Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

La vie près du front, par Andrei Polonsky, écrivain, historien

Le Donbass est devenu pour l’immense majorité des Russes une sorte d’Alsace-Lorraine et ce texte émouvant nous dit pourquoi aucun pouvoir russe ne peut l’abandonner sans provoquer une réaction violente du peuple. Déjà les critiques les plus violentes que doit essuyer l’actuel gouvernement russe ne concerne pas la guerre et ses conséquences mais l’impréparation à celle-ci, la manière dont Poutine et surtout les siens se sont laissés berner par les occidentaux, Merkel et Hollande en premier. On oublie qu’en 2023, il y aura des élections pour les gouvernants étatsuniens et pour les Russes. Si les Américains ont réussi à créer consensus autour de l’aide à l’Ukraine voire à l’encouragement à la guerre contre la Chine, les problèmes de politique extérieure ne sont pas déterminants, ils sont tout au plus comme chez nous des excuses face à la faillite interne. A l’inverse, ils ont réussi à ce que pour les Russes comme pour les Chinois, la lutte anti-impérialiste devienne vitale. (note de Danielle Bleitrach, traduction de Marianne Dunlop)

https://vz.ru/opinions/2022/12/26/1192587.html

26 décembre 2022

Nous avons apporté de l’aide humanitaire au Donbass. Sans pathos ni discours officiels superflus. Certaines choses – médicaments, livres – ont été collectées et achetées par nous-mêmes, avec l’aide d’amis. La littérature pour adolescents – éducative, historique et divertissante – a été glanée chez les uns et les autres.

Nous sommes venus de Saint-Pétersbourg avec deux voitures, à travers les chutes de neige de Moscou, la pluie d’hiver de Voronej, le vent de la steppe de Rostov. Ce qui était autrefois un point de passage frontalier n’est plus qu’un simple point de contrôle des documents et des marchandises. On contrôle et laisse passer. S’il n’y a pas de file d’attente, l’ensemble de la procédure prend dix minutes.

C’était un dimanche soir, une voiture après l’autre allait à Donetsk. Les gens rentraient de Russie après le week-end. C’est vrai, il y avait aussi une queue dans la direction opposée. De nombreux habitants de Donetsk passent leurs week-ends à la maison et travaillent dans la région de Rostov.

La tension de l’approche de la ligne de front se fait sentir, mais pas trop. Mes camarades, des soldats vétérans, m’ont dit : quand on passe Makeievka, vous nous suivez, ne restez pas derrière. Nous allons accélerer, ce n’est pas loin de la ligne de contact, il y a des “arrivées”.

J’étais perplexe, j’ai réalisé que je ne pourrai pas me sentir aussi détendu que pendant deux mille kilomètres jusqu’à Rostov…

Photo : Maksim Konstantinov/Global Look Press

…Cependant, ce sentiment d’un “monde changé” s’estompe très vite. Lorsque nous traversons maintenant Makeievka chaque jour, que nous roulons dans un flot de voitures en provenance et à destination de Donetsk, avec les grondements au loin et une oreille qui apprend à distinguer qui tire sur qui et d’où, ces premières conversations en arrivant au Donbass semblent presque ridicules. Je pense que les copains me charriaient. Après tout, avant ça, nous ne nous étions rencontrés que dans les cafés de Saint-Pétersbourg…

De toute façon, déjà là, près de la frontière administrative de la DNR, il y avait un sentiment très fort qu’il s’agissait d’un seul pays et d’un seul état. C’est notre terre, la nôtre, notre sang, mais martyrisée, sur laquelle une guerre fait rage depuis huit ans déjà, et qui est pilonnée et martelée depuis des systèmes de feu ukrainiens, américains et je ne sais quoi d’autre par un ennemi polyglotte, dissimulant son désir d’écraser et d’évincer la Russie en utilisant le nom d’Ukrainien et le régime fantoche ukrainien.

***

Nous nous sommes arrêtés à Tchoulkovka, dans un quartier de lotissements. C’est la maison de la belle-mère d’un des soldats vétérans qui sont venus avec nous. La propriétaire elle-même, que tout le monde appelle Maman, est âgée d’une soixantaine d’années. Elle a passé cinq ans au “front”, à faire la popote pour les combattants. Le repas fut merveilleux. Et le bortsch…

…On a entendu gronder, et notre hôtesse a dit : nous allons prendre le thé maintenant, et ensuite je vais aller chez Milka pour me faire teindre les cheveux.

