Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Leila et ses frères et le paradoxe de la “critique” française

le synopsis du film dit beaucoup de choses que la critique du film en France refuse de voir systématiquement : “Les frères de Leila, une critique des dommages causés par les sanctions internationales et l’inflation du marché de l’or, parle d’un père qui cache des pièces d’or pour se créer un trésor, et seule Leila, sa fille, découvre la cachette. Cette découverte apporterait le chaos à la dynamique familiale déjà fragile. Au fur et à mesure que la santé du père se détériore, les actions de chaque membre de la famille conduiront progressivement la famille un peu plus près de l’implosion.”

La pyramide de Ponzi et les ultimes victimes

Il s’agit de la vie de Leila, de ses quatre frères et de ses parents. Leila a le dos qui flanche tant elle porte à bout de bras la misère d’une famille qui envahit tout et comme elle le décrit fait ressortir les faiblesses de chacun parce que la misère détruit la capacité des individus. L’un de ses frères, Alireza, vient d’être viré de l’usine en faillite dans laquelle il travaillait. Les autres sont au chômage, ils ont même peur de s’en sortir. Le vieux père se voit proposer de devenir le parrain de son clan, une haute distinction décernée au cours d’un mariage, en échange d’une somme d’argent conséquente. Cette même somme que Leila et ses frères aimeraient injecter dans le lancement d’une boutique qui leur permettrait à tous de gagner de l’argent et retrouver un certain confort. De rebondissements en rebondissements tout le capital convoité et les rêves qu’il a engendré se perdt dans une nouvelle vague d’inflation, mais aussi un art de toucher le sol pour partir de ce qui est en laissant la part au rêve et à la lutte qui est celle des femmes mais qui ressemble à la bataille de polochons de Zéro de conduite de Jean Vigo.

Effectivement le film est structuré comme une pyramide de Ponzi : il s’agit on le sait d’un montage financier frauduleux qui consiste à rémunérer les investissements des clients essentiellement par les fonds procurés par les nouveaux entrants. Si l’escroquerie n’est pas découverte, elle apparaît au grand jour au moment où elle s’écroule, c’est-à-dire quand les sommes procurées par les nouveaux entrants ne suffisent plus à couvrir les rémunérations des clients et quand est-ce qu’elle s’écroule quand les nouveaux entrants sont des misérables qui n’ont plus les moyens et les relations nécessaires pour investir?

Ici il s’agit de la nation iranienne, une des nations les plus anciennes et où la conscience nationale est parmi la plus forte avec la forte influence de la rébellion chiite et la manière dont elle a nourri l’apparition d’un parti communiste, le Toudeh, ses artistes. La pyramide de Ponzi part clairement donc dans ce monde iranien des sanctions abominables imposées à l’occident à certains pays sous prétexte qu’ils souhaiteraient rester souverains et refuse donc les mœurs comme le pillage occidental, une déstabilisation un tremblement de terre permanent dans lequel chacun s’accroche à ce qu’il peut, ce qu’il connait, ce qui donne aux conservatismes un pouvoir qui lui permet de contribuer à la pyramide sur le dos des miséreux qui rêvent de temps qui n’ont jamais existé, font tous les sacrifices pour être admis, tolérés et retournent leur colère contre les plus misérables. Comme chacun sait la femme étant le prolétaire du prolétaire, c’est sur Leila que tout retombe. Oui mais la force de ce film c’est qu’à la fois il décrit cet écroulement mais aussi à quel point il y a un impossible retour en arrière et combien ce sont ces misérables-là et leur principe de réalité qui vont être capables de dénoncer l’aliénation.

Il ne suffit pas d’être femme pour mettre en cause le seul patriarcat et, comme le veut le mythe occidental, en effet certaines femmes ont du pouvoir et on voit passer de splendides créatures qui ont fait de la tenue exigée par les religieux un raffinement supplémentaire qui sont parfaitement intégrées à ce système qui est celui de la marque que partout le capitalisme financier imprime au monde à travers son bras armé ici nommément désigné les Etats-Unis et l’incertitude qu’ils font peser sur les pays qu’ils ont choisi de dévaster.

