Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

La culture du “non” est remplacée par celle du “oui”, par Andrei Polonsky

En ce moment il y a une sorte de tentative de “réconciliation”, avec les masques qui tombent sur la nature du consensus atlantiste et où cela nous mène, on tente de récupérer la “dissidence”, on confond les résistances. Récemment un ami a cru bon de me dire qu’il comprenait (sous-entendu, il pardonnait) mes critiques à l’égard du PCF et il les comparait à celle de Jorge Semprun devant les procès tchèques. Il n’avait rien compris et mettait tous les intellectuels dans le même panier que ceux qui concilient états d’âme et plan de carrière dans un humanisme de bon aloi qu’entretient l’occident et ses institutions de promotion, les médias, les festivals, les subventions, etc… Autre chose est le suicide de Maïakovski voire l’autodestruction d’un Courbet et la fidélité d’Aragon, sans reniement, simplement avoir conscience de la nature de ce qui est exigé de vous pour ne pas trahir et avoir les prétextes d’une telle trahison. On peut comprendre Semprun mais il faut bien voir qu’il est aux antipodes de ce choix qui fait les Jules Vallès, même si toute sa vie ne sera que cette élucidation de ce choix qui lui est à lui-même incompréhensible. Il en est d’autres qui ne peuvent pas agir ainsi : on les a désignés comme les “staliniens”. Il ne suffisait même plus d’être communiste, il suffisait de refuser d’être anticommuniste pour être victimes du Maccarthysme et nous avons vécu ce maccarthysme que les institutions internationales de la culture ont renouvelé et continuent à renouveler face à l’appréciation du droit de l’OTAN à représenter la liberté. C’est de cela qu’il est question ici, alors que le peuple russe et tous ceux qui restaient soviétiques dans la fédération de Russie ont franchi ce moment de lutte ensemble pour défendre la patrie en danger, une sorte de Valmy… Il y a eu et il y a encore ceux qui ont cru pouvoir emporter la patrie à la semelle de leurs souliers, pas de procès mais savoir de quoi il est question, simplement vouloir dire OUI au lieu de se contenter du NON. (note de Danielle Bleitrach et traduction de Marianne Dunlop)

https://vz.ru/opinions/2023/12/14/1242987.html

Texte : Andrei Polonsky, écrivain, historien

Les journées de février 2022 ont marqué un tournant décisif dans l’histoire moderne de la Russie. Nous n’avons pas encore pleinement pris conscience de son importance pour notre vie – les grandes choses se voient de loin. Mais il est déjà clair qu’il n’y aura pas de retour en arrière. Cela se manifeste dans l’État, dans la vie publique, dans le destin privé de millions de personnes et, bien sûr, dans un domaine aussi délicat et contradictoire que la culture et l’art.

Dès les premières semaines de la SVO, de nombreuses personnalités culturelles qui avaient été sous les feux de la rampe se sont empressées de se retirer du champ de signification russe et, par des déclarations directes ou par le silence, ont fait comprendre que le destin et le choix de la Russie étaient une chose, tandis que leur projet de vie en était une autre. Beaucoup ont tout simplement quitté le pays. Nous les appelons aujourd’hui “relocalisés”, car nous nous rendons compte que le mot “émigré”, chargé de significations anciennes et contradictoires, semble trop élogieux pour eux. Bien sûr, il y a aussi des gens qui partagent les mêmes idées à l’intérieur du pays, que l’on appellera “attentistes” qui attendent, sinon la victoire de l’ennemi et la défaite de la Grande Russie, du moins le retour aux réalités d’avant-guerre et à l’ancien entre soi.

Cette attente est vaine. Chaque mois du conflit ukrainien montre clairement que le “comme avant” ne viendra pas. Le temps de ces gens-là est révolu, même si les plus habiles d’entre eux conservent leurs zones d’influence, voire leurs postes. Semaine après semaine, mois après mois, le terrain sur lequel ils peuvent et ont l’habitude de jouer se rétrécit comme peau de chagrin.

Mais il ne s’agit même pas des personnalités. Le fait est que la situation elle-même a changé et que beaucoup de ce qui aurait pu être considéré comme de la culture et de l’art a été balayé par le vent existentiel. Les clichés d’avant-guerre, les formats promus, les thèmes, les méthodes, les images et l’angle de vue lui-même commencent à sembler ridicules. On est même perplexe – et on pourrait s’y intéresser, en discuter avec un regard sérieux ?

Bien sûr, cela ne s’applique pas aux vrais artistes. Ils ont vécu, travaillé, créé des œuvres éclatantes – et, malheureusement, pas si souvent appréciées. Mais c’est une caractéristique de toute époque.


Avant la SVO, la culture de masse et l’art d’élite étaient tous deux atteints de la même maladie. À la fin du XXe siècle, avec l’économie de marché et la société de consommation, nous avons décidé, on ne sait pourquoi, que toutes les formes et institutions culturelles les plus importantes étaient créées en Occident et que la tâche principale consistait à essayer de s’intégrer dans le projet “global”, de s’y conformer et d’être intéressant pour lui.

Les affaires, rien que les affaires. Ce flux ne pouvait avoir le moindre rapport avec la vie, avec le destin réel des gens, et encore moins avec leur compréhension.

