Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

USA : génération Y, la nature de l’exhibition et les angoisses réelles

La génération Y est le nom donné aux personnes nées entre 1980 et 1995, qui ont connu l’arrivée d’internet et des smartphones dans leur enfance. Ils sont aussi appelés “digital natives” ou “millennials”, avec des valeurs et des comportements qui les distingueraient des générations précédentes, en particulier une forme d’inscription dans la mondialisation d’internet des couches les plus occidentalisées et relativement aisées (mais il existe déjà dans le sud et hors occident leurs équivalents qui les prennent pour têtes de turc). Déjà il y a ceux pour qui l’inflation ne se traduit pas par la nécessité d’un réel changement et les autres. Money Diaries est un site aux Etats-Unis où les femmes de la génération Y se rendent pour juger les habitudes de dépenses des autres. Étaler ce qu’on gagne est normal aux Etats-Unis, mais ce qui est décrit ici, cet exhibitionnisme angoissé est révélateur de ce que les réseaux sociaux ont permis, une confrontation qui se durcit. Hier, en contemplant le reportage invraisemblable de “Vogue” sur l’esthétisation de la guerre en Ukraine, on ne pouvait que s’interroger sur la “cible” de ce marketing ? Même interrogation sur la manière dont Macron a tiré l’inscription de l’IVG vers son projet belliciste européen, sur l’interprétation de la Marseillaise, les paroles de l’hymne caviardées à tous les sens du terme vu le public invité. Comment tous ces gens-là, qui en fait sont en train de nous vendre la guerre, bénéficient-ils d’un marketing design, où tout est permis au moment même où les angoisses sur le devenir réel s’accroissent. Comment montent des jugements sévères devant cet exhibitionnisme si vorace de l’intime, cette drogue du besoin d’un public, est en train de provoquer de l’écœurement qui peut alimenter tous les conservatismes ou au contraire (à suivre). (note et traduction de Danielle Bleitrach)

Par Carrie Battan16 novembre 2017

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Le coin le plus sinistre d’Internet n’est pas une nouvelle application de rencontres ou un site de fétichisme. Il ne s’agit pas d’un forum d’alt-right ni d’un marché de bitcoins, d’un canal du Web profond où se trouvent de nouvelles substances illicites très prisées. Non il s’agit de Money Diaries, une chronique, du site de style de vie Refinery29, dans lequel des jeunes femmes anonymes étalent chaque centime de ce qu’elles gagnent et dépensent en une semaine – sur des trajets Uber, des lattés, cadeaux d’anniversaire, achat impulsif de barres chocolatées à la caisse de Walgreens. Comme on le voit : des trucs passionnants.

Money Diaries a été lancé en janvier 2016, fondé sur l’idée que « La première étape pour mettre de l’ordre dans votre vie financière est de faire le suivi de ce qui que vous dépensez ». En encourageant les jeunes femmes à consigner leurs dépenses, en discutant franchement de leurs finances, Refinery29 devait, en théorie, aider les jeunes femmes à mieux gérer leur argent. La première femme à braver l’expérience a été une résidente de Brooklyn de vingt-sept ans qui gagnait soixante-cinq mille dollars par an dans une « industrie créative » le nom de l’entreprise non divulguée. Son entrée en lice a été candide et drôle : elle a commandé des côtes de bison et une grande pizza pour elle-même tard dans la nuit (28,74 $) ; des produits de beauté achetés en ligne, pour compenser le fait de s’être sentie malheureuse au travail (59 $) ; commandé une copie d’un roman sur Amazon (10,66 $) ; et s’est adonné à la cocaïne (gratuitement). « Je ne sais pas combien les médicaments sont censés coûter, mais j’ai entendu dire que la coke coûte cher, a-t-elle écrit. « J’ai juste pris une ligne parce qu’elle m’a été offerte, et j’étais ivre. L’alcool était gratuit aussi ».