Le tremblement de terre et la trahison qui permet la vie

En effet ce fonctionnement en pyramide de Ponzi est présent dès le fulgurant incipit du film puisque les héros de la famille iranienne que nous allons suivre tout au long du film sont insérés dans des séquences magnifiques d’affrontement entre les ouvriers d’une usine qui ne sont pas payés depuis des mois et que le patron vient de déserter en laissant des milliers d’ouvriers sur le carreau et la police. Cette désertion des escrocs est décrite à chaque moment du film avec à chaque fois le caractère bidon de ceux qui tentent d’en bénéficier dans une faillite et un tremblement de terre constant qui secoue la société iranienne et qui part des Etats-Unis, le réalisateur, un jeune homme dit que tout commence par là, sans doute fait-il référence au film Abbas Kiarostami dans Le Goût de la cerise, on se souvient de ce chef d’œuvre du cinéma iranien: Après le tremblement de terre du 21 juin 1990 qui a ruiné le nord du pays cette dévastation est aussi l’œuvre du travail humain. Un homme qui ne voit plus comment se situer, M. Badii a la secrète volonté de disparaître dans un champ qui est celui de ses ruines en trouvant l’ami qui l’y aiderait mais le trahirait aussi en lui redonnant paradoxalement le goût de la vie. Et bien dans le tremblement de terre des sanctions, de l’inflation, c’est dans la trahison de la volonté de mort que se situe la force des plus misérables, ceux qui ne peuvent plus participer à la pyramide de Ponzi et sont confrontés à la réalité, Leila est celle-là.

Parce que Leila est la seule à nourrir la famille, à laver la pisse du père dans l’évier… et pour seule récompense à subir la haine de ses parents qu’elle cherche à réveiller de leurs rêves séniles. Parce qu’elle est femme certes mais surtout parce que cette situation la situe hors de la pyramide de Ponzi, elle n’a même pas le droit de discuter même si peu à peu elle est la cheville ouvrière de la résistance familiale. Mais est-ce un hasard si c’est la créature la plus perdue, la mère, qui hait dans sa propre fille sa condition de femme misérable, mariée à un pauvre ouvrier méprisé de tous qui s’invente des vies où il bénéficie de l’attention du clan qui le gruge, qui soutient son mari dans ses illusions destructrices et qui passe son temps à la télé devant des matchs de catch. C’est cette misérable-là qui tout à coup désigne le responsable, et qui maudit celui qui crée cette inflation, cette injustice tandis que passent le spectacle des jeux boursiers.

La force du film n’est pas d’être une thèse, un simple positionnement idéologique

La longueur du film (2 h 40 minutes) est nécessaire pour opérer cette savante construction apparemment dans le désordre de cette escroquerie généralisé dans une succession d’aller retour entre une famille plongée dans l’enfer du gouffre social et économique et où les rêves de dignité sont les instruments de leur perte sans tomber dans la thèse en exposant comment du nid familial aux espaces d’exercice d’un quelconque pouvoir s’opèrent les trahisons, il y faut pour que ce soit un film cette capacité de nous asphyxier dans l’émotion et nous faire basculer dans l’identification avec l’humaine condition. Parce que ce qui fait un cinéaste c’est de pouvoir être totalement de son temps, de son univers national, et atteindre l’universel de l’humain dont il se revendique par tous les moyens d’une écriture qui n’est pas, ne peut pas être simple discours idéologique. Ce sont des êtres humains sans leur subjectivité, des regards, mais aussi devenus des objets comme le téléviseur, des corps obèses, éreintés, au bord de la crise que Saeed Roustaee a choisi de rejoindre comme le chemin de sa propre résistance.

Face à ce que dit ce film, cette ode au peuple iranien et au compromis politique nécessaire pour qu’il change et se batte en tant que classe ouvrière, Cannes, la critique cinématographique surtout veut absolument que l’on dise sa messe, celle qui justifie le crime des sanctions. Ces stéréotypes de notre propre aliénation qui plutôt que de s’attaquer au maitre fou, le capital financier, dans l’espoir de quelques mannes dénonce les victimes d’un étranglement par des sanctions immondes et illégales comme étant coupables de leurs malheurs par pur conservatisme, par refus d’adopter la démocratie occidentale. Les films qui disent le contraire et restituent les tremblements de terre dans lesquels vivent la majorité des êtres humains comme celui-ci doivent être détournés par la critique et la situation des femmes est du pain béni pour cette vision néo-colonialiste quoi qu’ait dit l’auteur.

Le paradoxe français

Nous sommes en plein paradoxe, que nous avons rencontré pour d’autres films concernant une nouvelle génération de cinéastes, mais aussi le vieux dissident ambigu qu’est Kontchalovsky dans “Chers camarades”. Qu’est-ce que ce paradoxe ? Il est français d’abord, mais il reflète aussi à sa manière les contradictions de la création prise entre nation et marché, prolétariat et bailleurs de fond. Une des forces de la critique à la Moussinac et Sadoul, critiques communistes c’était de bien tenir les deux bouts de l’œuvre et de la “politique” dite des auteurs. Le premier bout c’est de ne jamais ignorer les conditions de la production auquel est confronté l’auteur, la seconde c’est de reconnaitre des écritures.

