Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Notes de lecture – Paulo Freire, La Pédagogie des opprimés, 1970

Et pourtant, aussi paradoxal que cela puisse paraître, c’est précisément dans la réponse des opprimés à la violence des oppresseurs qu’on peut trouver un acte d’amour. Consciemment ou inconsciemment, l’acte de rébellion des opprimés (acte qui est toujours ou peu s’en faut, aussi violent que l’acte initial de violence des oppresseurs) peut inciter à l’amour. Alors que la violence des oppresseurs empêche les opprimés de s’accomplir en tant qu’humain, la réponse de ces derniers à cette violence est enracinée dans le désir de poursuivre le droit d’être humain. Alors que les oppresseurs déshumanisent les autres et violent leurs droits, ils sont eux-mêmes déshumanisés. Tout comme les opprimés luttant pour être humains retirent aux oppresseurs leur pouvoir de dominer et de réprimer, ils restaurent aussi l’humanité des oppresseurs qu’ils avaient perdue dans l’exercice de l’oppression. »

Publié par J. CORREIA  – Catégories :  #anthropologie#philosophie,#politique#éducation#sociologie

Notes de lecture - Paulo Freire, La Pédagogie des opprimés, 1970 (Partie 1)

Paulo Freire, éducateur et philosophe brésilien, est considéré comme l’un des plus grands théoriciens et praticiens des sciences de l’éducation des temps modernes. Il reste pourtant méconnu en France. Il est notamment absent des programmes de philosophie, où on fait la part belle aux idées de Rousseau ou de Montessori.

Connu pour son travail d’alphabétisation des populations adultes défavorisées du continent sud-américain, Paulo Freire développe une pensée humaniste, libertaire, inspirée par Hegel, Marx et Erich Fromm, s’appropriant largement la dialectique de Hegel ainsi que la conception marxiste de l’histoire.

Il publie La pédagogie des Opprimés en 1970. Ce livre connaît une renommée mondiale et sera publié en diverses langues. En France, il sera édité pour la dernière fois par Maspero en 1982.

Paulo Freire y développe une conception originale de l’éducation qui, si elle reprend certains principes éducatifs de Rousseau ou Montessori, s’en écarte notablement par son caractère social et éminemment subversif1.

Son propos me semble pouvoir intéresser les enseignants dans leur pratique actuelle. Bien sûr, Paulo Freire décrit la position de l’enseignant des années 60. Beaucoup d’efforts ont été faits pour se démarquer de cette ancienne pratique. Mais, en même temps, tout enseignant sait à quel point la distance est encore longue pour sortir totalement de ce rôle fixé par l’institution scolaire.

On pourra regretter le manque de rigueur dans le déroulement du raisonnement et des idées. Mais il faut reconnaître à cet essai une portée philosophique incontestable.

Ces recherches concernent non seulement l’enseignement2 mais également le travail militant. En effet, l’éducation est considérée dans son cadre social et l’accent est mis sur l’oppression et l’émancipation nécessaire. En cela, c’est un texte important pour toute personne qui se pose sincèrement la question de l’émancipation de l’humanité.

Oppresseurs et opprimés.

La vie moderne est marquée par une forme déshumanisation des personnes. Il s’agit d’une réalité tangible et indéniable. Toutefois, cela ne peut être tenu pour une fatalité.

La ré-humanisation est nécessaire. Elle est le but que le philosophe brésilien fixe à sa pédagogie des opprimés.

La déshumanisation concerne les opprimés, mais aussi, d’une manière bien sûr complètement différente, les oppresseurs.

Le philosophe brésilien estime que la libération de l’oppression ne peut se réduire au reversement pur et simple des rôles. Il n’est pas question que les opprimés deviennent à leur tour oppresseurs. Car l’oppression ne disparaîtrait nullement et l’humanité ne serait restaurée ni chez l’opprimé ni chez l’oppresseur.

Le rapport dominant / dominé est pensé sur le mode dialectique qui exige à terme une résolution de la contradiction par la « libération révolutionnaire« .

Une véritable lutte pour la libération ne peut que consister dans la réhumanisation des opprimés comme des oppresseurs.