Dans le monde des journaux d’argent, elle a vite appris quelle était ce à quoi son “honnêteté” l’exposait. Dans la section des commentaires, les lecteurs de Refinery29 se sont rapidement imposés comme arbitres financiers et moraux. « Je vis et travaille à Chealsea [sic] et je n’oserais pas gaspiller comme ça », a écrit l’une d’elles, avec une condescendance palpable. « Surtout avec ce salaire. Essayer de réévaluer la 🙂 des poupées ». Un autre s’est opposé à sa folie littéraire : « Conseil de pro. Allez à la bibliothèque pour trouver des livres. Celui-là était décent mais ne valait pas la peine d’un achat ! » Un troisième a trouvé son régime de santé insuffisant : « Miam, un régime de pizza, pâtisseries, alcool et côte de buffle (et un peu de cocaïne) sans le moindre temps passé à faire de l’exercice . . . Pas étonnant que cette jeune femme semble épuisée et démotivée ». Une commentatrice s’identifiant comme la diariste auteur du texte initial a fini par s’immiscer dans les commentaires pour se défendre, ou du moins sa consommation de drogues à des fins récréatives. Elle avait grandi incroyablement protégée, écrit-elle, ce qu’elle avait compensé à l’âge adulte, d’où la cocaïne (qu’elle n’a d’ailleurs essayée que trois fois).

C’est ainsi que Money Diaries s’est imposé comme un lieu où les femmes de la génération Y se présentent devant leurs pairs dans l’attente d’un jugement sévère. Pour être juste, il y a beaucoup de détails vraiment absurdes dans les habitudes de dépenses des diaristes. Un femme qui gagne deux cent quarante mille dollars par an comme avocate a décrit l’épilation du maillot comme un moyen de « se réveiller » ; une autre disant gagner cent huit mille dollars par an dans l’industrie pétrolière débourse cent quarante-cinq dollars pour toiletter son chien. Mais ce sont souvent les entrées les plus banales qui recueillent le plus de critiques virulentes. Une femme qui fait cent vingt mille dollars par an dans les médias a noté que son petit ami payait la facture pour plusieurs sorties. « AF des années 50 », a écrit une commentatrice. Les femmes qui paient pour leurs petits amis, comme un travailleur de l’industrie de la technologie avec un salaire avoisinant les cent quarante-cinq mille dollars (plus une prime de trente mille dollars) sont également réprimandées. « pourquoi, a-t-il fallu que tu laisses ton petit ami s’en tirer sans verser de loyer avant même que tu ne sois mariée ? ». . . Les femmes, sont sans pitié ! Une étudiante de Fordham n’avait pratiquement pas de ressources et vivait principalement de l’entretien de ses parents. Naturellement, cela a rendu furieux les commentatrices, mais il en a été de même pour beaucoup d’autres choses la concernant jusqu’à ses habitudes de consommation. « Merde, elle mange des glucides à chaque repas », a écrit l’un d’eux.

Lisez suffisamment de ces entrées et leurs commentaires, qui sont souvent des centaines, et un code tacite devient apparent. Journal d’argent à l’origine, il avait principalement comme public des femmes aisées de grandes villes comme New York et Los Angeles, mais il a rapidement commencé à s’ouvrir à des femmes dans les petites villes. Une femme qui gagne beaucoup est traitée plus durement qu’une femme qui gagne moins, à moins que celle-ci soit soupçonnée d’être au crochet des autres. (« Content que tu y arrives avec 32 000 $ dans la ville, mais avec quoi de plus », a écrit un commentateur à une écrivaine de vingt-quatre ans.) Les personnes qui vivent à New York sont celles qui font l’objet d’un examen minutieux, tout comme celles qui travaillent dans la finance et la technologie. Les femmes dans des relations stables sont plus durement traitées, tandis que les femmes des petites villes ou des villes rurales sont vénérées, Surtout si elles vivent modestement et se couchent tôt.

