Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Dimanche sur Arte : Barry Lindon

Ce n’est ni un héros, ni un méchant, ainsi en est-il de la plupart des individus…Voici la critique que je faisais de ce film la dernière fois que je l’ai vu, la troisième depuis sa sortie en 1975… cela se passait en 2012. Probablement confinement oblige, le reverrai-je ce Dimanche 12 avril 2020 à partir de 20h55 A chaque fois un film change et vous dit autre chose… Là c’était en pleine campagne des présidentielles, je ne voulais même pas voter… J’étais hantée par Melancholia, la fin de notre monde… dans des images trop “léchées”…

ARTE consacre une soirée spéciale au génie Stanley Kubrick, disparu il y a 20 ans le 12 avril2020
Au programme : l’inoubliable Barry Lyndon avec Ryan O’Neal et Marisa Berenson, suivi de Kubrick par Kubrick, un documentaire inédit de Gregory Monro réalisé à partir des nombreux entretiens entre le cinéaste et le critique de cinéma Michel Ciment. Pour terminer la soirée, un concert symphonique de l’Orchestre Philharmonique de Radio France avec les grandes partitions des films de Kubrick. Michel Ciment c’est la revue Positif, plus anticommuniste que lui tu meurs, mais le cinéma qu’il aime l’oblige à faire tomber ses antipathies.

Bon! je viens de voir Barry Lyndon, c’est la troisième fois depuis sa sortie en 1975. Je suis toujours dubitative. C’est peut-être le film de Stanley Kubrick qui me convainc le moins. Parce que ce qui est évident, ce qui s’impose à nous est sa splendeur, les tableaux dans lesquels se meuvent les protagonistes: Gainsborough, Hogarth, Chardin, Watteau, La Tour, Le Caravage pour ceux que l’on reconnait au passage parce que familiers. Mais justement… Kubrick a expliqué que pour ce film il avait consulté tous les livres d’art disponibles pour en classer les reproductions et ça se sent. Un peu comme dans Melencholia de Lars von Trier. On aime ce dernier film malgré sa somptuosité et son côté livre d’art. On a la sensation par moment d’une surenchère qui fige le film et il faut dépasser cet habillage d’exigence formelle et de cadrages parfaits pour sentir le traumatisme, les décalages cruels. Et puis surtout l’essentiel, faire question de tout, pas réponse question.

Ce qui me touche dans Barry Lyndon comme dans Melancholia c’est le pessimisme du regard sur tant de splendeur et la manière dont est sauvée la dignité des escrocs, des voyous et dans Melancholia de la malade mentale devenue créativité. J’aime dans Barry Lyndon, la vitalité de ce diable d’irlandais, la sympathie et le mépris comme ça sans transition parce que l’ascension se heurte aux déterminismes sociaux et que nous savons que l’aristocratie immonde va gagner sur le voyou… Un arriviste qui accumule une fortune, acquiert une position et qui perd tout parce que les qualités de la conquête sont aussi celles qui entraînent sa perte. Comme l’ascension et la chute de Napoléon qui fascinait tant Kubrick, une histoire romanesque à l’échelle d’un continent avec la mise en scène inimaginable de la Grande armée. Il aurait voulu tourner sa vie comme une feuilleton de vingt heures pour la télé. Napoléon jeune ce serait Al Pacino, et comme il ne connaissait personne qui ressemblait à Napoléon vieux, il fallait tourner les vingt épisodes assez lentement pour qu’Al Pacino atteigne cinquante ans. Par contre il abandonne Barry Lyndon dans une cour crasseuse d’auberge, amputé d’une jambe, misérable et renonce à suivre sa déchéance se contentant d’affirmer que tout ça s’est passé sous Georges III et que les personnages qu’ils soient puissants ou misérables en sont tous désormais au même niveau. Barry Lyndon n’est ni un héros, ni un méchant et ainsi en est-il de la plupart des gens…

Dans ce film personne n’a réellement un statut de héros si ce n’est la condition humaine, mais Lady Lyndon. Marisa Berenson est la grâce incarnée. La rencontre entre elle et Barry est une leçon de cinéma, un simple échange de regards qui dit tout, à la Kubrick. Passent sur l’écran comme un envol les émotions des personnages, leurs pensées, ça c’est pas donné à tous les cinéastes, tous les acteurs, un moment de grâce qui vous poursuit comme une énigme.

 Kubrick est sensible, par moment comme dans Shining presque hystérique, en même temps il pense beaucoup… Il y a tant de savoir faire chez Kubrick que l’on peut en être rebuté comme d’une roublardise… mais c’est il faut le reconnaître sans jamais faire un cinéma d’intellectuel, il aime le spectaculaire au service de ce qu’il a réellement à dire. Deleuze parlait d’un cinéma cerveau.

