Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Un historien russe : sur certains des ressorts du coup d’État antisoviétique

Après avoir semblé littéralement “sonnés” par la chute de l’URSS, avoir plus ou moins semblé accepter comme bien des partis occidentaux, ceux de “l’eurocommunisme” en particulier, le caractère inéluctable de cette chute, les Russes ont repris l’analyse de ce qui s’était passé. Les travaux ont lieu dans les cercles académiques et comme ici, cet historien reconnu, il y a une remise en question de l’interprétation qui a accompagné ce qui est désormais défini comme “un coup d’État antisoviétique”. Est mis en avant non seulement le rôle de véritables agents de l’impérialisme comme Gorbatchev et d’une nomenklatura qui était acquise à cette trahison, mais ce qui dans l’économie, la gestion avait favorisé l’apparition de tels cadres. Les Chinois qui étudient cette période arrivent à des conclusions assez similaires et en tirent des leçons pour leur propre compte. Inutile de dire que cette analyse peut intéresser au-delà de l’histoire de cet événement et aider à comprendre comment encore aujourd’hui il est tenté de vider le communisme de sa capacité révolutionnaire. Merci à Marianne qui est en train de préparer pour sa fédération de la Haute Vienne un exposé sur 1) la réalité de l’URSS telle qu’elle l’a vécue, 2) Le négationnisme historique qui a accompagné le coup d’État en France en particulier 3) ce qui reste de l’URSS en Russie, et nous faire profiter de ses lectures. (note de Danielle Bleitrach et traduction de Marianne Dunlop, article proposé par Andrei Doultsev)

La Pravda n° 87 (31147) 13-16 août 2021

Page 6

Auteur : Evgeny SPITSYN.

https://gazeta-pravda.ru/issue/87-31147-1316-avgusta-2021-goda/o-nekotorykh-pruzhinakh-antisovetskogo-perevorota/

L’historien Evgueni SPITSYN s’entretient avec l’observateur politique de la “Pravda”, Viktor KOJEMYAKO.

Aujourd’hui, nous revenons une fois de plus sur les événements d’il y a 30 ans, qui ont été fatals pour la première puissance socialiste du monde. Et l’une des questions les plus importantes dans l’esprit de beaucoup est de savoir si le coup d’État antisoviétique et anticommuniste qui a eu lieu en 1991 était inévitable.

L’attitude initiale du régime bourgeois arrivé au pouvoir a été de proclamer la non-viabilité du système socialiste, qui était pour ainsi dire condamné, et dont la fin imminente était, selon eux, prédéterminée. C’est d’ailleurs ce que la propagande officielle actuelle nous répète sans cesse. Mais dans quelle mesure ses arguments correspondent-ils à la réalité ?

Écoutons l’avis d’un historien faisant autorité, qui étudie ce problème en profondeur depuis longtemps.

L’idée que le socialisme était condamné est un mensonge !

– Si vous vous souvenez, Evgeny Yurievich, nous avons abordé pour la première fois le sujet du socialisme dans notre pays il y a environ quatre ans, lorsque nous avons parlé du 100e anniversaire de la Grande Révolution d’Octobre. Vous avez promis de revenir sur ce thème plus d’une fois, et maintenant, à la veille de la date ronde d’anniversaire du “mois d’août noir”, j’en vois une raison directe. Alors, la défaite du socialisme était-elle vraiment historiquement prédéterminée ?

– Absolument pas ! Je le dis très fermement, sur la base des faits. Cependant, dans le même temps, je souligne fermement que l’Union soviétique avait besoin de réformes, en particulier de réformes économiques. Leur nécessité n’est pas apparue soudainement en 1991, mais bien plus tôt, dans les années 60 et 70 du siècle dernier.

Cependant, je tiens à faire ici une réserve très importante. Ces réformes n’ont pas été dictées par la crise du système socialiste, comme on le présente souvent aujourd’hui, mais par la crise structurelle de l’économie soviétique.

– Grande différence, à mon avis.

– Bien sûr! Et ce n’est autre que l’un des économistes les plus éminents du monde, lauréat du prix Nobel et notre compatriote Wassily Leontief, qui a attiré sérieusement l’attention sur ce point. Il a été spécialement invité en Union soviétique pour évaluer l’état de l’économie socialiste et donner des conseils compétents.

– En quelle année était-ce ?