« Pour que cette lutte ait un sens, les opprimés ne doivent pas, en recherchant à regagner leur humanité, à devenir à leur tour des oppresseurs, mais plutôt rechercher à restaurer l’humanité des deux parties […] Alors ceci est la plus grande tache humaniste et historique des opprimés : se libérer eux-mêmes certes, mais libérer également leurs oppresseurs. »

On peut voir là un parallèle avec le rôle humaniste que Marx attribuait au prolétariat dans la libération de l’humanité entière, même si Paulo Freire ne restreint nullement les opprimés à la seule classe ouvrière, ou classe laborieuse.

Rejoignant aussi la maxime de l’Association Internationale des Travailleurs, « l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes », Freire estime que la liberté s’acquiert par la conquête. Elle ne peut être un simple don des oppresseurs : « L’oppresseur qui est lui-même déshumanisé parce qu’il déshumanise les autres, est incapable de mener cette lutte. »

La situation d’oppression est une VIOLENCE en ce qu’elle contredit l’humanité, ou le désir d’humanité, de la personne opprimée. L’oppresseur est incontestablement à l’origine de cette violence, même si cela est souvent masqué par ce que le philosophe dénonce comme une fausse générosité.

Je reproduis ci-dessous un long extrait du texte de Paulo Freire qui révèle une analyse très fine des phénomènes violents dans la société. Cette longue citation pourrait pertinemment s’appliquer aujourd’hui dans le cadre de la polémique autour des « violences » commises par les gilets jaunes.

« Avec l’établissement d’une relation d’oppression, la violence a déjà commencé. Jamais au cours de l’histoire la violence a-t-elle été instaurée, initiée par les opprimés. Comment pourraient-ils en être les instigateurs, s’ils sont eux-mêmes le résultat d’une violence ? Comment pourraient-ils être les promoteurs de quelque chose dont l’inauguration objective définit leur existence en tant qu’opprimés ? Il n’y aurait pas d’opprimés s’il n’y avait pas eu au préalable une situation de violence pour établir et maintenir leur soumission.

La violence est initiée par ceux qui oppriment, qui exploitent, qui ne reconnaissent pas autrui en tant que personne et non pas par les opprimés, exploités et reniés. Ce ne sont pas ceux qui sont mal-aimés qui commencent le processus de désaffection ; mais ceux qui ne peuvent pas aimer parce qu’ils n’aiment qu’eux-mêmes. Ce ne sont pas les sans-défenses, soumis à la terreur, qui mettent en place la terreur, mais les violents qui avec leur pouvoir créent la situation concrète qui impose les “rebuts de la vie”. Ce ne sont pas ceux qui sont tyrannisés qui mettent en place le despotisme, mais les tyrans. Ce ne sont pas les haïs qui génèrent la haine, mais ceux qui haïssent. Ce ne sont pas ceux à qui on refuse l’humanité qui nie celle-ci, mais ceux qui refusent de reconnaître cette humanité, niant par là même la leur.

[…]

Par contre, pour les oppresseurs, ce sont toujours les opprimés (qu’ils n’appellent jamais du reste “les opprimés” bien entendu, mais selon qu’ils soient leurs propres concitoyens ou pas : “ces gens-là” ou “les masses aveugles et envieuses” ou “sauvages”, “natifs”, “indigènes”, ou “subversifs”), qui sont “violents”, “barbares”, “vicieux” ou “féroces” 3, lorsqu’ils osent réagir à la violence des oppresseurs.

Et pourtant, aussi paradoxal que cela puisse paraître, c’est précisément dans la réponse des opprimés à la violence des oppresseurs qu’on peut trouver un acte d’amour. Consciemment ou inconsciemment, l’acte de rébellion des opprimés (acte qui est toujours ou peu s’en faut, aussi violent que l’acte initial de violence des oppresseurs) peut inciter à l’amour. Alors que la violence des oppresseurs empêche les opprimés de s’accomplir en tant qu’humain, la réponse de ces derniers à cette violence est enracinée dans le désir de poursuivre le droit d’être humain. Alors que les oppresseurs déshumanisent les autres et violent leurs droits, ils sont eux-mêmes déshumanisés. Tout comme les opprimés luttant pour être humains retirent aux oppresseurs leur pouvoir de dominer et de réprimer, ils restaurent aussi l’humanité des oppresseurs qu’ils avaient perdue dans l’exercice de l’oppression. »

Les formes consciencielles de l’oppression

Si Marx et Engels examinaient la forme matérielle de l’exploitation, Paulo Freire examine les formes consciencielles de l’oppression.