Mon compagnon, Mourad Gaukhman, un remarquable artiste de Saint-Pétersbourg, me dit en écrivant ces lignes :

– Ce sont en fait des familles entières qui se battent dans le Donbass.

Et c’est plus que vrai. Notre hôtesse, quand tout a commencé en 2014, a vendu ses bijoux, tous les objets de valeur qu’elle et sa fille avaient, et dans la deuxième moitié de la maison, elle a hébergé les gars par escouades de 15-20 personnes, les a nourris, blanchis, puis, quelques mois plus tard, elle est partie elle-même sur le front.

Pas étonnant que les soldats l’appellent “maman”.

***

Il y a un dôme étoilé au-dessus de Donetsk. Ça vrombit. Plusieurs “arrivées”. Ils ont frappé l’hôpital, près du pont…

…Le soir, je suis allé au centre, j’ai bu du café dans une taverne près de la rivière. Donetsk illuminée est très belle. Des lanternes de Nouvel An. Des guirlandes lumineuses avec une inscription : “Bonne année 2023 ! ” Après huit ans de guerre – des illuminations dans les rues. La force d’âme de ces personnes est phénoménale.

Des couples se promènent le long du quai. Ils rient. Ils s’embrassent, exhalant l’air glacial.

C’est une nuit froide. Le poêle à charbon chauffe. Vous sortez la maison, même avec une doudoune, il fait frisquet. Vous pouvez immédiatement imaginer ce qu’il en est pour les gars sur les postes de garde. Et vous avez chaud.

On m’a raconté une histoire vraie locale. Ce n’était plus un garçon, mais déjà un homme plein de vitalité, nom de code Ritch (j’ai changé les noms, non pas à cause d’une quelconque crainte, mais juste au cas où) il a servi dans le service de renseignement en 2015. Il a rencontré une fille à Donetsk, appelée Vera. Mais il était dans un tel état qu’il ne voulait voir personne. Il ne voulait pas d’une nouvelle relation ou d’amis. Donc il ne s’est rien passé entre eux.

Et puis une rumeur a couru qu’un certain Ritch avait eu une jambe arrachée. Vera s’est précipitée pour le chercher dans les hôpitaux et les morgues. Ritch dit qu’il ne peut pas imaginer comment il est possible de rester avec un homme sans jambes. Et voilà…

Heureusement, Ritch était vivant et en bonne santé, et à l’époque, le khokhol ne l’a même pas égratigné. Ils sont toujours ensemble avec Vera et vous devriez entendre comment il parle affectueusement d’elle.

***

Nous sommes allés à Yasinovataya. Yasinovataya est la ville de la gloire militaire du DNR et le plus grand centre à 21 km de Donetsk, huit ans pratiquement sur la ligne de contact. L’avant-poste se trouve à deux ou trois kilomètres. Aujourd’hui, les gens se rendent à Yasinovataya soit par la “route de la vie”, tracée à travers les champs et les voies ferrées à l’époque où les ennemis arrivaient presque aux frontières de la ville et où toutes les routes étaient coupées, soit en la contournant, via Makeievka.

Nous avons apporté des cadeaux pour la grand-mère de 93 ans qui a survécu au blocus de Leningrad et a vécu le reste de sa vie au Donbass, de l’aide humanitaire pour la bibliothèque et le musée locaux, des livres collectés chez nous pour les adolescents, du matériel pour préparer l’EGE [le bac, NdT]], les mathématiques et la physique de Perelman, l’encyclopédie historique pour enfants, un dictionnaire de langue russe pour les écoliers et beaucoup de petites choses sympathiques. Nous sommes allés discuter avec le maire, Dmitri Chevtchenko, qui affirme avec confiance que, quelles que soient les difficultés, la ville continuera à vivre.

Il est impossible d’exprimer le poids de ces mots. Les bombardements ont endommagé 70 % du parc immobilier de Yasynuvata en huit ans. Mais ici, il n’y a pas de plaies béantes comme en Abkhazie. Tout est réparé immédiatement, les fenêtres sont mises en place pour éviter que les tuyaux n’éclatent, les tuyaux sont rafistolés pour garder la chaleur. Anna Bondar, adjointe au maire, déclare : imaginez un peu, les gens viennent nous voir et se plaignent que nous n’avons pas ramassé les feuilles devant chez eux. Il me semble que c’est la meilleure preuve de notre travail. La ville est sous le feu depuis huit ans, ça cogne toutes les dix minutes, la route est criblée de balles, la ligne de front est à deux kilomètres, et ils pensent aux feuilles.