– On était déjà en 1987, lorsque Gorbatchev, sous la bannière de la “perestroïka”, a commencé sa grande démolition générale. Je pense que Leontief a été invité dans l’espoir qu’il approuve et soutienne les changements dans la direction capitaliste.

– Et qu’en a-t-il dit ?

– En bref, sa réaction a été la suivante : “Qu’est-ce que vous fabriquez ? Vous avez un système qui fonctionne très bien et vous n’avez pas besoin de le changer. Votre principal problème est la structure de votre économie”.

– Pourriez-vous développer, s’il vous plaît.

– La structure implique des priorités de développement économique par secteurs. Traditionnellement, les priorités de l’économie soviétique étaient le complexe militaro-industriel, le bâtiment et l’agriculture. En d’autres termes, il s’agissait de redistribuer les fonds entre les secteurs, changer la structure de l’économie en vue, par exemple, d’un développement accru du marché de la consommation, etc.

– Et qu’est-ce qui, précisément, était révélateur d’une crise structurelle ?

– La baisse du taux de croissance de la production. Ce taux a été très élevé au cours des quatrième et cinquième périodes quinquennales 1946-1955 et les quelques années suivantes. C’est alors que les “fantaisies” de Khrouchtchev, qui poursuivaient des objectifs non pas tant économiques que politiques, ont commencé à produire leurs effets. La recherche d’une solution efficace pour sortir de l’impasse dans laquelle se trouvaient certaines branches vitales de l’économie a été reportée jusqu’au milieu des années 80.

On pourrait dire : c’est comme s’il n’y avait jamais eu Staline. En conséquence, bon nombre des transformations qu’il avait entreprises avec quelque retard avant la guerre et reprises après celle-ci ont été bloquées. C’est ce que révèlent de manière assez convaincante les travaux d’économistes aussi éminents que Grigory Khanin et Rem Belousov.

– Néanmoins, Leontief n’attribue pas le ralentissement de l’économie soviétique au système socialiste. C’est le point le plus important, n’est-ce pas ?

– Exactement ! Le moins que l’on puisse dire, c’est que Leontiev n’est pas à la hauteur d’un titan de la pensée économique tel que Tchoubaïs.

– Ou Yegor Gaïdar. Avec les autres “Chicago boys”, ils ont été les “contremaîtres” directs de la transformation de l’économie socialiste en économie capitaliste.

– Oui, l’idée selon laquelle le système socialiste ne serait pas viable et serait donc condamné en tant qu’utopie a largement cours actuellement. En gros, vive le capitalisme, qui nous apporte ses bienfaits !

– Et vous, comment le percevez-vous ce fameux capitalisme ?

– Comme un phénomène complètement artificiel. C’est la raison pour laquelle le coup d’État de Eltsine a été planifié, préparé et mis en œuvre, et que la “perestroïka” de Gorbatchev en était le prologue.

Beaucoup a déjà été dit et écrit sur la façon dont tout cela s’est passé. C’est pourquoi, aujourd’hui, je ne soulignerai que certains ressorts dont l’action insidieuse est encore peu évidente dans la conscience de masse. Cependant, ce sont eux qui ont commencé à saper les fondements du socialisme, conduisant à la catastrophe finale.

Une attaque contre les fondations

– Nos lecteurs, bien évidemment, seront curieux de connaître les faits concrets.

– Eh bien, par exemple, l’abolition du monopole d’État sur le commerce extérieur, qui est intervenu peu après l’arrivée au pouvoir de Gorbatchev. Cela a-t-il fait beaucoup de bruit ? Y avait-il une opposition sérieuse ? Non, il n’y en avait pas. A l’époque, en 1987, elle est passée presque inaperçue.

Pourtant il convient ici de rappeler avec quelle véhémence Lénine a combattu une telle mesure dans ses tout derniers mois. Et pourquoi ? Il a compris la menace que cela représenterait pour l’existence même du socialisme. Et il ne l’a pas permis, il a réussi à convaincre ses compagnons d’armes.

– Donc Gorbatchev a négligé la leçon de Lénine ?

– Pas seulement celle-là, c’est ça le problème ! D’une manière générale, la destruction du socialisme et l’effondrement du grand pays soviétique résultent en grande partie du fait que les dirigeants de l’URSS ont cessé de s’appuyer véritablement sur l’expérience de Lénine et de Staline.

– Même avant Gorbatchev ?