Comment la situation d’oppression est vécue dans la tête des oppresseurs et des opprimés ? Voilà la question que pose le texte du philosophe brésilien.

Ce choix de problématique ne relève en rien d’un quelconque postulat idéaliste. Ce n’est nullement, de la part du philosophe, l’affirmation – contre le matérialisme historique – que les idées déterminent l’histoire humaine. En aucun cas, Freire estime que l’émancipation passera par la seule éducation :

« Il serait en fait idéaliste d’affirmer que, en simplement réfléchissant sur la réalité oppressive et en découvrant leur statut d’objets, les personnes sont par là même devenues sujets. »

Pour Freire, il ne suffit pas de prendre conscience d’une situation. Il faut encore y agir. Pour cela, il importe de comprendre comment la conscience des uns et des autres, des opprimés et des oppresseurs, peut influencer sur leurs actions.

La conscience de l’oppresseur

Chez l’oppresseur, la situation d’oppression engendre une conscience possessive insatiable.

En s’appuyant notamment sur les analyses de la conscience du philosophe Erich Fromm, Paulo Freire décrit une forme de prédation :

« La conscience de l’oppresseur tend à transformer tout ce qui l’entoure en un objet de sa domination. La terre, la propriété, la production, les créations des gens, les gens eux-mêmes, le temps, tout est réduit au statut d’objets à sa disposition. »

Tout est réduit à une valeur, un sentiment si répandu aujourd’hui.

« Pour eux, avoir toujours plus est un droit inaliénable, un droit qu’ils ont acquis par leur propre “effort”, avec leur “courage de prendre des risques”. Si les autres n’ont pas plus, c’est parce qu’ils sont incompétents et paresseux et le pire de tout est l’ingratitude injustifiée envers les “gestes généreux” de la classe dominante. Précisément parce qu’ils sont “ingrats” et “jaloux”, les opprimés sont vus comme des ennemis potentiels qui doivent être surveillés

[…]

Pour les oppresseurs, le terme “d’être humain” ne se réfère qu’à eux-mêmes. Les autres personnes ne sont que “des choses”. Pour les oppresseurs, il n’existe qu’un seul droit : leur droit de vivre en paix, placé bien au-dessus du droit, pas toujours reconnu, mais simplement concédé, pour les opprimés de simplement survivre. Et ils ne font de fait cette concession que seulement parce que l’existence des opprimés est nécessaire à leur propre existence d’oppresseurs. »

L’oppresseur veut toujours réduire l’opprimé à une chose inanimé qu’il contrôle…

C’est ainsi que la conscience de l’oppresseur tue la vie même.

Il y a chez Paulo Freire une critique de la science qui entre en écho avec celle d‘Ivan Illich :

« les oppresseurs utilisent la science et la technologie comme instruments sans conteste puissants pour parvenir à leur but : la continuité de l’ordre oppresseur par la manipulation et la répression. Les opprimés, en tant qu’objets, “choses”, n’ont aucun but si ce n’est celui que les oppresseurs leur prescrivent. »

Un oppresseur peut-il vouloir rompre une situation d’oppression ?

Pour Paulo Freire, cela nécessite un réel engagement qui, disons-le tout de suite, n’est que très rare.Selon le philosophe brésilien, ce qui garantit un véritable engagement n’est évidemment pas dans le discours. Mais ce n’est pas non plus à chercher dans les actes. C’est principalement dans la confiance que l’on porte aux gens pour transformer le monde.

Typiquement, l’oppresseur qui s’engage auprès des opprimés ramène généralement avec lui ce préjugé que les opprimés ne sont pas capables de penser et de s’organiser par eux-mêmes.