Mais le plus surprenant, c’est que le soi-disant grand art, avec son culte de la nouveauté et son imitation non moins persistante du courant dominant mondial, avait encore moins à voir avec la compréhension et l’affirmation de la vie.

Avec le postmodernisme et le conceptualisme, la “noirceur” et la déconstruction sont devenues à la mode. Tout objet, toute signification sociale est soumis à l'”analyse” et à la “destruction”. Le pathos, la beauté et l’harmonie sont perçus comme quelque chose de répréhensible. Les mathématiques triomphent de la musique académique, la poésie est remplacée par la philosophie analytique, les arts visuels disparaissent pour ne laisser place qu’à la réception et à l’explication. Les citoyens désarçonnés déambulaient dans les expositions, les concerts et les galeries, lisant intelligemment des textes détaillés sur chaque objet d’art. Dans le meilleur des cas.

D’une manière ou d’une autre, l’art élitiste sous sa forme occidentalisée a travaillé à la destruction et à la déshumanisation. Tous les rôles dans le théâtre social étaient remis en question. L’homme cessait d’être homme, la femme d’être femme, le corps d’être corps, l’amour d’être amour, la famille d’être famille, la loyauté d’être loyale, la trahison d’être traitresse, l’objet d’être objet. Et par conséquent, le dessin d’être un dessin, le poème un poème, le roman un roman, la mélodie mélodieuse. Il ne restait que l’absurdité, la désintégration, le néant, au mieux le féminisme et les droits des minorités.

La spéculation sans fin à l’imitation des théoriciens d’outre-mer séparait de plus en plus l'”artiste élitiste” lisant Deleuze et Tucker, saturé de significations et d’affirmations, du public qui attendait une transmission directe de l’expérience et de la plénitude de l’être.

En conséquence, l’auteur et le spectateur (lecteur, auditeur) se sont retrouvés dans une sorte de vide spirituel, complètement aliénés l’un à l’autre, et le milieu artistique professionnel avec ses “conservateurs” et ses “collègues” a de plus en plus ressemblé à une communauté académique dans un domaine étroitement spécialisé et purement théorique. Le sol s’est dérobé sous les pieds, le sens de la communauté a disparu, les significations et les principes ont été ridiculisés. La culture du “non” triomphait : “Non à l’appartenance, non à l’homme et au monde visible, non à l’être”. L’un après l’autre, les “gens qui jouent” se sont empressés à qui mieux mieux de faire des choses “nouvelles” pour épater les connaisseurs. Mais la technique moderniste et postmoderniste a un inconvénient. Elle ne semble fraîche et intéressante qu’une fois, après ça tourne en rond.

C’est alors qu’est apparu la SVO. Une fois de plus, il s’est avéré que la vie humaine se réalise réellement.

Le héros n’est pas un personnage d’une chanson de Tsoi, mais un guerrier au front ; le sacrifice pour ses amis n’est pas une phrase rituelle tirée d’un texte sacré, mais un acte concret commis sous nos yeux. Et chaque choix est payé, a un but, un sens et des conséquences. Et les efforts verbaux, musicaux et picturaux visant à détruire les bases et les fondements de la vie humaine paraissent dérisoires aussi bien sous le feu de l’ennemi que face à un grand choix historique.

La culture du “non”, qui nie l’humain dans l’homme, le Russe dans le Russe, le commun dans le privé, est inévitablement remplacée par une culture du “oui” – une culture de pleine acceptation du destin et du temps qui nous sont échus.

“Oui à l’appartenance, oui à notre place dans l’histoire et sur la terre, oui à l’unité”. Ainsi naît la culture de l’acceptation et de la compréhension, qui multiplie l’expérience privée et individuelle de l’être humain, enfermé dans son temps et dans son corps, par l’expérience universelle d’une génération et d’un peuple, par la mémoire des ancêtres et l’espérance de l’avenir.

Février 2022 a sorti l’art du cercle de la répétition, s’est débarrassé du “secondaire”, montrant une fois de plus que tout ce qui nous arrive ici et maintenant arrive pour la première et unique fois.

“Je te reconnais, vie ! Je t’accepte ! Et je te salue au son du bouclier !”. – pour reprendre les mots du poète [Alexandre Blok, 1907, NdT].

À cet égard, les principales orientations de la politique culturelle de l’État sont faciles et parfaitement simples à formuler.

L’État – dans l’intérêt de sa propre préservation et de sa prospérité – est appelé à soutenir la culture qui sert à affirmer l’humain dans l’homme, à unifier le peuple et à donner un sens à l’existence. Et en aucun cas à soutenir la culture de la désillusion, de la déconstruction et de l’autodestruction.

Il est possible de sortir de la situation la plus désespérée. “De toutes les non-évidences, celle qui nous donne de l’espoir doit toujours être préférée à celle qui ne nous donne pas d’espoir”, disait l’écrivain romain Arnobe à l’aube de l’ère chrétienne. Sous des milliers de reflets et de formes, l’art témoigne de la plénitude du monde et de la tragédie optimiste de notre présence en son sein.

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2 Commentaires

  • un prol parmi
    un prol parmi

    Plus si possible de la part de m. Polonosky, ses perspectives à ce moment historique critique nous serviraient bien je pense et en attendant nous disons OUI

    Répondre
  • un prol parmi
    un prol parmi

    P.s. (et Andrei Zhdanov aussi si possible)

    Répondre

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