– Certainement. Nous savons quels dégâts avait faits Khrouchtchev avec sa prétendue lutte contre le “culte de la personnalité” et ses “réformes” téméraires. Mais même Brejnev, en revenant au bon sens, n’a pas su rétablir le modèle stalinien de travail de travail avec les cadres, qui dépendait essentiellement de la qualité de la gestion.

– Qu’entendez-vous par là ?

– Rappelons-nous comment les nominations de cadres se déroulaient sous Staline. Une personne ayant reçu une éducation supérieure, s’il s’agissait d’un spécialiste intelligent et prometteur, était envoyée à la production. Il devait y démontrer pleinement non seulement ses connaissances, mais aussi son sens de l’organisation et sa capacité à diriger les autres. Et, si cette compétence se confirmait, il ne moisissait pas longtemps à un poste subalterne, mais lui était confié dès que possible un poste de travail plus responsable et de plus grande envergure. C’est ainsi que s’effectuaient les promotions à l’échelon supérieur, selon le mérite.

– Jusqu’au sommet ?

– C’est justement des commissaires au peuple de Staline, c’est-à-dire des futurs ministres, que je voudrais parler plus particulièrement. Qui étaient-ils avant guerre ? En règle générale, des personnes ayant reçu un enseignement supérieur dans la première moitié des années 30. Ils n’avaient que 30 ou 35 ans. Rappelez-vous : Baibakov, Malyshev, Tevosyan, Lomako, Kosygin, Ustinov… Et ainsi de suite.

Ils ont supporté l’énorme charge de la guerre et du rétablissement de l’économie dans la période d’après-guerre. Parce que chacun d’entre eux conjuguait la jeunesse, l’expérience et l’efficacité.

– Staline accordait une importance particulière aux chefs d’industrie, n’est-ce pas ?

– Oui. Et il a souligné que c’est le travail le plus dur, le plus “viril”, qui requiert la force des jeunes. Il est allé jusqu’à dire à Molotov et Mikoyan, âgés de cinquante ans, qu’ils étaient déjà trop âgés et pas adaptés à ce travail. Qu’aurait-il dit à Slavsky, par exemple, qui est devenu ministre en 1965, mais a quitté ce poste alors qu’il avait déjà 88 ans ?

– L’absence de la nécessaire rotation du personnel, tant économique que de parti, a donné lieu à toutes sortes de pratiques, népotisme, clientélisme, etc.

– En outre, nous ne pouvons pas fermer les yeux sur la corruption très réelle de certains dirigeants, qui avait pénétré jusqu’au plus haut niveau de l’appareil du Parti. Sous Staline, le caractère moral du communiste était de la plus haute importance. C’est pourquoi Dmitri Trofimovich Chepilov était si étonné lorsqu’il a rendu visite à Ilyichev, qui sous Khrouchtchev allait diriger la Commission idéologique du Comité central du PCUS, c’est-à-dire devenir l’idéologue en chef du parti.

Ainsi, dans ses mémoires, Chepilov écrit qu’il a été étonné non seulement par la collection de peintures d’artistes occidentaux que son hôte lui a montrée, mais aussi par le commentaire d’Ilyichev. Qui lui a expliqué, en gros, qu’il s’agissait d’un investissement inestimable. Et Chepilov livre ici une réflexion sur l’embourgeoisement des cadres du parti, qui, comme nous le comprenons aujourd’hui, a joué un rôle colossal dans la tragédie de 1991-1993.

– Voulaient-ils vivre dans le luxe aux dépens du travail des autres, sans être obligés de se cacher ?

– Aujourd’hui c’est une chose reconnue ouvertement. Auparavant, la propriété, le consumérisme étaient simplement masqués par des slogans forts sur la lutte pour la démocratie. Bien sûr, le mode de vie socialiste, le régime soviétique et la discipline du parti ont freiné les aspirations prédatrices de beaucoup. Ils voulaient se débarrasser de tout cela, et c’est ainsi que la déchéance des cadres du parti s’est accélérée.

– Qu’est-ce qui, à votre avis, y a contribué ?

– D’abord, je l’explique par le fait qu’en 1956, Khrouchtchev, avec son rapport sur le “culte de la personnalité”, a créé le désordre et la confusion dans la situation idéologique du Parti. La deuxième circonstance importante liée à la première est la création de la revue internationale “Problèmes de la paix et du socialisme” (1) en 1958.

– Vous lui accordez tant d’importance ?

– Oui, et à juste titre.

