Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Brecht, Einstein, Eisler : « Vie de Galilée» sur scène

Au Théâtre Ulm, la pièce de Bertolt Brecht “vie de Galilée”, une pièce dont le sujet est la lutte entre la raison et l’obscurantisme qui aujourd’hui a pris une dimension “épique”, celle de l’épidémie confondue avec l’enjeu du socialisme avec le positionnement de la science par rapport au pouvoir, au peuple. A l’ère des complots et des manipulations bellicistes, on rêverait d’une telle représentation en France, ce malheureux pays n’a même pas la conscience qui pousse encore quelques naufragés allemands à voir l’actualité de cette pièce. Nous sommes dans la soumission au goût petit bourgeois. Alors allons au théâtre à Ulm pour y constater que cette pièce et les différentes formes d’interrogation du spectateur se retrouvent dans la trame de l’œuvre et la vie du dramaturge.

PHOTO / Brecht et Hanns Eisler (à gauche), BERLIN 1950

Bertolt Brecht, exilé à Santa Monica, dans les années 1940. Sa pièce & Vie de Galilée" a été créée à Zurich en 1943.
Bertolt Brecht, exilé à Santa Monica, dans les années 1940. Sa pièce « Vie de Galilée » a été créée à Zurich en 1943.© Photo: Photo: epd-bild/akg-images/Ruth Berlau

Comment tenter d’expliquer l’actualité de la vie de Galilée ? Parlons de sa genèse, la vie de Galilée est une pièce de Brecht qui dans sa conception s’étale sur trente ans de 1926 à 1956. Seule la mort de Brecht au milieu des répétitions de la troisième version interrompront ces remaniements incessants.

Trente années, au cours desquelles il traversa le nazisme, la guerre, la bombe atomique et ce qu’elle a mis à jour de responsabilité des scientifiques à l’égard de l’humanité, la construction du socialisme et la part de responsabilité que l’intellectuel a dans sa construction, voilà qui dit le caractère encore novateur du théâtre de Brecht. Sans jamais oublier que le métier de dramaturge comme celui d’intellectuel a son propre “champ” avec ses moyens propres qui ouvre le dialogue avec la responsabilité citoyenne à sa manière, selon ses propres lois, ce que paradoxalement Staline me parait être celui qui l’a le mieux perçu par rapport à d’autres politiques, Lénine compris. Mais c’est là encore un autre sujet sur lequel la rencontre avec Brecht est fructueuse avec son roman des Tuis: le Tui, qui désigne « l’intellectuel de ce temps des marchés et marchandises, le loueur de l’intellect » Et avec le nazisme et sa forme démocratique aux USA : la naissance d’une nouvelle caste de Tuis, marchands de formules, Brecht lui-même est ce marchand de formule en pugilat constant parce que la construction du socialisme au cœur même de la domination du capital vous place dans un cas de figure inusité. Le Roman des Tuis impose la fiction pour dire la réalité, la fable sur le pouvoir des fables, et sur l’écriture même de Brecht : il n’y a plus de repères on jette tout ce qui est assuré, acquis, mais on conserve le conquis, un no man’s land héritage de la jungle des villes, qui a vu la montée du nazisme et de la mort venue du ciel, tout ce que les êtres humains reproduiront comme une régression. Et la spécificité du Tui, ses abjurations sont au cœur de cette longue méditation autour de Galilée.

La première version de la vie de Galilée date de 1938, elle est écrite alors que Brecht est en exil au Danemark, il faudrait pour l’aborder relire tout ce qui a trait à ses relations avec Walter Benjamin, maitre Puntila et son valet Matti. Il l’écrit en trois semaines. Son titre “la terre tourne” et bien sûr c’est le conflit entre la science et le pouvoir sur fond de ralliement au nazisme. En 1939, il y a la découverte de la fission de l’atome que Brecht salue par la nécessité de la refonte de sa pièce : “on devrait réécrire complètement la pièce, si on voulait obtenir cette brise qui vient des rivages nouveaux, cette aurore rosée de la science”.

Mais il y a l’exil aux Etats-Unis grâce à Fritz Lang où il retrouve Hanns Eisler, le musicien mais aussi le politique, l’ambiance de Santa Monica et le peu d’estime politique qu’il a pour Einstein pour cause d’idéalisme foncier et d’aspiration à un universalisme qui le soumet au capital. Incontestablement dans ses apories le Galilée de Brecht doit quelque chose à la fréquentation d’Eistein.

