Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Un film que l’on ne peut pas rater… Black Tea

Ce film est l’œuvre d’un très grand cinéaste mauritanien, mais élevé au Mali, Abderrahmane Sissako. Son film précédent “Timbuktu”, il y a dix ans a connu un succès mondial en France en particulier où il a été couronné par le César et il a fait un nombre record d’entrées. Il a confirmé son statut d’artiste exprimant l’Afrique par sa mise en scène d’un “opéra” le vol du Boli en collaboration avec le musicien britannique Damon Albarn, un spectacle (autour du vol d’un fétiche bambara malien par les colons français). Oui mais voilà notre chantre africain Abderrahmané fait un film où l’on ne parle que chinois et où chacun se déplace dans un cadrage, des plans fixes qui ont des allures d’estampes. Il nous invite à quelque chose de scandaleux, à nous immerger dans ce monde en train de naître dans le sud et qui renvoie l’occident, l’Europe, les Etats-Unis, le monde colonisateur, celui des blancs au passé sans être “indigéniste”. Non ce serait ne pas mesurer ce que la relation sud-sud a d’universel. Ce qu’il donne à voir c’est exactement ce que nous tentons ici dans Histoire et societe de vous décrire : un monde nouveau est en train de naître, avec un langage, une esthétique propre qui est le produit de tant de métamorphoses. Il est là en train d”exister avec de nouvelles cohabitations, des peuples qui se frôlent, s’étreignent, avec d’infinies précautions comme des insectes, des papillons, qui ont plus besoin de gestes que de paroles…

OUI ce film est un pur bonheur, il est ce que vous ne verrez nulle part sur les écrans même si à Marseille il occupe les rues centrales, des couleurs, c’est le monde qui est déjà là… l’ouverture fracasse comme la jeunesse de l’Afrique, son étonnante vitalité, cette salle des mariages en Côte d’Ivoire est inondée de lumière. La mariée Aya (Nina Melo magnifique dans toutes ses mues), fronce les sourcils, elle qui va oser dire non au fiancé infidèle la veille de leurs noces. Ce “NON” affronte tant de pesanteurs accumulées, tant de liens assumés. Il y a la salle bondée. Dans les familles, les amis, le tissu wax (hollandais) domine mais aussi la “sape”, et il y a la pléthore de mariées, elles étouffent sous leurs voiles, les épaisseurs d’organdis, chacune des mariées le supporte à l’aide d’un petit ventilateur à main, les insectes rodent dans la sueur, mais aussi dans les plis du voile, une fourmi écrasée par une claque robuste du promis. Mais nous sommes aussi dans une agora, avec cette estrade où l’on procède au rite au milieu des couples, des familles, des spectateurs, avec pourtant la grille en fer forgé qui isole et met sous les feux de la rampe celle par qui le scandale arrive puisqu’elle, Aya, refuse d’être l’insecte écrasé, elle dit NON et elle s’enfuit en robe blanche dans les rues poussiéreuse d’Abidjan ou de Bamako qui sait ? …