D’ailleurs, beaucoup de gens à Yasinovataya pensent aux feuilles. Nous étions à peine arrivés pour voir la luxueuse gare de Yasinovataya, qui était autrefois l’une des plus grandes stations de triage, que le chef de station, Elena Grigoryevna Alipa, a commencé à haranguer notre camarade Denis Shinkarenko, vétéran du Donbass et député municipal de Saint-Pétersbourg, au sujet de sa visite à Saint-Pétersbourg en février dernier et de la neige qui n’était pas déblayée (1). À Yasinovataya, notamment à la gare, sous les bombardements quotidiens, tout est nettoyé et dépoussiéré. Mais Saint-Pétersbourg est la capitale culturelle de la Russie, et c’est un tel malheur.

Elle dit ça, et dehors on entend une frappe, quelque part à un kilomètre de là. Denis rougit, puis une frappe retentit, plus loin, mais plus puissante.

Et puis, au moment du thé, cette femme merveilleuse, chef de gare, nous raconte comment, à Pétersbourg, au marché, une vendeuse, découvrant qu’elle est originaire du Donbass, lui demande : “Dites-moi, on vous a obligés à vous rattacher à la Russie par la force ?”.

Et Elena de Yasinovataya a presque pleuré, parce qu’elle a compris que notre arrière russe est si loin – de leur lutte, de leur malheur et de leurs épreuves, et encore plus du prix qu’ils paient pour être avec la Russie…. Et elle se retrouve seule et solitaire. Et elle répond : “Il n’y a rien pour nous sans la Russie, la Russie est notre seul espoir. Franchement, nous sommes sûrs que nous sommes la Russie”. Elle regarde la vendeuse de Saint-Pétersbourg et n’est pas sûre qu’elle la croit.

Et à Yasinovataya il y a un ensemble folklorique “Rossyp’”, en février ses membres ont enregistré une chanson et sont allés au front, et il y a aussi la salle Pouchkine à la bibliothèque et au musée, et derrière il y a une salle de jeux pour les enfants, pour que les gosses ne passent pas trop de temps dans la rue – c’est dangereux. Et la salle Pouchkine est aussi une salle d’écriture, où les enfants réapprennent à écrire à la main de simples lettres et cartes sur du papier.

Le musée de la ville a été créé pendant la guerre grâce aux efforts du maire adjoint à la culture Larisa Ivanovna Ishchenko et de ses associés. On voit tout de suite que le concept du musée et de l’exposition a été créé dans des temps difficiles, clairement pas dans des temps paisibles – il a tellement de familiarité, de simplicité, de pureté et de vérité. Il semble que dans le musée, une image de la seconde patrie ait été recueillie et recréée, ce qui est la seule chose qui puisse sauver un homme du désespoir lorsque le monde s’écroule sous ses yeux.

***

Alors que nous allions voir la grand-mère, Zinaida Borisovna, une survivante du siège de Leningrad âgée de 93 ans, attendant dans sa vieillesse la victoire dans cette guerre tout comme elle attendait la victoire dans l’autre guerre lorsqu’elle était enfant, deux gros chiens noirs sont venus en courant vers nous alors que l’on entendait constamment tonner dehors. “Oh, j’ai peur des chiens !” – s’est exclamée Anna, notre compagne de l’administration locale, et tout le monde a ri. La terre vibre avec les explosions, huit ans sur la ligne de front, un seul minibus cabossé relie la ville à Makeievka, la localité la plus proche (“nous en avons déjà perdu quatre”, dit le maire), et c’est le seul moyen de transport pour aller vers Donetsk et le reste de la Russie, si ce n’est en voiture… et elle a peur des chiens. C’est vraiment drôle.

D’ailleurs, contrairement à Donetsk et à Makeievka, où les panneaux d’affichage dans les rues me font de l’œil, il n’y a pas de panneaux d’affichage dans les rues à Yasinovataya. Seuls deux panneaux d’affichage délabrés se trouvent à l’entrée. Et c’est vrai, Donetsk est une ville de seconde ligne, tandis que Yasinovataya est une ville de première ligne.