Le pédagogue des opprimés ne défend nullement aux oppresseurs de vouloir contribuer à la libération des opprimés, à la réhumanisation de l’humanité. Mais il précise que cela leur demande une profonde renaissance. Cette renaissance se jugera sur la confiance qu’ils témoigneront envers les opprimés pour se libérer de leurs chaînes.

La conscience des opprimés

Le travail de Paulo Freire s’oriente également et très méticuleusement sur la conscience des opprimés. Celle-ci y est décrite avec une finesse assez rare.

Ce dont témoigne le philosophe, c’est que la pensée des opprimés est nécessairement conditionnée par les contradictions de la situation concrète et existentielle dans laquelle ils sont immergés. Cette immersion fausse leur propre perception d’eux-mêmes en tant qu’opprimés.

Prenant l’exemple de paysans du continent sud-américain, Paulo Freire constate souvent : « Ils ne veulent pas de réforme agraire pour être libres, mais pour acquérir des terres et devenir eux-mêmes des propriétaires terriens, ou plus précisément les patrons d’autres travailleurs. Il est rare ce paysan qui une fois promu pour diriger, ne devient pas plus tyrannique envers ses anciens camarades que le propriétaire lui-même. Ceci est dû au contexte de la situation du paysan, c’est à dire que l’oppression demeure inchangée. Dans cet exemple précis, celui qui supervise doit être aussi dur, plus dur même, que le propriétaire s’il veut garder sa position. »

[…]

Leur vision de ce renouveau est individualiste à cause de leur identification avec l’oppresseur, ils n’ont aucune conscience d’eux-mêmes en tant que personnes ou en tant que membres d’une classe opprimée. »

Il y a une forme d’intériorisation de la conscience oppressive dans la conscience de l’opprimé qui fait que ce dernier peut adopter les lignes de conduite de son oppresseur, et au final, avoir peur de sa liberté même. Ce dédoublement de conscience l’empêche d’avoir une vie authentique, pleinement humaine.

D’un côté l’opprimé souhaite avoir une existence authentique, d’un autre côté il en a peur, car il a assimilé la pensée oppressive. « Ils sont en même temps eux-mêmes et l’oppresseur dont ils ont assimilé la conscience ».

Paulo Freire parle d’intériorisation de l’opinion qu’ont d’eux les oppresseurs. La conscience des opprimés est aliénée, elle héberge en elle-même la conscience de l’oppresseur.

Cette intériorisation de la pensée de l’oppresseur par l’opprimé peut conduire celui-ci jusqu’à la négation de la vie, de soi-même, de son groupe. La situation d’oppression faisant souffrir l’opprimé est explosive. Mais cette souffrance se retourne le plus souvent contre les siens (violences conjugales, alcoolisme, etc.), rarement contre le patron dont il est convaincu qu’il lui est supérieur. Cette dépendance émotionnelle totale peut mener l’opprimé à ce que Fromm appelle une tendance nécrophile : la destruction de la vie, la sienne et celle de ses pairs opprimés.

L’analyse de la conscience des opprimés est donc franche : pas question de nier que l’opprimé ressent une attraction irrésistible envers le mode de vie de leurs oppresseurs. Ces propos rejoignent, dans un autre domaine, la description que faisait Albert Memmi à la même époque de la mentalité du colonisé et son attirance passionnée envers le colonisateur.

Est-ce si étonnant ? Les opprimés, pour vivre, ont dû s’adapter à la structure de domination dans laquelle ils sont immergés et résignés. Cette situation les façonne nécessairement. Il ne s’agit donc pas de simplement constater la situation d’oppression pour la faire disparaître. Paulo Freire montre que le fait que la conscience des opprimés héberge celle de leur oppresseur constitue un frein réel dans leur volonté de lutter pour leur liberté. D’une manière beaucoup plus subtile qu’un Étienne de La Boétie4 qui estime que « ce sont les peuples eux-mêmes qui se laissent malmener puisqu’ils en seraient quittes en cessant de servir ». Paulo Freire démontre qu’il ne suffit pas de ne plus obéir pour que l’oppression cesse : « De plus, leur lutte pour la liberté menace non seulement les oppresseurs, mais aussi leurs camarades opprimés qui ont peur d’une plus grande répression ».