Aya, qui adopte la coiffure d’Angela Davis pour le voyage, atterrit à Canton où elle va choisir dans le salon de coiffure africain des coiffures de plus en plus raffinées, cette élégance est déployée non pour séduire mais toujours être plus digne du cérémonial du thé, son travail initiatique de l’homme chinois qui devient sien. Elle est au sous-sol d’une boutique spécialisée exportant toutes sortes de variétés de thé dans le monde entier, chaque soir se passe avec son patron Cai, (Chang Han lui aussi remarquable) un Chinois de 45 ans, le propriétaire du magasin, qui lui apprend les subtilités du métier et l’initie aux gestes inhérents à la cérémonie du thé, chacun de ces gestes étant ceux d’un rapprochement dont le sens s’invente bizarrement entre eux et dans l’histoire qui les a conduit là. Au sous sol où dans la chambre et à l’étage mais tout se joue dans la possibilité d’être réellement accueillie dans l’espace chinois celui de la plantation de Thé, celui de la reconnaissance de son couple. Il n’est pratiquement pas question de sexualité, Caï l’initie à une gestuelle qui dit la puissance symbolique du cérémonial comme l’Afrique exprime la force tellurique d’un continent. Si le film n’est jamais une histoire d’amour au sens ordinaire, c’est que d’abord justement nous sommes dans des “initiations” et celles-ci se font par des gestes, autour d’objets, avec des cadrages superbes et lents dans lequel le silence, les regards laissent les individus dignes et lumineux. Un autre aspect important pour l’approfondissement est la place accordée aux personnages secondaires, en particulier les femmes avec leurs confidences, les anecdotes qui donnent le relief du quotidien au cérémonial entre les héros, elles corrigent l’aspect hiératique entre Aya et Caï. Comme la langue chinoise avec sa musicalité propre (Nina Melo ne parle pas chinois elle a dû apprendre par cœur tout son dialogue) accueille l’écho d’autres mélodies nostalgiques… C’est à la fois classique et totalement différent parce que justement nous sommes dans des ellipses, des entrelacs, des voies anciennes et celles qui se tracent, celles de ces routes dont nous savons qu’elles ne sont en rien ce que celui qui ne les parcourt pas imagine. Ce film nous dit ce que nous ne cessons de répéter ici : vous l’ignorez vous occidentaux mais nous sommes vous depuis des millénaires, nous sommes déjà là comme vous avez cru pouvoir ne pas nous voir… Il faudra bien que moi octogénaire sur la mauvaise pente, enfin retapée, je revienne à ce que nous avons mis en chantier avec Jay Nombalais, le peintre américain qui est lui aussi sur cette voie… Je ne sais pas s’il aimera ce film mais il a entrepris d’affronter les mêmes rapides, la même rivière sans retour…

Oui ce qui se passe entre les êtres humains, dans les gestes, dans le quotidien, les rencontres fragiles, silencieuses, parfois déchirantes comme dans cet enlacement dans une vallée chaotique poussiéreuse du Cap vert entre un père chinois et sa fille métissée de cap verdien. Il porte son cadeau, un service à thé précieux, glisse, chute dans la ravine et sa fille inconnue vêtue d’un fourreau chinois or et cramoisi vient à sa rencontre, ils tombent, s’étreignent dans la poussière ocre de l’île qui elle-même n’est pas tout à fait l’Afrique.

Chaque lieu africain, chinois quartier africain dans la ville chinoise est ainsi chargé d’une force et d’une puissance magique. Le Mauritanien, Abderrahmane Sissako est “blindé” comme en pays dogon au Mali, chez les bambaras où les hommes parlent très fort pour que les femmes sachent leur virilité mais la femme chante doucement ce qui est immémorial… L’Africain n’explore pas, il suit les parents, ils ont ceci en commun avec les Chinois, la Chine transporte aussi sa parentèle, le poids d’une histoire d’humiliés, mais il y a le métissage comme un déchirement, la fille que l’on ne connait pas mais à laquelle on pense tous les jours… Tout le monde parle chinois et c’est sous-titré, une caméra qui nous laisse le temps de lire grâce aux plan fixes mais flottent d’autres langages comme l’espagnol du Cap vert. La construction du film n’a rien d’artificiel, se déplacer d’un lieu à l’autre est à la fois un rêve, un voyage et une rencontre dans laquelle l’humanité grandit, et le marchand chinois cherche les mots pour exprimer son raffinement et son intériorité. Il se protège derrière des phrases toutes faites “Donnez-nous la santé le reste nous l’achèterons”, alors que ses gestes, ses pudeurs, sont un mystère insondable dans laquelle chaque relation exige d’infinies précautions comme la cueillette et la cérémonie du thé, l’affect vient en dernier comme un murissement de toutes les sensations, les apprentissages, les rites… Il n’y a pas les mots pour dire ce qui s’esquisse : un moment grandiose pour l’humanité avec des révérences, des danses, des gestes, la conscience d’en être porteur… la maladresse, les faux pas…

Il y a le rite mais aussi tout le petit monde des seconds rôles qui vend des valises, du toc à la manière des mourides traversant les plages françaises avec des étals de produits minables, brillants, oui mais là le marchand avec son étal et son vélo sont chez eux dit Aya à la coiffeuse africaine qui se plaint d’être importunée sans fin par ces marchands ambulants. Nous traversons tous les espaces temps de cette autre mondialisation, celui du toc et celui du sublime l’un jalonnant l’autre…

