blanche en 1945.

Penchons-nous sur le choix de l’interprète de ce rôle. L’acteur britannique Gary Oldman a interprété une grande variété de rôles tout au long de sa carrière et l’a fait avec beaucoup de succès. Pourtant, le grand public le connaît surtout comme l’interprète de rôles de méchants charismatiques – le flic toxicomane du drame policier “Leon” et l’oligarque Mr Zorg de la superproduction de science-fiction Le Cinquième Élément. C’était dans les années 1990, mais aujourd’hui encore, ces deux personnages font l’objet de mèmes sur l’internet.

Le dialogue du personnage principal avec le président Truman et le secrétaire d’État James Byrnes dure moins de trois minutes à l’écran. Mais cette scène est l’une des plus importantes du film, et il vaut la peine de la revoir pour s’en imprégner.

Oppenheimer tente de le convaincre qu’il est temps de mettre en place une coopération internationale dans le domaine de l’énergie atomique, mais Truman l’interrompt en lui demandant quand les Soviétiques auront la bombe, ce à quoi il répond lui-même : « Jamais ! » Il se moque ouvertement du scientifique et de ses objections quand il dit que « les Russes ont de bons physiciens et leur pays est riche en ressources ».

L’épisode avec Truman caractérise de manière frappante sa “clairvoyance” en tant qu’homme politique. Le fait est que, plus tôt dans le film, il y a une scène où les membres choqués de la Commission de l’énergie atomique en 1949 discutent des données reçues par un avion espion qui suggèrent que l’URSS a testé avec succès des armes atomiques. On se souvient que c’est suite à ce choc qu’a été lâché le chien de l’anti-communiste, le sénateur McCarthy.

Grâce aux efforts de l’acteur et du réalisateur, nous voyons Truman comme une véritable crapule cynique. Il ne se soucie ni des victimes des bombardements atomiques, ni des remords d’Oppenheimer, qu’il ne peut comprendre. Le président est fier de rester dans les mémoires comme le premier à avoir ordonné l’utilisation en direct de la bombe atomique.

Oldman a allongé ainsi sa liste de méchants mémorables. Mais si M. Sorg, qui a passé un accord avec le mal absolu, est un personnage de fiction, Truman, qui est devenu l’esclave du diable atomique, est un vrai président américain, sous la direction duquel de véritables plans de bombardement atomique des villes de l’Union soviétique étaient en cours de préparation.

Dans la dernière partie, il semble que Nolan conduise le film vers un happy end classique du cinéma américain. Le Sénat “déboute” Strauss de sa nomination au poste de ministre en raison de sa participation au harcèlement du grand scientifique et met ainsi fin à la carrière politique de l’amiral. Oppenheimer, quant à lui, est réhabilité sous la présidence de John F. Kennedy et reçoit le prix Enrico Fermi. Justice semble avoir été rendue.

Mais le réalisateur, qui est aussi le scénariste, n’épargne pas le personnage principal de son film. Et en effet, l’homme semble ne pas être un mauvais bougre, mais il a mal agi. En tant que père de famille, il s’est avéré être un mari infidèle. En tant que personnage public, il s’est montré incohérent. Comme scientifique il est devenu grand, mais à quel prix ! Nolan nous dit presque en toutes lettres qu’Oppenheimer s’est rendu au procès humiliant de 1954 pour expier ses péchés. Mais il n’obtient aucun soulagement.

Il n’y aura donc pas de happy end. Dans la dernière scène, nous sommes ramenés à un dialogue entre Einstein et Oppenheimer en 1947, alors que ce dernier était au zénith de sa gloire et, à la suggestion de Strauss, venait de prendre la tête de l’Institute for Advanced Study de Princeton. Le “père de la bombe atomique” se souvient qu’il est venu voir Einstein pour lui faire part de ses craintes qu’une explosion ne déclenche une réaction en chaîne qui détruirait le monde entier.

“C’est ce qui s’est passé”, admet Oppenheimer.

En gros plan, le visage du protagoniste se raidit littéralement, et devant son regard mental se profilent des tirs massifs de missiles balistiques et une planète sur laquelle une conflagration atomique est en train d’éclater.

  Notice (non historique)

En janvier 2024, le bloc de l’OTAN a entamé les plus grands exercices depuis la guerre froide. Ils dureront au total environ quatre mois et impliqueront 31 nations. Des dizaines de navires, des centaines d’avions et de drones et plus d’un millier de véhicules blindés de combat participeront aux manœuvres baptisées “Resilient Defender – 2024”. L’OTAN ne cache pas qu’elle va se “défendre” contre la Russie. Selon des informations non officielles, les exercices incluront la pratique de frappes avec des armes nucléaires tactiques contre un certain nombre de régions russes.

Certains n’y croient toujours pas, mais récemment, des hommes politiques occidentaux ont ouvertement évoqué plus d’une fois la possibilité d’utiliser des charges atomiques en combat. Il n’y a pas si longtemps, ce sujet était strictement tabou dans la politique mondiale. Même la stratégie américaine de “frappe globale rapide”, élaborée dans les années 1990, ne prévoyait à l’origine que l’utilisation de munitions conventionnelles. Et voici la nouvelle réalité : des hommes politiques et des militaires occidentaux envisagent sérieusement la possibilité d’une guerre atomique limitée. “Limitée” comme si on pouvait s’arrêter quand c’est commencé…..

Aujourd’hui, une partie de la classe dirigeante américaine provoque ouvertement un nouveau conflit mondial. Dans le même temps, nous constatons qu’il existe d’autres forces dans le monde qui ont permis au film “Oppenheimer” d’arriver à bon port. Christopher Nolan a fait un véritable acte civique en réalisant, sans exagération, un film d’avertissement. Sera-t-il écouté ?