Dialoguer

Un axe de lutte ressort clairement de ces constats :

Une véritable pédagogie des opprimés se doit d’entrer en dialogue avec les opprimés afin qu’ils découvrent qu’ils sont eux-mêmes les “hôtes” de leur oppresseur.

C’est ici que l’on pourrait émettre quelques critiques sur le développement du texte. La pédagogie de Paulo Freire privilégie l’approche dialogique bien que celle-ci ne soit nulle part fondée dans son texte. Ce principe de dialogue relève d’une conviction née de sa pratique.

Toutefois, il faut reconnaître que si l’opprimé héberge partiellement la conscience de son oppresseur, une prise de conscience nécessitera probablement un élément extérieur qui vienne rompre le charme. Cet élement doit-il lui être dicté, ou doit-il le découvrir lui-même ?

Freire répond à cette question par une pétition de principe : tout doit passer par le dialogue. L’éducation véritablement libératrice, dont on trouvera ci-dessous la description, est nécessairement dialogique.

Un autre principe, probablement issu de la pratique de l’éducateur, s’impose dans le texte : la libération des opprimés nécessite une conjonction entre l’action et la réflexion. Ces deux éléments ne doivent pas être séparés sous peine de tomber dans l’activisme (action seule) ou le verbalisme (réflexion seule). Freire appelle cette conjonction praxis.

D’où, en fond, une critique de l’action des partis révolutionnaires traditionnels : leur action ne peut suffire si elle se limite à un monologue (programmes, affiches, tracts…). La propagande seule ne résout rien. En effet, « substituer au dialogue le monologue, les slogans et les communiqués, est une tentative de libérer les opprimés avec les instruments même de sa domestication. ». La pédagogie critique se démarque radicalement de tout endoctrinement partisan.

Au final, l’opprimé, dans sa lutte pour l’émancipation, ne peut se passer d’une implication volontaire et doit pouvoir agir en toute connaissance de cause.

Éducation traditionnelle et éducation libératrice

Le chapitre suivant s’attache donc à définir ce que pourrait être une véritable éducation libératrice.

L’éducation telle qu’elle est officiellement dispensée subit en effet une virulente critique de la part du philosophe :

Partout dans le monde, l’éducation institutionnelle semble abstraite et déconnectée du réel. Paulo Freire critique les rôles figés alloués aux enseignants comme aux élèves. Bien souvent les rôles sont ainsi répartis : l’enseignant remplit de connaissance un élève totalement passif.

« L’éducation de la sorte devient un acte de dépôt, dans lequel les élèves sont les récepteurs et les enseignants les dépositaires. Au lieu de communiquer, l’enseignant émet des communiqués et fait des dépôts que patiemment les élèves reçoivent et stockent, mémorisent et répètent. C’est ce qu’on peut appeler une conception “bancaire” de l’éducation… »

Le terme bancaire ne me semble pas très heureux, mais il met en exergue le rôle totalement passif de l’élève. Et c’est sous ce vocable que le philosophe fera la critique de l’éducation moderne.

Paulo Freire souligne que « projeter une ignorance absolue sur les autres [est]caractéristique de l’idéologie de l’oppression, annihile l’éducation ». L’enseignant confond l’autorité du savoir avec sa propre autorité professionnelle qu’il oppose à la liberté de l’élève.

Aujourd’hui, j’ai peine à croire que les enseignants aient encore une telle vision. C’est toutefois probablement une vision plus prégnante dans l’institution dès lors que l’on monte dans la hiérarchie.

Il est évident qu’un certain nombre d’enseignant essayent de se démarquer de ce rôle figé en encourageant l’élève à réfléchir par lui-même, à exercer son esprit critique. Reste que ces tentatives sont dépendantes du cadre limité que leur impose l’institution, et notamment la réussite des élèves aux examens officiels.