La fin à partir du repas familial constitue une rupture par rapport à cet “enchantement” si politique au sens le plus noble, celui qui nous est volé jour après jour en France, en occident en général. Le doute m’est venu, cette fin n’est-elle pas trop explicite, voire “édifiante”? n’a-t-elle pas été conçue pour nous, pour les circuits de financement, pour les écrans occidentaux, français en particulier. … Je ne sais même pas si mon impression est juste, elle concerne les 10 dernières minutes j’aimerais votre avis. C’est à partir de ce repas où s’affrontent les générations que l’on perd enfin moi j’ai perdu un peu de ce qui me faisait totalement adhérer à ce film si différent. Dire ma distance sur l’explicitation de la fable ne doit en aucun cas signifier que j’emboite le pas aux critiques de Telerama, du Figaro et d’autres tant leur “déception” devant le caractère supposé ‘lénifiant” de cette Chine est indécent. Faire la fine bouche oser parler d’un exercice froid, intellectualisé dit ce qu’ils sont ? Ces critiques “progressistes” ou qui se croient tels disent : Oui l’Africain peut danser, mais pas avec un Chinois en parlant chinois. D’ailleurs je voudrais savoir quand cette critique-là a dit du bien d’un film qui présente un visage favorable de la Chine contemporaine ? Quand on en arrive comme Télérama a confondre les délires d’un Glucksmann avec son jugement cinématographique c’est un vrai problème…

quelle est la nature du désir ?

Ce n’est rien, que cette sensation d’une conclusion inutile, peut-être cette explicitation est-elle nécessaire au cinéma de plein air des nuits chaudes, celui qui renaissait au Soudan avant que la violence ne déchire ce pays siège de tant de savoirs, comme le Burkina Faso, lui aussi pays des hommes droits, avec son amour du cinéma. Une conclusion qui comme le ciné pop algérien de jadis créerait un véritable débat populaire.

L”incontournable et ce qui fait que nous pouvez pas rater ce film c’est que nous avons devant nous un très grand cinéaste Abderrahmane Sissako qui impose à tous ces snobs idéologisés jusqu’à la moelle qu’est une certaine critique française, un film qui ne peut que les prendre à rebours (et ce n’est pas la cérémonie du dernier César qui contredira ma vision pessimiste du cinéma français) et nous faire du bien nous qui en avons tant besoin… Nous sommes en France dans un monde ou, outre la vénalité, les petits arrangements, la courtisanerie ordinaire, les rancœurs xénophobes, on s’indigne avec d’autant plus de véhémence qu’on n’éprouve rien. L’affect à l’inverse de la cérémonie du Thé est censé être toujours disponible. Cela se traduit chez ceux qui font métier de penser, de représenter par le fait que “les individus réifient leurs sentiments intimes, leur amour, leur haine, avant même de pouvoir les éprouver, en les inscrivant dans des catégories. Ils les canalisent et ce faisant les rendent anodins.“(1) Ce film offre la chance d’une vraie déstabilisation, celle vécue par des êtres humains qui émergent d’une longue nuit, avec la vitalité, la force du désir d’un autre monde, ils ont tenté de nous copier et font leurs gammes pour se découvrir réellement en tâtonnant, en remplissant les espaces désertiques entre eux mais dans un cérémoniel qui me fait souvenir de la falaise du pays Dogon : de si loin que le voyageur vous rencontre, il crie son nom celui de ses parents, de son clan, il voit l’Autre comme celui qui doit être lui-même. Vous ne pouvez pas rater la possibilité de cette rencontre et de ce qui pousse déjà en nous … Et entre nous il s’agit d’autre chose que de crier ou non au chef d’œuvre…

Danielle Bleitrach

(1) de l’intervieweur de Günther Anders Mathias Greffrath : p. 59

Je vous recommande ce petit livret de 94 pages (la collection entière est de cette qualité, il s’agit de la traduction par Christophe David d’un interview d’une densité et d’une pertinence actuelle du marxiste et philosophe allemand (qui valait mieux que sa “célèbre” épouse Hannah Arendt). Le titre “Et si je suis désespéré que voulez-vous que j’y fasse.” éditions Aleia. A emporter dans sa poche pour lire dans les temps d’attente… par exemple comme moi hier avant que le rideau se lève sur l’écran de cinéma… Nous étions deux dans la salle à feuilleter un livre…

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1 Commentaire

  • Rémignard
    Rémignard

    C’est tellement reposant la possibilité d’un ailleurs humain sans «  blancs » à image

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