– Mais sous Staline, il y avait un journal international, Pour une paix durable, pour la démocratie populaire. Ce journal était publié à Bucarest et la revue à Prague…

– Oh, ce sont des éditions très différentes ! Le fait est que, sous Staline, le comité de rédaction du journal international était composé de représentants des partis communistes au pouvoir dans les pays socialistes. Tandis que le comité de rédaction de Problèmes de paix et de socialisme, sur une base paritaire, comprenait également des représentants des principaux partis communistes des pays capitalistes, en particulier la France et l’Italie, qui ont fortement influencé la politique de la revue.

Après le 20e congrès du PCUS, ces partis ont commencé à promouvoir activement les idées du soi-disant eurocommunisme. Ils sont ensuite devenus le principal instrument de la décomposition de la bureaucratie de notre parti. En effet, plus de la moitié du personnel du Comité central du PCUS est passé par le comité de rédaction de Problèmes de la paix et du socialisme.

– Est-ce vraiment si important ?

– Oui, y compris presque tout le personnel des deux départements internationaux du Comité central, qui étaient dirigés par Yuri Andropov et Boris Ponomarev. Ils sont devenus des mencheviks au lieu de bolcheviks-léninistes après avoir été infectés par ce même “eurocommunisme”. Cela allait si loin que Brejnev, qui était un homme doté de suffisamment de discernement, les appelait en plaisantant “mes sociaux-démocrates”. En plein dans le mille, je dis !

Qu’étaient ces “sociaux-démocrates” ?

– Je dois préciser que je connaissais personnellement certains d’entre eux. Par exemple, Fyodor Burlatsky, qui a travaillé pour nous à la Pravda et a ensuite été rédacteur en chef de Literaturnaya Gazeta après 1991. Soit dit en passant, ce personnage très glissant a été renvoyé de la Pravda pour des violations flagrantes de la discipline éditoriale, mais, à notre grande surprise, il s’est soudainement retrouvé au sommet.

– “Glissant” est bien défini. Ça se voit à son écriture. Cependant, ils se ressemblent tous dans ce sens, car il fut un temps où ils devaient se contorsionner et esquiver pour cacher leur vrai visage. Mais pendant la “perestroïka” de Gorbatchev, tous ont rejoint la cohorte des traîtres à leur parti, contribuant activement à sa destruction : les mêmes Burlatsky, Bovin, Shishlin, Chernyaev, Tsipko et autres.

– Pourriez-vous être plus précis sur ce qu’il y avait de sérieux dans la blague sur “mes sociaux-démocrates” ?

– Je l’ai déjà dit : c’étaient des mencheviks. Comment Lénine les définissait-il à son époque ? Un parti petit-bourgeois au service du grand capital. Plus important encore, ce sont ces gars-là qui réclamaient à la direction du parti et du pays non pas Romanov, Grishin ou Shcherbitsky, mais Micha Gorbatchev. Il est objectivement devenu le porte-parole de la position de cette nomenclature pourrie du parti dans l’appareil du Comité central.

– A en juger par la petite phrase de Brejnev que vous avez citée, il percevait quelque chose chez ces gens-là.

– Bien sûr, mais il n’a pas entravé leurs desseins, ne les a pas arrêtés et ne les a pas limogés.

– Et pourquoi?

– Il pensait et disait même qu’il y avait une sorte de chaperon pour eux – en la personne de Mikhail Souslov. Mais il n’a pas tenu compte du fait que Souslov n’était pas immortel, et au début de 1982, il a disparu.

Il est révélateur que lorsque les gars ont appris son décès, ils se sont mis à danser. Mais lorsque Andropov est arrivé au pouvoir – qui était idéologiquement en désaccord avec eux – cette nouvelle a été accueillie avec une jubilation encore plus grande. Et attention : tous ont parlé d’Andropov dans leurs mémoires sur un ton admiratif.

– Cela signifie que vous n’avez aucun doute sur leur affinité idéologique avec Andropov ou même sur leur consanguinité ?

– Non. Il y a différents arguments pour cela. Je n’en citerai qu’un seul : il s’agit du fameux article d’Andropov, publié en mai 1983 dans les pages du magazine communiste.

– Où il a dit que nous ne connaissons pas la société dans laquelle nous vivons ?

– Exactement. Mais maintenant je veux parler d’une autre thèse, qui n’est pas moins importante pour le sujet qui nous intéresse. Andropov y a postulé qu’il y aura des périodes de flux et de reflux dans notre mouvement de construction du socialisme.

