Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Marx et la violence

Un article qui nous aide à réfléchir sur la manière dont toute structure sociale fondée sur des rapports de classe tente de maintenir son pouvoir, ce qui est le fondement de la “violence” dite légitime. Il faudrait sans doute ajouter à cette analyse le rôle de la guerre impérialiste et donc tout l’apport de Lénine pour cerner l’actualité d’une telle pensée et on comprendrait mieux pourquoi l’alternative de la chute de l’impérialisme des Etats-Unis et de l’occident “global” semble se poser entre socialisme et fascisme, celui-ci paraissant une ultime forme du pourrissement de “l’outre achéménide” dont parle Lénine, à son stade impérialiste, la classe capitaliste est comme la torture infligée par les Perses, ils bâtissaient une outre autour de leurs victimes et nourrissaient ceux-ci de mets les plus riches en les laissant se décomposer dans leurs déjections, l’élection du président argentin n’inspire que répugnance et effroi. (note et traduction de Danielle Bleitrach pour histoireetsociete)

Dossier sur l’actualité du marxisme

Zenia Yébenes Escardó

L’objet de ces lignes est de réfléchir à ce que certaines trajectoires de pensée marxistes nous aident à comprendre sur une question absolument incontournable : celle de la violence. Ma réflexion se divise en deux parties. Dans la première, je montre ce que l’héritage de Marx nous permet d’analyser en termes de violence structurelle du monde dans lequel nous vivons. Marx inaugure effectivement la possibilité de considérer la violence comme un phénomène structurel. Avant Marx, il y avait des théories de la domination, et des théories de l’intérêt matériel (économique ou autre) qui nous poussent à contempler dans l’histoire l’exercice constant de la violence par les dominateurs sur les dominés, mais il n’y a pas de théorie de la violence en tant qu’élément d’une structure susceptible d’être reproduite. Marx serait alors le premier auteur à avoir postulé une forme de violence que l’on peut considérer comme structurelle, objective ou ultra-objective, comme le souligne Étienne Balibar dans Violence et civilité.

Dans la deuxième partie, je m’intéresse à la question de la réponse à cette violence de la part des sujets attachés à l’héritage de Marx. En d’autres termes, ce qui m’intéresse, c’est de souligner le rôle que la violence peut jouer dans la pratique politique transformatrice et ses risques potentiels. Pour Hannah Arendt, Marx comprend toute l’histoire et donc aussi toute l’action politique, y compris le discours, en termes de fabrication. Tout comme le fabricant d’une chaussure ou d’un bureau peut déterminer le processus par lequel l’objectif est atteint, les fabricants politiques choisissent leurs outils et leurs processus. L’acte politique qu’ils promeuvent peut non seulement être accompli, mais il doit être achevé, car il fait partie de l’implacable nécessité historique. C’est pourquoi, conclut Arendt dans Karl Marx et la tradition de la pensée politique occidentale, la violence ouverte et même la terreur deviennent des outils acceptables pour les faiseurs révolutionnaires de l’histoire, puisqu’ils sont tout à fait sûrs de savoir ce qu’ils font. Cette lecture, certes possible, s’appuie sur une philosophie schématique de l’histoire, comme on peut le voir par l’identification d’une séquence qu’il faudrait accomplir quoi qu’il arrive. Par exemple, « le développement national capitaliste d’État → lutte des classes → dictature du prolétariat → communisme ». Son hypothèse systématique s’avère très problématique, car elle repose sur une idée téléologique de l’histoire. Arendt, cependant, n’ignore pas que cette lecture n’est pas la seule et que Marx est beaucoup plus subtil et complexe que ne le suggèrent ses déclarations les plus incendiaires. Il convient toutefois de souligner que l’héritage de Marx qui cherche à réfléchir sur la violence aujourd’hui doit également être repensé à la lumière de l’écologie, des féminismes et de la postcolonialité.

1.

Nous devrions commencer par clarifier la relation entre la violence et le pouvoir. Pour Marx, le pouvoir n’est pas la même chose que la violence parce que le pouvoir peut incorporer des éléments non-violents, mais toute politique (contrairement à ce qu’Arendt elle-même pense, par exemple) se développe avec un certain degré et une certaine extension de la violence qui peut être physique, symbolique, etc. La violence n’a rien à voir avec un mal métaphysique, transcendant ou religieux. Il s’agit de la manière dont le pouvoir s’inscrit dans la structure sociale afin d’être conquis et préservé. Une première leçon à garder à l’esprit est la suivante :

L’existence d’effets inattendus de l’action, de rationalisations étrangères à la raison, de tendances à la dégradation violente de la politique ne dérive d’aucun fléau essentiel de l’être humain ni d’aucune arrogance fatale de ceux qui veulent se révolter contre ce qui existe. La violence est perpétrée par des agents qui, dans de nombreux cas, fonctionnent en reproduisant certaines relations sociales ou en activant des pratiques d’opposition qui imitent les modèles de gouvernement auxquels ils sont confrontés.

