Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Un “monstre pro-russe” ou une force de bon sens ? Un nouveau parti est en train de remodeler le paysage politique allemand, par Tarik Cyril Amar

Nous assistons partout en Europe à une recomposition accélérée du paysage politique, l’incapacité manifeste des forces politiques traditionnelles à présenter des solutions crédibles face à l’accélération de la vassalisation aux Etats-Unis, la protestation des peuples, paysannerie, ouvriers, semble donner lieu à une montée de l’extrême-droite mais rien n’est joué… L’extrême-droite allemande a essuyé, dimanche 28 janvier, un revers électoral dans le sillage de manifestations d’une ampleur inédite dans le pays contre son programme, alors qu’elle semblait depuis des mois sur une dynamique ascendante inarrêtable. Le parti Alternative pour l’Allemagne (AfD) a perdu son pari de remporter une deuxième présidence de canton, lors d’élections locales du district de Saale-Orla, dans la région est-allemande de Thuringe. Son candidat, Uwe Thrume, n’a obtenu que 47,6 % des voix au second tour du scrutin dimanche, améliorant d’à peine 1,9 point son score de premier tour, alors que son rival conservateur a profité d’un fort report de voix pour terminer à 52,4 %. La défaite de l’AfD, qui partait favorite, a été obtenue « grâce à la mobilisation de la société civile », a estimé le numéro deux de la région de Thuringe, le social-démocrate Georg Maier. L’ébranlement est profond et face à la montée de telle ou telle équipe, il reste à observer et à voir venir. Voici donc une présentation pleine d’espérance du nouveau phénomène allemand : la nouvelle formation de Sarah Wagenknecht par un historien allemand dont il faut noter que les recherches s’orientent vers l’ancienne Allemagne de l’Est. Merci à Catherine Winch qui nous a proposé ce texte en manifestant à quel point une partie des travaillistes anglais se reconnait dans ce nouvel ovni de la vie politique qui a l’immense mérite avant tout de marquer son refus de la propagande antirusse. Ce qui est clair c’est qu’il y a là une question que les forces politiques françaises de “gauche” ne vont pas pouvoir longtemps éluder. (note de Danielle Bleitrach, traduction de Catherine Winch)

La nouvelle formation de Sahra Wagenknecht semble prête à rivaliser avec l’establishment, car les citoyens mécontents se tournent vers sa plate-forme de bon sens.

Par Tarik Cyril Amar, historien allemand travaillant à l’université Koç d’Istanbul, sur la Russie, l’Ukraine et l’Europe de l’Est, l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, la guerre froide culturelle et la politique de la mémoire.

L’Allemagne traverse une grave crise. Entre une économie qui s’effondre et un gouvernement de plus en plus impopulaire, le pays a commencé à montrer à quel point il est sous pression. Il y a six mois, le directeur du constructeur automobile allemand Volkswagen avertissait que “le toit est en feu”, tandis que The Economist concluait que “le désastre”, c’est-à-dire non seulement le déclin mais aussi l’effondrement de l’industrie automobile allemande, n’était “plus inconcevable”.

En ce début hivernal de l’année 2024, les agriculteurs allemands organisent des manifestations de plus en plus importantes et contraignent la coalition au pouvoir à faire des concessions, les trains ne circulent pas à l’heure en raison d’une grève, le secteur du commerce de gros du pays est tombé dans un pessimisme de niveau pandémique, ce qui “atténue les espoirs d’un rebond rapide de la plus grande économie d’Europe”, comme le rapporte Bloomberg, les prix de l’immobilier résidentiel sont en baisse record et le marché de l’immobilier de bureau “s’est effondré”, selon le principal magazine d’information allemand Der Spiegel.

The Economist estime que l’Allemagne est également “au plus bas” sur le plan politique – en fait, elle s’est elle-même reléguée – de son statut de leader de l’Europe (ou, du moins, de l’UE) à celui de second violon (ce serait peut-être la France) : alors qu'”Angela Merkel était le leader incontesté du continent, Olaf Scholz n’a pas repris son flambeau”.