La pratique de l’éducation bancaire aujourd’hui a une conséquence énorme, et désastreuse, sur les mentalités. Le conformisme, si prégnant aujourd’hui, est ici considéré comme une conséquence de ce type d’éducation. Car évidemment, plus les élèves accepteront complètement le rôle passif qu’on leur impose, plus ils ne tendront qu’à s’adapter au monde. On a là une excellente critique des effets secondaires de l’éducation de masse moderne : elle est fondamentalement aliénante. En restreignant les élèves à un rôle passif, en annihilant tout esprit critique, elle sert au final les intérêts des oppresseurs.

Conjugué à un appareil d’action sociale paternaliste, l’éducation de type bancaire a jusqu’ici été d’une redoutable efficacité pour freiner toutes velléités d’émancipation.

Ce type d’éducation ne peut avoir qu’une finalité : « transformer les femmes et les hommes en automates, la véritable négation de leur vocation ontologique », nous dit Freire.

Freire reprend les termes de Fromm pour qualifier de nécrophile cette éducation.

Derrière toute cette phraséologie de pseudo-émancipation des élèves en les rendant « adaptables au monde », il n’y a que l’annihilation de leur esprit critique.5

A quoi pourrait donc ressembler une véritable éducation émancipatrice ?

L’éducation libératrice consiste en des actes cognitifs et non pas en des transferts d’informations. Ces actes cognitifs sont nécessairement issus d’une relation dialogique. Une relation où enseignants et élèves deviennent tous deux responsables de leur éducation. « Les élèves, qui ne sont plus des récipients passifs, sont maintenant des co-enquêteurs critiques en dialogue avec l’enseignant ».

Freire détaille sur plusieurs pages sa méthode, toutefois de manière quelque peu abstraite. En premier lieu, lorsque des éducateurs veulent s’investir dans un village, ils ne peuvent simplement débarquer dans le village pour transmettre des connaissances toutes faites. Les éducateurs doivent au préalable, entrer en contact avec les villageois, s’imprégner de leur langage, de leurs habitudes, des problèmes de la vie au village, etc. Ils doivent également obtenir leur implication volontaire dans la démarche. En discutant, on cerne les problèmes divers qui se posent dans le village, les contradictions principales à discuter. Les éducateurs doivent également cerner avec quelle acuité le villageois sont capables de cerner ces problèmes. Chaque problème pourra être l’objet d’un questionnement commun entre les villageois et les éducateurs et entre les villageois eux-mêmes. Ainsi l’éducateur et l’élève posent le problème ensemble et tentent de trouver une solution.

Donc, là où Rousseau semble hésiter, tout au long de l’Emile, sur l’intervention ou non du pédagogue pour faire naître le désir d’apprendre chez l’enfant, Freire penche nettement en faveur d’une intervention active, voire militante des éducateurs pour faire naître le questionnement communément.

La pédagogie des opprimés rejette ainsi toute conception verticale de l’éducation. La théorie n’est nullement un outil pour prescrire un bon comportement aux opprimés. Ce serait effectivement nier la faculté de penser des opprimés. La pédagogie des opprimés ne peut pas traiter ceux-ci comme des objets à analyser et, en se basant sur cette analyse, ordonner des prescriptions comportementales.

« la tâche des humanistes n’est sûrement pas de lancer leurs slogans contre ceux des oppresseurs ».

D’où la ferme conviction du philosophe en ce que l’éducation doit passer par le dialogue. Le dialogue est conçu comme une nécessité existentielle. C’est ce qui nous rend humain.

« C’est en parlant en exprimant leur mot, leur parole, en nommant le monde, que les gens le transforment, le dialogue s’impose de lui-même comme le moyen par lequel ils vont parvenir à leur réalisation en tant qu’être humain. Le dialogue est donc une nécessité existentielle. »

L’action ne peut être séparée de la réflexion. La réflexion ne peut être coupée de l’action.

Un véritable mode de pensée critique est un mode de pensée qui perçoit la réalité comme un processus, comme une transformation, plus qu’une entité statique, mode de pensée qui ne se sépare pas de l’action. La pédagogie des opprimés garde en ligne de mire la transformation du monde et la lutte permanente contre l’oppression.

Tandis qu’agir sans réfléchir se traduit inévitablement en un activisme qui rend le dialogue proprement impossible.