Il s’avère donc que : La “période de flux et reflux” a commencé avec Andropov – Gorbatchev. Et dans cet article, l’auteur semblait donner carte blanche à une telle période, légitimant le phénomène attendu et supposé naturel.

– Dans quel but ?

– Pour justifier le recul du socialisme. Souvenez-vous de l’ode à la NEP, que chantaient, au début de la “perestroïka”, les susdits Burlatsky, Tsipko et leurs semblables. Ils ont ainsi préparé un retour en arrière par rapport au socialisme en tant que système – c’est l’essentiel.

– Et comment expliquez-vous que l’homme du KGB, Andropov, qui était censé maintenir et renforcer la sécurité de l’État, ait adopté une telle position ?

– C’est une profonde erreur de penser qu’Andropov était un homme du KGB. Il a simplement joué, à un moment donné, en tant que président du KGB, le rôle d’une sorte de superviseur des services de sécurité. Mais il était, comme on dit, un travailleur du parti jusqu’à l’os. Il a commencé sous la direction d’Otto Kuusinen, un membre actif du Komintern, qui est devenu son pape politique. Et lorsqu’Andropov revient de Hongrie dans l’appareil du Comité central en 1957, c’est Kuusinen qui persuade Khrouchtchev de créer un deuxième département international “sous ses ordres”.

– Effectivement, il y en avait déjà un.

– En tant que secrétaire du Comité central, Souslov le supervisait et Ponomarev le dirigeait. Ce département restait chargé des relations avec les partis communistes des pays bourgeois, tandis que le nouveau département devait s’occuper des problèmes des pays socialistes.

– Richard Ivanovich Kosolapov m’a dit plus d’une fois que Kuusinen était un personnage compliqué et quelque peu douteux. Est-ce que cela a été transmis à Andropov aussi ?

– Je le pense, oui.

– Le considérez-vous toujours comme le précurseur de Gorbatchev ?

– Ses actions doivent être considérées avec une attention particulière dans le contexte de la période de détente qui a débuté à la fin, voire au milieu des années 1960. Et le point principal pour nos adversaires sur la scène internationale a été formulé alors par Henry Kissinger. Il a fait valoir que, dans les circonstances présentes, il était impossible de prendre l’Union soviétique de l’extérieur. La guerre est également impossible, car tout le monde brûlera dans le feu nucléaire. Par conséquent, le pays leader du socialisme doit être désarmé plus activement de l’intérieur, y compris par l’action intensive d’agents d’influence.

– D’une manière générale, dans la politique de détente, chacune des deux parties avait son propre intérêt, poursuivait son propre objectif ?

– Naturellement. Sur le plan idéologique, entre autres, nos adversaires ont parié sur la convergence, c’est-à-dire, de leur point de vue, sur la combinaison possible du socialisme et du capitalisme en Union soviétique. Vous vous souvenez que l’académicien Sakharov a beaucoup écrit et parlé de la convergence, elle a été intensément propagée par d’autres partisans de la transition de l’URSS vers le capitalisme.

Oui, la détente cachait un objectif occidental insidieux.

– Rappelez-moi comment les relations de l’Union soviétique avec les principaux pays du monde capitaliste ont évolué pendant la détente.

– Tout d’abord, je noterai qu’au début de la détente, qui a commencé dans les années 1960, nous n’avons pas interagi avec les Américains, mais avec les Européens. Et très importante en ce sens a été la visite de de Gaulle à Moscou en 1966.

La veille, il avait fait un certain nombre de démarches et de déclarations très médiatisées qui témoignaient de l’attitude des Européens (en particulier, des Français) face à la domination des États-Unis dans le système occidental. Comme, par exemple, le retrait de la France des structures militaires de l’OTAN.

– Et quel était le but ?

– L’un des objectifs de de Gaulle était précisément d’obtenir une réponse de Moscou. Il l’a eu. D’où sa célèbre formule sur l’Europe de l’Atlantique à l’Oural, qu’il a proclamée pour la première fois alors qu’il se trouvait dans la capitale soviétique.

– Une visite hautement symbolique ?

– Et au même moment, la nouvelle politique de Willy Brandt en RFA prend forme. Ce n’est pas en 1969, lorsqu’il est devenu chancelier, qu’il a lancé cette politique, mais deux ans plus tôt, lorsque la coalition de partis en Allemagne de l’Ouest est arrivée au pouvoir et que Brandt est devenu ministre des affaires étrangères. Je dois ajouter qu’il y a un nouveau président aux États-Unis, Nixon, et cela aussi suscite quelques espoirs pour le leadership de notre pays.