C’est avec les acteurs que Brecht arrive à mettre en forme et il se méfie de toute pensée qui n’affronte pas la représentation scénique, de Peter Lorre à Chaplin mais en ce qui concerne Galilée le travail se fera avec le grand Charles Laughton. En 1944, commence alors le travail dont sortira la deuxième version, le Galileo américain. Les deux hommes travailleront ensemble pendant trois ans et là encore, il faut resituer ce travail dans un contexte, les pièces écrites par Brecht, sa collaboration avec Lang et toujours avec Eisler et son journal de travail, la manière dont il est de plus en plus hanté par la bombe. Le drame d’Hiroshima en août 1945 provoque un revirement capital avec en fond la crise de conscience d’Oppenheimer, puis les Rosenberg, le maccarthysme. Brecht n’a pas d’état d’âme, la seule manière de sauver l’humanité d’un nouvel Hiroshima, puis un autre encore un autre c’est que l’URSS possède la bombe. Il rejoint la conscience de bien des scientifiques et de Lukacs qui à la fin de sa vie en pleine critique du “stalinisme” et de l’intervention à Prague continue d’affirmer : l’Union soviétique de Staline a sauvé deux fois l’humanité en terrassant le nazisme et en imposant l’équilibre nucléaire aux Etats-Unis. Ceux qui s’amusent à interpréter Brecht et même Lukacs selon une identification immonde actuelle entre “les totalitarismes” n’ont pas la moindre idée du sens de leur travail.

Après Hiroshima, une nouvelle version de la pièce sur Galilée intervient en juillet 1947 plus courte, plus pessimiste, elle est jouée à Los Angeles avec Charles Laughton dans une mise en scène de Joseph losey qui sera lui aussi un exilé du maccarthysme. Invité à témoigner devant la commission des activités anti-américaines Brecht se moque de ses juges mais s’enfuit avec Hanns Eisler, dont le frère est un envoyé du Komintern aux USA.

En 1949, installé à Berlin-Est, il crée le Berliner Ensemble. La vie de Galilée est encore mise en scène en 1955, il meurt dans cette nouvelle création.

LA FORME DRAMATIQUE

Notons que cette temporalité étalée dans la vie même de Brecht se retrouve dans la pièce qui se déroule sur 27 ans et qui se joue dans de multiples espaces scéniques (Padoue, Venise, Florence, Rome, une ville italienne, une maison de campagne, la frontière italienne) ce qui donne 15 tableaux discontinus dans lesquels alternent les discours philosophiques et les manifestations de rue. L’intensité dramatique dépend pour beaucoup de cette structure puisque chaque tableau est un retournement de l’intrigue qui produit une accélération et, comme on le sait, il s’agit d’un théâtre didactique engageant le spectateur dans une réflexion et pas dans une identification.

Cette réflexion, la vie de Galilée, porte dans chacune des versions le triomphe de la raison sur l’obscurantisme et la ruse de la raison face au pouvoir.

Mais chacune des versions l’éloigne toujours plus de la vérité historique, en particulier le personnage de Galilée est de plus en plus décontextualisé. On sait les querelles théoriques et artistiques qui ont opposé Brecht et Lukacs mais ce qui les rapproche est une certaine conception du drame historique tel que l’envisage Lukacs autour d’un héros central qui porte une collision socio-historique et autour duquel peut alors se constituer un drame historique. Révélée par un caractère, cette collision apparait dans les actes et le langage. Galilée est bien cet individu mondialement historique tel que l’entend Hegel : il est l’homme de l’ère nouvelle de la raison, le porte-parole de l’esprit du siècle. Ce qui le caractérise est l’avidité du savoir et la foi humaniste mais il est aussi porteur de ses régressions, ses peurs, il est écartelé et pas seulement par la menace de la torture de l’inquisition. Il est une crise historique qui dépasse les événements et les acteurs, celle qu’annonçaient le nazisme, Hiroshima et aujourd’hui les épidémies, les défis climatiques. Ce qui donne à la pièce son intensité dramatique ce sont des retournements qui incarnent les enjeux d’une époque: qui triomphera, de l’obscurantisme ou de la raison ? Quel rôle doit jouer la science et quelle responsabilité du savant ?

Une autre conception de l’intellectuel est là, c’est sa place dans l’Histoire et avec déjà un autre acteur révolutionnaire, les masses faisant l’histoire et l’intellectuel comme Lenz parlant avec “l’haleine fétide du peuple”. La référence à Lenz n’est pas un hasard elle unit Brecht au plus beau texte de langue allemande, la mort de Lenz de Büchner qui a aussi posé les bases du drame historique face à la révolution : “le poète dramatique n’est à mes yeux rien d’autre qu’un historien, mais il s’élève au-dessus de ce dernier, du fait qu’il crée pour nous l’Histoire une deuxième fois, et qu’au lieu de nous en donner une relation sèche, il nous plonge immédiatement dans la vie d’une époque, qu’au lieu des caractéristiques, il nous montre les caractères et des figures au lieu des descriptions”.