***

Dmitri Chevtchenko, maire de Yasynuvata, déclare : “Nous étions convaincus, lorsque la Russie a commencé la SVO, qu’en quelques semaines ce serait terminé. Et ça aurait été fini si nous n’avions été en guerre qu’avec la marionnette Kiev. Mais des mercenaires polonais se tenaient déjà près de Yasynuvata en 2015, et maintenant nous nous battons, eh bien, vous savez avec qui.”

Et il dit aussi : “Dans un premier temps, nous avons perdu la guerre idéologique. Maintenant qu’il ne s’agit plus de relations publiques, mais de substance, nous avons l’occasion de la gagner. Il suffit de témoigner. De ne pas mentir. Le pathos ne convaincra personne. Pas plus que les têtes parlantes des analystes militaires qui n’ont pas vu le front, dont les conclusions et les prédictions sont oubliées le lendemain. Cela devrait être simple. Comme l’histoire de Yasinovataya.”

Huit ans sur la ligne de front, à quelques dizaines de kilomètres du périphérique de Donetsk. Au fil des années de guerre, aux jours les plus durs de ce printemps, la population était passée de 30 000 à 10 000 habitants. Aujourd’hui, cependant, elle est en pleine expansion. Quelque chose comme 15 000 dans la ville, nous explique le maire, pouvons constater cette croissance dans les ventes de pain.

Il est vrai que Yasinovataya n’est pas une ville déserte, bien que sous les bombardements incessants, mais les passants courent d’un bloc à l’autre, de maison en maison, aussi vite qu’ils le peuvent.

La plupart des enfants étudient à distance, beaucoup d’entre eux ont été emmenés en Russie, dans la région de Rostov. Mais nous avons vu un petit groupe de jeunes soldats s’entraîner devant l’école située à côté du musée. “Sont-ils des pionniers ?” – a demandé, en regardant par la fenêtre du musée, notre jeune compagnon et aide Vlad, diplômé du corps de cadets de Kronchtadt. Il ne connaissait pas les jeunes soldats du Donbass…

Dmitri Shevchenko, maire de Yasinovataya, a tout à fait raison. Nous pouvons et devons gagner la guerre idéologique. Il suffit de ne pas mentir. Les contrevérités, les fake news (comme on appelle affectueusement les mensonges maintenant) sont l’arme de notre ennemi, qui sait comment tromper le public avec des saloperies comestibles et rapidement solubles. Notre réponse doit être le témoignage. Direct, de personne à personne. Un simple témoignage de loyauté, de résilience et de résistance.

***

Je me promène dans la banlieue de Donetsk. Les maisons ne sont pas pimpantes, les gens ne vivent pas richement mais ça va. Je marche et je me demande pourquoi je suis prêt à mourir, et plus encore à vivre pour tout ça. Pourquoi est-ce que je veux que tout cela, qui est tellement présent en Russie et dans cette Ukraine qui est la Russie, grandisse et s’améliore à partir d’elle-même, de son essence, mais d’abord il faut gagner, assurer notre victoire sur toutes leurs cours astiquées polonaises et leurs villes allemandes cossues. Pourquoi est-ce la chose la plus importante pour moi ?

Comment expliquer cela à mon fils, à tous les enfants qui connaissent Internet et qui tirent des informations du chaos des messages instantanés ? Que dois-je dire, quels mots dois-je trouver pour le front intérieur rassasié, les villes de millions d’habitants, les cafés avec leurs hipsters, dont certains se sont enfuis honteusement, d’autres écoutent Dud’, Nevzorov, juste l’ennemi ? Qui est l’orque ici, qui est l’elfe ici, qui est le peuple ici ?

C’est notre terre. Pas un territoire – une Terre. L’amour n’est pas aveugle, il est très clairvoyant. Cela tonne dans le ciel, un coup moins fort – c’est nous qui tirons, et si c’est comme le tonnerre au loin – c’est un tir de l’ennemi. Le fond sonore habituel, auquel il est facile de s’habituer.

(1) A l’époque soviétique, les rues des grandes villes étaient constamment débarrassées de la neige par les services municipaux, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.

Titre original : Все просто, как история Ясиноватой (Tout est simple, comme l’histoire de Yasinovataya).

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1 Commentaire

  • Jean François Dron
    Jean François Dron

    Sans commentaire. c’est poignant

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