« C’est incompréhensible, mais certains ont une bombe à retardement dans leur cerveau. Le sexe, la religion, la politique ou un robinet qui coule peuvent les rendre fous. Personne ne sait quand ils exploseront. Une bonne histoire montre pourquoi et comment ils ont eu recours à la violence et les suit jusqu’à une forme de résolution » (p.348)

Tout à coup s’impose cette référence à un autre cinéaste juif, qui peint la violence mais sans l’aimer plus, Samuel Fuller…. Simplement les hommes sont comme ça et la bible elle-même n’est qu’un livre de corruption et de vengeance, une liste incessante de guerres jusqu’au moment où les juifs sont devenus gibier universel et 2000 ans après, Shakespeare ou le bain de sang à l’état pur.  Mais ça donne de belles histoires qu’on a envie de filmer pour voir jusqu’où sont-ils capables d’aller. Je continue à lire son autobiographie dont je vous avais déjà parlé. Mais la citation de Fuller s’est imposée parce que la violence que décrit Kubrick est dans le cerveau de l’être humain, le film lui-même en devient une bombe à retardement.

Pour le plaisir j’ai encore envie de vous citer Fuller et sa recherche de « vérité » pour vous dire le spectaculaire de la violence au service d’autre chose que l’habituelle duperie, aller au cinéma, écouter la télé pour y entendre ce qu’on attend.

« Si l’on veut être honnête, comment faire un film de gangsters ou un western sans montrer les outils de travail des protagonistes? Comment faire un film de guerre sans montrer l’absurdité sanglante de la guerre? Comment décrire des gangsters, des cow-boys ou des soldats motivés par nulle autre chose que leur volonté de survivre ? On ne peut pas, à moins d’être John Wayne.

Comprenez-moi bien: personnellement j’adorais Wayne. Mais il est devenu une star parce qu’on a vendu des fables au public qui, malheureusement, rapportent plus que la vérité. Même s’ils étaient très divertissants, ces héros incarnés par Wayne n’existaient tout simplement pas. Par exemple, il y a une chose que je déteste dans les films de guerre de Wayne, c’est quand l’officier dit invariablement : “Ces hommes ont donné leur vie pour leur pays”.

Quelle connerie! Ils n’ont pas donné leur vie. On la leur a prise. On la leur a volée. » (p.349)

On croirait entendre cet autre hollywoodien juif qui a engagé Kubrick pour tourner Spartacus et imposer Dalton Trumbo (encore un juif), victime du mac maccarthysme, il s’agit de Kirk Douglas. Lui aussi reproche à John Wayne de se prendre pour John Wayne et l’impérialisme américain devenu droit légitime à dominer. Il y avait jadis dans la condition juive quelque chose qui incitait à ne pas se prendre pour un élu… à rêver d’être au moins “en ballottage”, ni monstre, ni héros… un être humain… un mensch.. (1)

Pourtant même si l’être humain est pris dans la machine, il a le choix, le chaos dans lequel il se débat n’est pas simplement le fruit du hasard ou de la fatalité, il est un choix humain. Il y a la peur mais on peut toujours l’affronter et même quand il parle d’un Irlandais dans un continent en guerre, Kubrick ressent on le sait, il ne s’en est jamais caché, cette peur  qui caractérise peut-être l’appartenance à une minorité traquée comme des insectes nuisibles… Le scénariste Michel Herr a décrit le pessimisme de Kubrick sur l’antisémitisme et le racisme en général et comment la peur était constitutive pour lui de cette appartenance juive. Peut-être que je suis sensible à cela parce que ces derniers temps on m’a poussée à bout, jusque dans mes retranchements et si le cinéma de Lang est celui du moment de la révélation, celui de Kubrick est celui de l’attente de ce moment où tout bascule… Moi je n’ai pas arrêté de faire le même rêve: on vient me chercher pour me conduire au camp de concentration et je n’arrive même pas à m’enfuir, je suis pétrifiée, j’obéis… d’où sans doute ma fascination pour ce cinéma où tout à coup on prend un plan en pleine gueule, ça y est c’est arrivé…

Peut-être, c’est même certain, que ce qui me révulse dans le sionisme et qui fait que je considère Israël comme une erreur est non seulement l’injustice faite au peuple palestinien mais surtout le fait que cela fait des juifs des gens aussi étriqués, aussi stupides et chauvins que ces fous furieux qui n’ont cessé de s’étriper depuis des siècles et qui ont cru trouver leur salut dans la haine des boucs émissaires. Dans le fond, les juifs avaient toujours été comme ça parce qu’ils sont des humains comme les autres, tout aussi cons que les autres, il suffit de lire la bible, mais pendant 2000 ans on avait fini par croire qu’ils étaient différents. Un peuple sans Etat, sans frontière, sans armée et avec un livre, des dialogues sans fin, la contradiction pour méthode… Le pilpoul, l’humour, la contradiction, la question qui compte plus que la réponse…