José Luis Moreno Pestaña, « Transitions vers nulle part ».

Dans le chapitre 24 du premier livre du Capital, intitulé « L’accumulation dite primitive », Marx montre comment, aux origines du processus capitaliste, se trouve l’expropriation forcée. C’est-à-dire que nous nous retrouvons avec la violence de l’économie qui va gouverner la société à partir de la dépossession. De cette façon, le mythe libéral des origines « idylliques » de la propriété privée individuelle est déconstruit : si nous examinons l’histoire de manière désenchantée, nous ne pouvons nous empêcher de constater qu’elle est caractérisée par la conquête, le vol, le meurtre. Le capital arrive, « ruisselant de sang et de boue ». Des auteurs comme Cinzia Arruzza ou Silvia Federici soulignent le rôle de la division sexuelle du travail et de la violence de genre inhérente non seulement à l’accumulation primitive, mais aussi à l’accumulation globale. Marx dresse également un portrait saisissant de la discipline infligée par le capital aux travailleurs salariés, en partie par la force brute, en partie par la médiation juridique et par ce qu’Althusser définissait comme des « appareils idéologiques d’État ». Il convient également de noter que l’État moderne est la manière dont la société organise la violence afin de favoriser la conversion du mode de production féodal au mode de production capitaliste. En effet, l’État dans son ensemble est présenté comme un élément nécessaire au développement capitaliste et, par conséquent, à l’exploitation de la force de travail qu’il contient. Pour Marx, l’État est la force concentrée et organisée de la société. Cette définition pourrait être lue parallèlement à celle de Max Weber selon laquelle l’État est une communauté humaine qui revendique (avec succès) le monopole de la force physique sur un territoire donné. Pour parler de l’État, il faut aussi parler de la violence, de la force et de son rapport au pouvoir, mais avec la marque de la légitimité.

Cependant, il ne faut pas tomber dans le piège de penser qu’il faut déduire le « politique » des rapports de production à travers le fil de la dépossession et de l’exploitation. Bien que la structure économique conditionne fortement la dimension politique, il n’y a pas de dérivation immédiate de la seconde à partir de la première. L’« économique » ne peut pas passer « en premier » parce qu’il n’y a pas de processus d’exploitation purement économique qui fonctionne sans domination politique. L’idée même d’exploitation « pure » fondée sur la différence entre la valeur de la force de travail et celle de la plus-value est une mystification présente dans la forme contractuelle, dans laquelle un « acheteur » est confronté à un « vendeur » de force de travail dans une relation apparemment symétrique. Il est indispensable de problématiser la manière dont le marxisme « orthodoxe » a articulé le rapport entre l’« économique » et le « politique ». Dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Marx avertit déjà qu’avec l’arrivée au pouvoir de Bonaparte, le pouvoir social de la bourgeoisie est maintenu, mais que son pouvoir politique est nié. C’est-à-dire qu’économiquement, elle reste la classe dominante, mais seulement au prix d’une cession complète de la domination politique, en l’occurrence à Bonaparte. Cette problématisation de l’articulation des rapports de l’économique et du politique est plus que jamais nécessaire si l’on réfléchit aujourd’hui à la manière dont la violence est conçue et administrée, dans les frontières floues entre l’économie légale et l’économie illégale, par rapport à l’État, et à ceux qui servent de souverains de fait.