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2 Commentaires

  • Gourmel Michel
    Gourmel Michel

    Uranium U235-U238 et plutonium 239. Ne pas confondre.
    Dans le texte ci-dessus, on parle de bombes à uranium 235, ce qui existe (a existé) effectivement, mais on ne parle que de Trinity qui n’est pas concernée ! Seul Little Boy et ses clones fonctionnait à l’Uranium 235.
    Les USA avec Oppenheimer ont préparé 3 sortes de bombes atomiques différentes ! Ils avaient mis les grands moyens.
    1) Trinity, que l’on peut qualifier de « simpliste » par rapport aux autres, car elle n’avait pas besoin d’être transportée en avion, fabriquée sur place. Le 16 juillet, lorsque l’arme à fission au plutonium 239 a été activée au sommet d’une tour métallique de 30 mètres dans le cadre d’un essai. Elle contenait aussi de l’Uranium mais non fissible U238 (et non de l’uranium fissible U235). J’ignore pour quelle raison. Peut-être que, entrainée par la chaleur de 6.000 °C degrés et la violence de l’explosion nucléaire du plutonium l’U238 devient fissible ? ? ?
    2) Little Boy (« petit garçon » en français) est le nom de code de la bombe A qui fut larguée sur Hiroshima au Japon le 6 août 1945 à 8 h 15, le seul modèle qui tirait sa puissance explosive de l’uranium 235 enrichi : 2 masses d’uranium 235 devaient être mises en contact, mais auraient pu être mises en contact accidentellement, lors d’un crash d’avion par exemple. Aucune des 5 autres bombes Mark I, construites sur le modèle de Little Boy, ne furent donc utilisées par l’US Army.
    3) Fat Man (signifiant « homme obèse » en français) est le nom de code de la Bombe A au plutonium 239 larguée sur Nagasaki au Japon le 9 août 1945 par US army.

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  • Gourmel Michel
    Gourmel Michel

    Oppenheimer avait des remords, c’était bien pire que cela. Les preuves abondent :
    1) Juste après le 9 août 1945, les USA, tout heureux d’avoir utilisé 2 armes de destruction massive contre le peuple japonais ont fait d’Oppenheimer un héraut national. Je dispose d’une photo que je peux envoyer si j’ai une adresse, dont je ne connais pas la date exacte mais qui se situe dans ce contexte juste après le 9/8/45. Lors d’une cérémonie officielle avec force drapeaux, le général Groves remet un diplôme officiel de félicitation des USA à Oppenheimer. À priori tout ce qu’il y a de plus normal. MAIS ! Un détail sur cette photo m’a frappé : UN SOLDAT DERRIÈRE OPPENHEIMER TIENT CELUI-CI DE SA MAIN DROITE POUR QU’IL NE TOMBE PAS ! ET DE L’AUTRE CE DIT SOLDAT TIENT LE DIPLȎME HONORIFIQUE, ALORS QUE OPPENHEIMER RESTE LES BRAS BALLANTS REGARDE PAR TERRE, LE PHYSICIEN EST DANS UN SALE ÉTAT ; NÉ EN 1904, IL N’A QUE 41 ANS LORS DE CETTE CÉRÉMONIE EN 45 !
    2) Le 25/10/1945 le rendez-vous d’Oppenheimer avec le Président Truman est désastreux ; le physicien a un débit saccadé et se déplace nerveusement en murmurant des phrases disjointes, Oppenheimer déclare : « Monsieur le Président, j’ai du sang sur les mains. » Truman balaie cette remarque avec désinvolture et, une fois le physicien parti, ordonne à Acheson (un conseiller) de ne plus jamais le ramener devant lui : (« JE NE VEUX PLUS JAMAIS VOIR CE SCIENTIFIQUE PLEURNICHARD »), « Après tout, il a simplement fabriqué la bombe, c’est moi qui ai donné l’ordre de l’utiliser ».
    Une scène illustrée dans le long-métrage de Christopher Nolan.
    3) Ensuite, les plus grandes universités US se battent pour avoir Oppenheimer. Mais il est INCAPABLE DE FAIRE QUOI QUE CE SOIT D’INTÉRESSANT ET REVIENT DANS SON UNIVERSITÉ D’ORIGINE en espérant qu’en retrouvant les copains çà ira mieux. Peine perdue, la catastrophe continue.
    4°) Il y a longtemps, j’ai vu un film à la télévisons sur Oppenheimer, comme je suis chimiste, j’ai été frappé sidéré de voir ce grand nom ultra-célèbre du nucléaire se comporter comme un zombie ; il n’était même pas l’ombre de lui-même, ni de personne.
    $ Remarque, cependant, comme dit dans le texte ci-dessus : Oppenheimer trouvera tout de même la force de s’opposer, comme il a pu, à la construction de la bombe H, ce qui lui vaudra d’être poursuivi par l’inquisition de Mc Carthy, dans sa folie, ce dernier était capable de s’attaquer à une gloire nationale même ayant un cerveau délabré, et de le trainer devant une parodie de tribunal US !
    N.B. : Les mensonges du patron d’Oppenheimer sur les effets de la bombe atomique. Slate.
    https://www.slate.fr/story/251749/bombe-atomique-mensonges-leslie-groves-projet-manhattan-oppenheimer-dangerosite-radiations-nucleaires
    Des documents fraîchement déclassifiés exposent les fausses déclarations du général Leslie Groves, chef du projet Manhattan, quant à la dangerosité des radiations nucléaires.
    Le général, au cœur du projet Manhattan et de toutes les recherches, faisait mine de penser, devant les journalistes, que, en 1945, les connaissances sur le nucléaire, n’avaient pas avancé depuis 1900 – 1905… au mieux 1920 : énormes mensonges pour couvrir l’abomination.

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