Ce qu’il faudrait encore développer puisqu’il s’agit d’un dramaturge c’est l’importance pour Brecht des collaborations à travers les mises en scène, l’importance du travail avec les acteurs mais aussi avec les musiciens Kurt WEIL bien sûr mais aussi Hanns EISLER.

L’oeuvre totale et l’opéra

il faudrait consacrer un article entier à Eisler cet immense musicien, dont le destin depuis l’exil fut si étroitement mêlé à celui de Brecht au point de ne jamais se remettre de sa mort. Dans le cadre de cet article nous n’avons pas la possibilité de parler du rôle de la musique et y compris d’Adorno, de Schoenberg, de l’exil, de l’œuvre totale empruntée à Wagner pour mieux mettre en accusation l’opéra wagnérien.

Mais revenons-en à Eisler compositeur de la musique de la vie de Galilée. Accusé d’être communiste, il dut comme Brecht s’enfuir des USA, il retourna en Autriche, puis s’installa à Berlin-Est. En Allemagne de l’Est, il a composé l’hymne national de la République démocratique allemande, un cycle de chansons de style cabaret sur des poèmes satiriques de Kurt Tucholsky et de la musique de scène pour le théâtre, les films, la télévision et les fêtes. Alors que son maître Schoenberg ne cessait de l’inviter à laisser tomber ces œuvres “sociales” pour se consacrer à la symphonie mais il ne s’agit jamais d’œuvres faciles, un véritable travail pédagogique.

Ses quatorze façons de décrire la pluie – composées pour la célébration du 70e anniversaire d’Arnold Schoenberg– sont considérées comme un chef-d’œuvre du genre et prouvent qu’il a su dépasser les impasses de la musique dodécaphonique. Les années 1930 et 1940 ont été très productives y compris en matière symphonique avec une symphonie chorale en onze mouvements basée sur des poèmes de Brecht – et un cycle de chansons d’art publié sous le titre Hollywood Songbook (1938-43). Avec des paroles de Brecht, mais aussi Hölderlin et Goethe il renoue avec le lieder allemand.

En ce qui concerne la figure de Galilée, son projet le plus ambitieux de l’époque de la RDA fut l’opéra Johannes Faustus sur le thème de Faust qui est proche de celui de Galilée. Le livret, écrit par Eisler lui-même, a été publié à l’automne 1952. Il dépeint Faust comme un homme indécis qui a trahi la cause de la classe ouvrière en ne rejoignant pas la guerre des paysans allemands. En mai 1953, le livret d’Eisler est attaqué par un article majeur de Neues Deutschland, l’organe duSED, qui désapprouve la représentation négative de Faust comme un renégat et accuse l’œuvre d’être « une gifle face au sentiment national allemand » et d’avoir « formalistement déformé l’une des plus grandes œuvres de notre poète allemand Goethe » (Ulbricht). Le projet d’opéra d’Eisler a été discuté lors de trois des réunions bihebdomadaires « Mittwochsgesellschaft » [club du mercredi] d’un cercle d’intellectuels sous les auspices de l’Académie des arts de Berlin à partir du 13 mai 1953. La dernière de ces réunions eut lieu le mercredi 10 juin 1953. Une semaine plus tard, c’est le soulèvement est-allemand de 1953 face auquel comme Brecht à la fois il se montre critique de la bureaucratie mais reste fidèle au socialisme et il renonce à son opéra. Dans son dernier ouvrage, « Ernste Gesänge » (Chansons sérieuses), écrit entre le printemps 1961 et août 1962, Eisler a tenté de sortir de sa dépression, prenant le 20e Congrès du Parti communiste de l’Union soviétique comme un signe d’espoir, mais Brecht disparu et malgré ou à cause de la “déstalinisation”, le fossé ne cesse de s’élargir entre lui et les dirigeants culturels allemands. Il meurt en 1962 d’une crise cardiaque.

Ce que Brecht impose Eisler subit et ils partagent la même conception de leur art. Celle qui dénonce les illusions fascisantes de l’œuvre d’art totale qui est une proposition du romantisme allemand et qui se caractérise par l’utilisation simultanée de nombreux médiums et disciplines artistiques, et par la portée symbolique, philosophique ou métaphysique qu’elle reflète en prétendant traduire l’unité de la vie. C’est WAGNER qui à Bayreuth prétendit incarner l’art total et on sait l’intérêt que le nazisme porta a sa propre mise en scène totale. Brecht va littéralement dynamiter cette conception romantique en introduisant sa propre conception “épique” qui est aussi celle de Hanns Eisler.