L’accumulation primitive exigée par le capital n’aurait pas été possible sans les méthodes basées sur la violence la plus brutale du colonialisme. Dans L’accumulation du capital, Rosa Luxemburg critique à juste titre Marx en avertissant que l’accumulation primitive ne se limite pas au moment fondateur du capitalisme : elle accompagne les processus d’extension coloniale de la destruction brutale des modes de production antérieurs. Il faudrait cependant se demander s’il ne s’agit pas seulement de sa destruction et non de son incorporation. Elle met également en garde contre un aspect d’une pertinence inhabituelle aujourd’hui : l’expansion territoriale militarisée. Mais il faut aller plus loin : la tendance à la surexploitation, non seulement des colonies, mais de toutes les couches du prolétariat, est au cœur du mode de production capitaliste. L’accumulation primitive n’est pas une phase finie et finie, la violence originelle de l’accumulation se répète tout au long du développement capitaliste et constitue la condition sine qua non de la dynamique du capital. Ainsi, l’accumulation par dépossession s’approprie ou contamine également des biens tangibles, tels que l’eau ou le territoire, et des biens immatériels tels que des biens culturels, symboliques, etc. C’est en ce sens que Balibar, dans Violence et civilité, définit le capital comme « un traité sur la violence structurelle infligée par le capitalisme ». Et il avertit que nous sommes face à une véritable « phénoménologie de la souffrance » due à « l’excès » de violence typique de son histoire.

Illustration : Arantza Clavellina.

2.

Nous avons ensuite observé, de manière succincte, comment il y a une violence de l’économie qui structure le monde et comment il est absolument nécessaire de la penser dans son articulation avec le pouvoir politique. Cependant, la tradition marxiste a longuement réfléchi sur l’usage politique de la violence précisément parce que la violence n’est pas un pur effet des lois économiques, mais qu’elle est politique parce qu’elle peut être déployée, explosée ou calibrée avec plus ou moins de précision. L’usage politique de la violence a également été lié à une possible réponse à la violence structurelle ou ultra-objective à laquelle nous avons fait allusion. Ceux qui s’élèvent contre l’oppression le font contre deux types de violence. En premier lieu, la violence d’État, celle qui est soutenue par un pouvoir légitime qui revendique le monopole de l’exercice de la force, mais qui, précisément pour souligner sa légitimité, a toujours besoin d’encadrer l’illégitimité de ce qui défie les fondements mêmes de l’exercice du gouvernement et ne peut être inclus. Deuxièmement, à cause de l’exploitation excessive.

Il vaut la peine d’identifier l’accentuation, visible par exemple dans le Manifeste communiste, du rôle révolutionnaire du prolétariat, de son antagonisme virulent avec la bourgeoisie et de la tendance historique de la lutte des classes à l’instauration d’une société socialiste ou communiste qui abolira les classes et l’État. Bien sûr, cette tendance historique, une fois de plus, fait partie d’une téléologie plutôt discutable qui suppose que la violence révolutionnaire peut immédiatement devenir quelque chose de nouveau et de désirable. Initialement, Marx propose que la « révolution sociale » des travailleurs auto-organisés s’oppose à la révolution « politique » de la bourgeoisie, centrée sur l’État. Au fil des ans, une complication de cette logique est apparue. Il y a une réarticulation de la question de l’État, qui ne peut plus être réduite au statut de reflet sans médiation de la dynamique de production ; le thème de l’organisation est élaboré à travers l’élaboration du concept d’un parti capable de donner une efficacité politique au « mouvement réel » du communisme. L’idée léniniste de l’État-parti apparaît alors, et cette violence, concentrée dans l’État, est un instrument qui laisse indemne le sujet qui l’utilise et les fins qu’il poursuit. Balibar rappelle que Rosa Luxemburg avertit les bolcheviks qu’il est dangereux de détruire un espace représentatif du débat démocratique parce que, ce faisant, la révolution ne pouvait ni savoir quel soutien réel elle avait, ni délibérer avec ses adversaires. Ainsi, « le fantôme d’une puissance propre supérieure à la puissance réelle et d’ennemis dépourvus de toute raison » a été généré.

Balibar avertit à cet égard que les révolutions commencent avec des personnes qui souffrent d’une violence structurelle et ultra-objective sous forme de dommages et de diverses formes d’exploitation et d’aliénation. Cette violence structurelle ne vient pas de décisions personnalisées, mais de décisions politiques ou économiques. Éliminer ces conditions de violence par un soulèvement ne signifie en aucun cas considérer l’autre comme quelque chose de mauvais. Cependant, il existe un autre type de violence, qui se concentre sur une concentration obsessionnelle sur la destruction de certains agents ou groupes sociaux, dont l’existence même est considérée comme un témoignage du mal. Il ne s’agit plus d’une violence ultra-objective, mais d’une violence ultra-subjective. Ce qui intéresse Balibar avec la violence révolutionnaire, c’est la façon dont elle peut osciller entre l’ultra-objectif et l’ultra-subjectif. Pour Balibar, seules les formes de violence qui ne sont pas seulement des luttes contre l’exploitation et l’oppression, mais qui impliquent également la création de nouvelles règles du jeu qui apaisent la violence, peuvent être converties en une plus grande justice et une plus grande qualité démocratique. Rappelant Rosa Luxemburg et la nécessité pour la révolution d’avoir un espace de distanciation qui lui permette de réfléchir sur elle-même, il avertit que seule la distance par rapport au moment de la lutte contre l’exploitation génère la possibilité de transformer la violence en quelque chose d’autre.