Les commentaires les plus gentils que j’ai vus étaient en réponse à une femme vivant à Juneau, en Alaska, qui élève ses propres poulets, met ses propres légumes en conserve, et, pendant sa période d’une semaine chaque jour elle s’emploie à des tournées pédestres pour ramasser des plats à emporter en pleine tempête de neige. « J’adorerais entendre d’autres histoires comme ça ! », a dit une commentatrice. La tonalité générale a renchéri: « Le meilleur journal à ce jour ! » s’est exclamé un autre. Si la série doit se poursuivre nous voudrions que les jeunes femmes ne se contentent pas de rechercher leur plaisir mais entrent dans un état éclairé de vie ascétique. Pendant ce temps, les diaristes eux-mêmes, qu’ils soient aisés et urbains ou non, ont continué à accumuler des mises en garde et des justifications pour tout achat apparemment irrationnel, comme s’il fallait demander pardon aux commentatrice à l’avance. Il y a la femme qui Ordered Takeout souligne qu’elle n’a pas gaspillé les restes. Une avocate insiste sur le fait qu’elle dépense entre quatre cents et cinq cents dollars par mois pour la charité, et « plus vers la fin de l’année ».

Tout cela peut sembler être une expérience en cours pour confirmer le stéréotype de la cruauté des femmes entre elles, démontrant à quel point les femmes se jugent les unes les autres, et soulignant l’enchevêtrement complexe de la Schadenfreude et du ressentiment avec laquelle les femmes considèrent parfois les carrières des autres. Money Diaries est conçu pour les femmes qui ont de lourdes factures de prêts étudiants à rembourser et des prêts hypothécaires en sus, mais il semble encore exister tout un groupe en grande partie dans une bulle urbaine confortable. Il est facile de traiter les problèmes des décisions financières comme divertissement lorsqu’ils en sont encore sur leur forfaits de téléphonie cellulaire des parents. Et pourtant, il me semble qu’il y a de vraies angoisses décelables dans ces journaux et dans les commentaires, ceux qui sont spécifiques à un groupe démographique de jeunes femmes. Les femmes de la génération Y ont connu une petite révolution culturelle et une panique économique majeure au cours de leur jeune vie. Nous sommes maintenant, en théorie, encouragés à nous habiller comme nous voulons, coucher avec qui nous voulons, choisir d’avoir des enfants ou ne pas se maquiller ou se mettre à nu, exiger des augmentations et accepter ou non la maternité et dénoncer le harcèlement et les agressions sexuelles. Dans le même temps, temps, nous sommes des produits de la Grande Récession, ce qui nous inculque une panique financière et aussi une sensibilité accrue aux notions de privilèges. L’argent, le « dernier tabou auquel sont confrontées les travailleuses modernes », comme le dit Refinery29 et en fait un lieu de pression et d’anxiété profondes, peut être la dernière arène dans lequel nous sommes autorisés à nous juger les uns les autres ouvertement.

L’écosystème de Money Diaries est désormais suffisamment robuste pour que Refinery29 publie parfois des articles spéciaux. Dans le cadre d’une enquête, on a interrogé les femmes qui se confient sur des questions financières, tandis qu’une autre mettait en avant une femme qui avait réussi à manger gratuitement dans onze restaurants. Un article récent a demandé à quinze anciennes diaristes d’expliquer ce qu’elles avaient appris de l’enregistrement de leurs finances pendant une semaine. La plupart d’entre elles se sont montrées autocritiques, admettant que le journal avait mis en évidence tous les achats frivoles qu’elles auraient dû éviter. Quelques-unes, cependant, ont réussi à sortir de l’expérience avec un sentiment de satisfaction. « Faire ce journal m’a aidée. Je me rends compte que j’ai tant de raisons d’être reconnaissante et de tout ce que j’ai accompli financièrement, professionnellement et personnellement au cours de mes 30 années de carrière, écrit Chicagoan qui gagne cinquante-six mille dollars par an. Les commentateurs de Money Diaries ont été à la hauteur de la tâche de lui rabattre son autosatisfaction.

Carrie Battan a commencé à contribuer au New Yorker en 2015 et est devenue rédactrice en 2018.

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