VIE DE GALILÉE MUSIQUE DE HANNS EISLER

C’est la distanciation (Verfremdung)

Le théâtre n’est pas un divertissement mais un engagement citoyen tel qu’il a pu être dans l’antiquité et décrit par Aristote, une catharsis, une purification des passions avec une décharge émotionnelle qui permet l’exercice de la raison politique, la psychanalyse y verra le résultat du sentiment de revivre des événements traumatiques. Le théâtre comme la philosophie faisait partie de l’éducation à la citoyenneté. Mais Brecht va plus loin à la place du conflit cathartique des passions de la tragédie antique il substitue la mise en évidence de la contradiction comme moteur de la résolution et de la prise de conscience de ceux qui doivent intervenir pour transformer et se transformer. A la limite cela bouleverse complètement les données de la tragédie et même celles du drame shakespearien plus centré sur l’individu, la régie scénique comme le jeu des acteurs doivent éviter la généralité des passions humaines pour favoriser l’esprit critique sur la nature concrète du problème, c’est cela la distanciation.

La vie de Galilée nous dit la grandeur et les risques d’une époque nouvelle “l’amour de la raison émergeant des ténèbres” mais cette proposition qui concerne la modernité celle du temps de Galilée qui est aussi l’apparition de la bourgeoisie pose la signification historique des rapports science-peuple et pouvoir temporel. Face à cette intrusion des masses révolutionnaires et l’appropriation par la bourgeoisie, la dépossession infligée au peuple, Galilée est non coupable et responsable : il a oublié le bonheur des êtres humains et a accepté de servir le pouvoir bourgeois pour son propre confort.

DOIS-je signer ce qui n’est qu’une mise en forme et parfois commentaires de morceaux de textes empruntés paresseusement à divers auteurs, mais quand il est question de Brecht l’emprunt, le pastiche sont de rigueur… Surtout quand la volonté pédagogique est première.

DANIELLE BLEITRACH

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1 Commentaire

  • etoilerouge6
    etoilerouge6

    Le hasard fait qu’hier je finissais de relire cette vie de Galilée de Brecht. Cela après l’avoir aperçu sur la chaîne culture box il y quelques jours. O combien parlant aujourd’hui encore plus que ds les années 70 avec entre autres l’épisode de la peste et là aussi l’irrationnalisme mais aussi la passion, passion de Galilée pour le savoir et l’exercice de la raison. Car la distanciation si elle fut une nouveauté , imposée de manière systématique cache les passions humaines, les faiblesses. Galilée aime la vie, la bonne chère, veut vivre parmi les bourgeois tt en étant frappé des capacités des “classes laborieuses” à comprendre , à partir de leur travail ce que Galilée et la raison apportent de nouveau. Cette pièce , lue, est aussi pleine de passions pas seulement de distanciation. Je ne partage pas la conclusion d’un Galilée abandonnant le combat qui est la tienne. Ds un temps où la féodalité , l’église ( pensons à l’Afghanistan) est tte puissante encore, malgré la bourgeoisie dt on sent l’action, la peur de mourir est bien humaine, de souffrir, la bête quoi. Mais Galilée a poursuivi ds l’ombre et par d’autres voies son travail de science et de raison qui par d’autres chemins, la mécanique va confirmer la vision , la terre tourne autour du Soleil pas l’inverse, l’église, la féodalité ne peuvent que manoeuvrer en recul. Toutes proportions gardées cette pièce m’a semblé résumer bien des aspects de la situation actuelle. Et pensant à STALINE 1941, lors du défilé des troupes soviétiques sur la place rouge en novembre ,celui ci ds son discours mémorable rappelle entre autre qu’elle était la situation de la Russie bolchévique en décembre 1917 et qu’à ce moment, 1941, cette russie bolchevique dispose de bien plus de moyens qu’alors et qu’elle vaincra comme elle a vaincu en 19171922. La Russie bolchevique qu’on le veuille ou pas était alors le lieu politique du combat pour la raison contre le féodalisme nazi, l’irrationnalisme comme frein aux progrès des masses et pouvoir ainsi peut être garder le pouvoir aux capitalistes. J’ai ce même sentiment quelquefois lorsque je vois nos défaites mais aussi le mouvement et la résistance de la Chine, de cuba, du vietnam , du laos, des partis communistes de russie grece portugal autriche inde et le mouvement les interrogations générales qui fascisme ou pas devront déboucher sur une nouvelle évolution de la vraie démocratie, un plus gd pouvoir, raison, science pour les masses populaires.

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