D’autre part, il faut se rappeler que toute la trajectoire de Marx est configurée comme une « pensée dans la conjoncture » : la politique est comprise dans son caractère de contingence radicale, dans son excentricité face à des lois qui englobent tout. L’analyse de la situation politique dans sa détermination spécifique implique que l’articulation de l’argumentation subit une perpétuelle modification : on est confronté à une logique singulière qui est à la hauteur de l’événement contingent. Malgré cet enracinement dans la spécificité de la conjoncture, un élément constant du développement de Marx et Engels est la tentative de produire une « déconnexion » entre la dimension politique et celle de l’État, non pas sur la base d’une indication abstraite d’un « au-delà » de « l’État », mais en tenant compte du caractère concret de la situation. Il y a donc lieu de s’inquiéter de l’utilisation politique de la violence, à savoir la violence active des pratiques d’opposition qui imitent les modèles de gouvernement auxquels elle est confrontée. Dans un tel scénario, même le pouvoir de violence du prolétariat représente la réponse des dominés aux dominants. Le risque est d’assumer subrepticement le modèle de la révolution bourgeoise dans la délimitation de la révolution prolétarienne. Par conséquent, ce dernier doit être compris non seulement comme la stratégie de prise du pouvoir mais, plus important encore, comme une nouvelle forme de politique qui opère la « déconnexion » entre la dimension politique et la dimension étatique que nous avons examinée. En effet, bien que l’État ne puisse être réduit au statut de reflet non médiatisé de la dynamique de production, il se présente comme un élément nécessaire au développement capitaliste et, par conséquent, à l’exploitation de la force de travail qui s’y trouve. En ce sens, ce qui sous-tend l’argument, ce n’est pas le renforcement de la structure étatique, mais sa problématisation radicale, son dépérissement.

Par exemple, dans L’idéologie allemande émerge le fait que la classe a un caractère intrinsèquement politique, incapable d’être jamais complètement hypostasée, ni du point de vue sociologique, ni du point de vue ontologique. Les classes existent, tout d’abord, dans la dimension de la pratique et, en particulier, dans la lutte, et c’est là que se forment et se transforment sans cesse les rapports entre les individus et les classes, ainsi que leurs symétries et leurs asymétries. On peut identifier, même si ce n’est pas systématiquement, deux significations du mot « prolétariat ». L’une est celle que nous venons d’examiner, dans laquelle une symétrie avec la classe bourgeoise est postulée. Mais il y a aussi une deuxième approche de ce concept, qui est asymétrique par rapport au concept bourgeois, et dont le statut de classe semble problématique et incertain. Alors que la classe bourgeoise est une classe au sens plein du mot, dans la mesure où elle défend des intérêts déterminés et particuliers, le prolétariat constitue une classe non classiste, dans la mesure où il tend à sa propre dissolution et, par conséquent, au dépassement de l’horizon de classe et donc à la désarticulation de toute la structure. Dans L’Idéologie allemande, nous trouvons une formulation radicale de cette question. C’est le prolétariat qui n’a plus d’intérêt de classe particulier à faire valoir contre la classe dominante. Je voudrais conclure ce récit en soulignant précisément ce qui suit. N’ayant pas d’intérêt de classe particulier, le prolétariat opère un coup d’État qui constitue une violence d’un autre genre, dans la mesure où il sape radicalement l’ordre des choses. Cette violence ne peut pas être caractérisée ou comprise dans les termes dans lesquels la violence a généralement été dans le cadre des révolutions, parce qu’elle brise précisément le cadre articulé sous l’axe ami/ennemi, selon les intérêts de classe. La violence, le coup d’État, consiste à briser ce cadre et sa logique inhérente et à inaugurer quelque chose de nouveau. Cet héritage de la pensée de Marx me semble très pertinent pour toute recherche sur le rapport entre violence et pouvoir pensée en des termes qui ne sont pas mimétiques – et donc, en fin de compte, fonctionnels – de ceux de la brutalité du capital ou de l’État.

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