– Sur quoi ces espoirs reposaient-ils ?

– On a laissé entendre à Brejnev que si l’Union soviétique parvenait à un accord sur les principales questions avec la France, dont Pompidou était devenu le président, ainsi qu’avec l’Allemagne et les États-Unis, ils détermineraient ensemble, comme les “Trois Grands” pendant la Seconde Guerre mondiale, le sort du monde.

– Et Brejnev s’est-il laissé persuader ?

– Il aimait cette perspective. Malheureusement, il n’en a rien été : tout s’est effondré en 1974. Cette année-là, Pompidou est mort, Brandt a démissionné, puis Nixon. À la fin de cette année-là, à son retour d’une réunion avec le président américain Ford à Vladivostok, Brejnev a souffert de cette crise asthénique en Mongolie, qui a marqué la limite de son activité politique et le début d’une maladie grave.

– Mais quel a été l’effet des accords conclus ? car il y en a eu, n’est-ce pas ?

– En effet. Sur le désarmement, sur le renforcement de la confiance et de la sécurité, etc. Et donc, dans le cadre de ces accords, certains problèmes humanitaires se sont inévitablement posés, et on a commencé à chercher des moyens de les résoudre. Je voudrais me concentrer sur un fait qui a eu des conséquences tangibles. Il s’agissait de la création d’une branche de l’Institut d’analyse des systèmes de Vienne à Moscou. Il était dirigé par l’académicien German Guvishiani.

– C’est une personnalité connue. On disait qu’il était le gendre de Kossyguine…

– Pour le cas qui nous intéresse, cela n’a pas d’importance du tout. Ce qui est plus important, c’est qu’il était le fils d’un membre haut placé du service de sécurité soviétique, qui est devenu général sous Beria. Et par son intermédiaire, Guishiani s’est rapproché d’une autre figure majeure de la même direction – Evgeny Pitovranov. Ce dernier, en tant que lieutenant général, était vice-ministre du service de sécurité à l’époque d’Abakumov, d’Ignatiev et de Beria.

Le point principal est le suivant. Pour Andropov, lorsqu’il s’est retrouvé dans le système du KGB, c’est ce Pitovranov qui a agi comme une sorte de guide. Il est également devenu un inspirateur idéologique des discussions tacites entre les représentants des services occidentaux et de nos services spéciaux.

– De telles négociations ont-elles eu lieu ?

– Oui. Dans la lignée de la même détente. Les propositions de nos opposants se résumaient à ce qui suit. L’Union soviétique devient une partie de l’ensemble et a une place appropriée dans la politique et l’économie mondiales, si elle converge avec le système occidental.

– Et comment a réagi Andropov ?

– Il semble s’être laissé prendre à cette combine.

– Guishiani et sa branche de l’Institut de Vienne étaient également inclus dans ce processus qui avait commencé, n’est-ce pas ?

– Très activement. C’est pourquoi j’ai choisi l’Institut d’analyse des systèmes pour illustrer ce qui se passait dans les coulisses à l’époque. En effet, tous les principaux acteurs des réformes de Gaïdar s’y retrouvés : Gaïdar lui-même, Tchoubaïs, Aven et d’autres. En outre, le KGB a également supervisé le tristement célèbre séminaire “La colline aux serpents”, près de Leningrad, où ces mêmes personnes étaient directement encadrées par nul autre que le traître général Oleg Kalugin.

– S’agissait-il d’un séminaire permanent ?

– Oui, il a fonctionné pendant un bon moment.

– Ça alors ! Vous avez dit “tristement célèbre” mais c’est la première fois que j’en entends parler.

– Hélas, beaucoup de choses en sont sorties, mais pour des raisons compréhensibles, comme on dit, il était “largement connu dans des cercles étroits”. Il est maintenant temps de l’explorer plus profondément et de l’exposer au grand jour, ce sur quoi j’ai l’intention de me concentrer dans mon nouveau livre à paraître…

(1) Le nom de cette revue en français est La Nouvelle Revue Internationale, en anglais World Marxist Review. J’y ai travaillé trois étés à Prague comme traductrice, en 1972, 73 et 74, sans me douter bien sûr de ce qui se tramait sur nos têtes… Il y a un article de Wikipédia en anglais https://en.wikipedia.org/wiki/Problems_of_Peace_and_Socialism (note de Marianne Dunlop)

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