La pédagogie institutionnelle ne reconnaît pas l’apprenant comme un sujet, mais tend à le réifier en le considérant comme un simple réceptacle de connaissances. Tout au contraire, la méthode Montessori voit en l’enfant un sujet à part entière. Mais en souhaitant faire disparaître le plus possible toute intervention extérieure (l’éducateur est pour cela renommé guide), cette méthode tend à réduire l’enfant à l’image d’une plante dont il suffirait d’aider à sa croissance. Cette éducation nie une part de notre humanité. Elle tend à occulter la partie de l’être humain tournée vers le collectif. Même si Freire ne dit rien sur cette méthode (dans cet ouvrage en tout cas), on devine qu’à ses yeux celle-ci tombe donc dans le travers inverse en privilégiant à l’excès la perspective individuelle. Le philosophe brésilien dénonce en effet la séparation Individu / Monde dans l’éducation. La conception institutionnelle de l’éducation considère en effet à tort qu’une personne est juste dans le monde et non pas avec le monde ou avec les autres. L’individu n’est alors que spectateur. Dans la conception de Freire, l’humain n’est jamais un être abstrait, isolé, indépendant et détaché du monde.

Aussi la pédagogie des opprimés considère l’éducateur et l’élève comme deux personnes égales, qui devront progresser ensemble. Cette pédagogie se doit de prendre comme point de départ l’ici et maintenant des femmes et des hommes, c’est-à-dire la situation dans laquelle ils sont immergés, de laquelle ils émergent et dans laquelle ils interviennent.

Cette conception rejoint les critiques de Miguel Benasayag qui, dans son Mythe de l’individu (1998), démontre magistralement à quel point toute la pensée moderne se fonde sur « ce postulat de base incontesté de toute réflexion : la conviction que les individus préexistaient au lien social ». Les deux auteurs6 développent par conséquent ce que le philosophe argentin appellera un situationnanisme qui prend en compte l’individu inséré dans la réalité sociale dans l’optique de pouvoir interagir sur cette situation.

En présentant la personne comme détachée du monde, la conception bancaire de l’éducation renforce également le fatalisme. L’individu n’est pas considéré comme pouvant interagir sur le monde, il sera plutôt tenté de s’y adapter. Ces propos ont une conséquence importante pour tout militant. Le fatalisme auquel nous sommes confrontés aujourd’hui n’est donc nullement engendré par la situation elle-même, mais par notre perception du monde formatée et entretenue par le modèle d’éducation des élites dominantes.

Aussi, le rôle de l’enseignant sera de faire en sorte que, par le questionnement de la situation concrète dans laquelle ils sont plongés, les opprimés deviennent conscients du fait qu’en tant qu’êtres ambigus, ils hébergent en eux-mêmes les oppresseurs. En cela consiste leur impuissance à faire émerger leur humanité.

Texte à suivre : Partie 2

1 Pour cette raison, Paulo Freire et sa famille ont connu l’exil de 1964 à 1980. A son retour, il participera à la fondation du Parti des Travailleurs de Lula.

2 La pédagogie des opprimés vise un public d’éducateurs qui interviennent hors cadre scolaire. Les enseignants de l’Education Nationale seront plus directement intéressés par Pédagogie de l’autonomie (19??)

3 Il faut désormais y rajouter la « foule haineuse » d’Emmanuel Macron (vœux du nouvel an 2019 )

4 A ce propos, voir ma critique du Discours de la Servitude Volontaire.

5 A ce sujet, on pourrait croire que les tentatives actuelles de rendre l’enseignement « plus attractif » en rapprochant celui-ci des différents corps de métier dont la société a besoin serait une façon de rendre l’enseignement plus concret et répondant aux attentes de l’élève. C’est une erreur car si l’on suit le raisonnement de Freire, cela reste une façon d’adapter l’élève au monde et ne constitue donc pas le renversement de perspective attendu, à savoir partir de l’individu mis en situation pour lui permettre d’exprimer son humanité.

6 J’ignore si Miguel Benasayag et Paulo Freire se sont connus. Miguel Benasayag est né en 1953. Une rencontre était donc possible.

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