 Barry Lyndon dans sa première partie raconte comment un tendre jeune homme, grugé, dépouillé de son cheval et de son pécule doit s’engager dans une de ces armées qui s’étripe dans tout le continent européen et il déserte pour tenter de vivre autrement que dans les fossés, au milieu des cadavres. Peut-être est-ce à cela qu’il faudrait résumer l’histoire des juifs mais aussi des tziganes en Europe, avoir tenté de déserter cette histoire de fous des nations en guerre les unes contre les autres, essayer d’être différents  au milieu des massacres et des hiérarchies oppressantes jusqu’à devenir pour certains des révolutionnaires apatrides. Les gohims ont passé tant de temps à se haïr les uns et les autres, avec des pointes quand ils tombaient sur les juifs qu’ils ont oublié tout le reste, l’amour de l’art, la sensation mais aussi la compréhension de ce qui se passe autour d’eux. Parfois l’un d’entre eux échappe à cet abrutissement et cela donne un Diderot, un être rare d’équilibre et de bonté. Quelqu’un auprès de qui on peut se reposer, se détendre et relâcher son attention. C’est étrange parce qu’être confrontée à cette terrible résurgence de l’antisémitisme qui prend prétexte des Palestiniens ne me rapproche pas au contraire de ceux qui prétendent se rassembler comme les autres sous un drapeau israélien, c’est même le contraire : ils se ressemblent et ils me donnent tous envie de vomir. Ils ont eux aussi un drapeau, une armée, des fascistes, ils avancent baïonnettes au poing, à cheval sur la bombe qui détruira la planète. Il y a des moments où j’ai envie de hurler et là tout à coup un plan comme un coup de poing me rassure, l’explosion, les cerveaux comme des bombes de haine et de stupidité ce n’est que du cinéma.

J’ai cru jadis que je pouvais me reposer auprès des communistes, leur faire confiance et fermer les yeux, comme s’ils avaient été Diderot, mais quand les murs sont tombés et que leur univers s’est désagrégé, ils ont ressemblé à tous les misérables d’une  débâcle, peut-être avaient-ils trop de réponses et pas assez de questions. Comme les juifs en Israël aujourd’hui et ce après 2000 ans où ils avaient joué à être autrement… J’ai envie de les fuir parce que ces éclopés continuent à vouloir m’étrangler de leurs certitudes, ils me font la leçon, leur leçon, chacun d’eux prétend m’enseigner sa vérité, me happe au passage et rapidement vomit sa rancune et sa déception pour tout programme ou vante ses abandons… Moi au point où j’en suis je n’ai plus envie qu’on me vole ce que je pense, que l’on me classe, j’en suis juste au point d’équilibre entre appartenance et refus de toute position d’autorité… En attendant la rupture et ce qu’il adviendra.

Danielle Bleitrach

(1) Ajout en avril 2020. Plus récemment, je discutais avec un enseignant de cinéma, à la sortie de sa conférence sur le film de Cronenberg, a dangerous method, dans lequel il voyait une réflexion sur l’homme et son double… C’est on s’en souvient l’histoire de la rencontre entre Freud et Young, en qui le premier croit voir un disciple puis auquel il s’oppose… Connaissant la manière dont Cronenberg est hanté par la question de savoir ce que c’est d’être juif en étant athée, je lui fais remarquer que la question du film est “peut-on être psychanalyste sans être juif?” (cette science juive disaient les nazis en brûlant avec conviction l’œuvre de Freud comme celle de Marx). Il a souri et m’a répondu: peut-on être metteur en scène sans être juif?

S’il y a justement nécessité tout en agissant artisanalement en amoureux du métier en tant que tel et pourtant savoir ne pas se prendre pour le dieu que l’on revendique être, ni pour un acteur, ni même s’identifier au sujet de son film et questionner jusqu’à la mauvaise foi, cela se défend… Mais alors il est clair que les juifs ne survivront pas au patriotisme israélien, comme depuis des siècles il a fallu qu’ils renoncent à la synagogue pour produire un questionnement universel. “Nous avons essayé plus, nous avons plus subi, et nous avons essayé de continuer, nous sommes donc mieux…” je m’identifie à cette parole de Baldwin à propos des noirs et en particulier de leur apport à la musique, au jazz, mais là nous sommes devenus comme les autres et peut-être cela était-il juste de perdre cela… parce que ce mieux était bien fragile, si aisément transformé en haine, en revanche, en abandon de la justice et de l’appartenance humaine, ce retour à ces fables immorales de la bible? aux rites les plus absurdes? Chuter de Fritz Lang, Einsenstein à Cecil B DeMille…

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1 Commentaire

  • etoilerouge6
    etoilerouge6

    Excellent danielle. Et Diderot que tu fais apparaitre avec justesse à la fenetre. DIDEROT que je vantais à l’un de mes fils en confinement ds une station de ski où il travaillait et qui me dit l’ouvrir “et que c’est intéressant” lui qui ne lisait pas. Aussi les musiques de ce film qui marquèrent à l’époque mais qui peut-être rendent plus évident le lien profondément humain de cette musique pourtant appelée savante avec un temps certes reconstitué mais qui nous parle toujours à tous. Certes les images sont somptueuses et merci de montrer toute l’étendue de la palette.
    C’est un chef d’œuvre pour moi et je suis persuadé qu’Eisenstein parlera toujours plus aux hommes de demain que Cecil de Mille. Barry lindon aussi. Bien amicalement

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