Oui le réalisateur a raison, l’existence de la France, d’un cinéma qui ne se contente pas des produits hollywoodiens même si elle en reconnait aussi la valeur est le produit d’une histoire qui se confond avec le festival de Cannes. Puisque ce festival a été conçu par le Front populaire comme une réponse à la manière dont la biennale de Venise était devenue la chose du fascisme.(1)

Mais c’est au lendemain de la Libération sous l’influence de la CGT du spectacle et du PCF en lutte contre la loi Blum Byrns qui s’ouvre au marché américain et menace d’étouffer tout autre possibilité de création qu’est obtenue une disposition qui réserve un fond de création avec le prix perçu sur chaque place de cinéma. Non seulement cela va créer les conditions d’un cinéma français mais grâce en particulier à des critiques communistes cela va permettre de connaitre et d’aider un cinéma de créateurs venus du monde entier. C’est dans ce contexte que va se développer une nouvelle relation au public populaire, lui même en plein accès à une émancipation sociale avec des cinés-clubs, des revues, des critiques. Là encore le rôle des critiques communistes, de l’importance accordée au cinéma comme art de masse est le même que celui qui a pris son essor en Union soviétique.

Cet essor, cette conquête va peu à peu tourner en rond jusqu’à devenir ce jeu pour bobos, tournant en rond sur le politiquement correct qui culminera avec Mitterrand et l’événementiel paillettes et strass de Jack Lang. Pourtant ce qui s’est passé en France a eu et conserve des effets durables encore aujourd’hui, simplement si l’exigence cinéphile est là, elle tourne en rond dans un public de festival de plus en plus limité et asphyxie dans ses propres stéréotypes. Le paradoxe est que partout dans le monde, un cinéma qui plonge ses racines dans les contradictions d’une nation et de son peuple opprimé est en train d’apparaitre. Il lui faut vaincre l’hostilité des pouvoirs, la marginalisation du cinéma défendu et pour cela ils ont besoin d’une reconnaissance internationale. Ils doivent donc produire un narratif, celui de leur film et celui des commentaires qu’ils en font qui soit tolérables pour les censures autochtones (celle de l’argent étant la pire) et celle des marchés internationaux avec la sélection des festivals et les conférences de presse.

Face à ce film trés beau réalisé par un jeune homme, je ne peux m’empêcher de penser que ce que j’ai décrit comme le paradoxe de la critique française à savoir d’encore bénéficier d’une époque où les luttes des travailleurs ont coïncidé avec une culture de masse et une pollitique des auteurs élitaires pour tous se trouve aujourd’hui usurpé par une autocensure… Cela n’est pas si éloigné de ce que nous dit le film: sur la manière dont les conservatismes, les politiques capitalistes du gouvernement iranien sanctionné répercutent sur les plus pauvres les blocus, les censures, la difficulté de se défendre et des souffrances pour ceux qui tentent d’agir. Ce très beau film qui raconte la désagrégation de la société iranienne par suite du blocus des Etats-Unis peut se lire aussi en regard de la situation cubaine ; Si un immense pays, avec des ressources énormes peut vivre cela, imaginer ce que cela peut être pour le petit Cuba et depuis soixante subit le pire des blocus en prtendant offrir à sa population éducation, soins collectifs, sans que jamais se relâche l’asphyxie. « pour affaiblir la vie économique de Cuba […] pour provoquer la faim, le désespoir et le renversement du gouvernement ».C’est un crime contre l’humanité que de mener un tel siège inhumain et ceux qui feignent d’attribuer les raisons de tant de souffrance à l’incompétence des dirigeants, au choix du socialisme, alors que c’est le socialisme qui au contraire crée les conditions de la résistance. En masquant le blocus, ceux qui ne se battent pas contre une telle injustice sont eux mêmes les complices de ce crime. De même une critique qui refuse de comprendre à quel point le silence fait sur un tel crime affaiblit les conditions des activités intellectuelles et artistiques, à quel point ceux qui face au film Leila et ses frères peuvent résumer le film à des états d’âme esthétisants en ignorant totalement qui et quoi produit de telles souffrances, ne sont plus que d’insupportables tartuffes qui dénoncent le seul patriarcat pour mieux conforter le cauchemar vécu par Léila, ils deviennent des enfileurs de perles de verre maniéristes devant l’amoncellement des cadavres, tout en bénéficiant encore un peu des conquêtes de jadis d’un peuple organisé, éduqué et combatif; qu’ils ont trahi à leurs dépends, et ils ne comprennent pas des jeunes gens qui eux cherchent désespérement à recréer les liens.

Danielle Bleitrach

(1) Festival de Cannes, genèse et première édition annulée (1939) Jean Zay et création du festival à la Libération, le rôle de la CGT et du PCF | Histoire et société (histoireetsociete.com)

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