C’est un euphémisme très britannique. En réalité, dans la relation toxique mais essentielle avec les États-Unis, l’Allemagne, avec sa tentative malheureuse de transférer le concept de gestion du “leadership serviteur” à la géopolitique, s’est maintenant subordonnée si complètement aux intérêts américains de type néoconservateur qu’elle n’a plus du tout de prise sur le cours des choses. Parce qu’une fois que votre loyauté est inconditionnelle, vous êtes considéré comme acquis : Se vendre peut être inévitable, sauf pour les plus grandes puissances. Se vendre sans contrepartie exige un manque de prévoyance particulier.

Nous pourrions continuer à accumuler les exemples de malaise. Mais l’essentiel est simple : Les Allemands aiment peut-être en rajouter lorsqu’il s’agit d’exprimer leur misère et leur “angst” (je devrais le savoir, étant allemand), mais il est clair que quelque chose doit céder – et cédera. La question est de savoir quoi.

Une force politique qui a tout à gagner de la crise vient d’être créée. (Un autre parti assez récent qui en profite est l’AfD.) Longtemps rumeur et en gestation, le 8 janvier a vu la fondation officielle d’un nouveau parti, le Bündnis Sahra Wagenknecht – Vernunft und Gerechtigkeit (Alliance Sahra Wagenknecht – Raison et Justice), ou BSW en abrégé. Sa dirigeante, Sahra Wagenknecht, était la personnalité politique la plus populaire du parti de gauche dure Die Linke, qu’elle a quitté avec fracas.

Comme son nom l’indique, le nouveau parti est, en partie, un véhicule pour l’acuité politique personnelle et le charisme considérables de Sahra Wagenknecht. Les opposants à “Sahra la Rouge”, comme l’appelle encore le journal populaire Bild, généralement orienté à droite, aiment à la stéréotyper en tant qu'”icône”. Pourtant, plus sage après l’échec d’une précédente tentative d’indépendance (sous le label “Aufstehen”, en gros : “Debout”), Wagenknecht s’est cette fois-ci donné du mal et s’est assurée de faire ses devoirs, en préparant une organisation bien conçue, un ensemble de jeunes leaders autour d’elle et, enfin et surtout, un programme solide. Ceci est important d’un point de vue politique : Contrairement à “Aufstehen”, le BSW ne pliera pas rapidement sous le poids de ses propres problèmes.

Au contraire, les chances du parti d’avoir un impact fort dès le départ sont très bonnes, comme l’indiquent régulièrement les sondages. Le dernier en date, commandé par Bild et réalisé quelques jours seulement après la création du parti par un institut de sondage de premier plan, montre que 14 % des Allemands voteraient pour le BSW lors d’élections fédérales.

À titre de comparaison, le SPD, qui est traditionnellement l’un des principaux partis d’Allemagne et le berceau politique du chancelier Olaf Scholz, atteint également 14 %. Pour la BSW, c’est un chiffre impressionnant, mais pour le SPD, c’est catastrophique. Les Verts, deuxième partenaire de la coalition berlinoise “Ampel”, atteignent quant à eux 12 %. Le FDP, troisième composante de la coalition “Ampel”, n’obtiendrait aucun siège (parce qu’il ne franchit pas le seuil électoral de 5 % en Allemagne). L’ancien parti de Sahra Wagenknecht, Die Linke, connaîtrait le même sort. Les deux seuls partis qui feraient mieux que la BSW sont le CDU traditionnel de centre-droit (27 %) et l’AfD populiste/extrême droite (18 %).

En résumé, avec la BSW, nous assistons non pas à la création d’une frange, mais d’un mouvement central dans ce qui semble émerger comme le système de partis allemand remodelé, composé de trois partis traditionnels (SPD, CDU et les Verts) et de deux nouvelles forces. Ces dernières proviennent des périphéries droite et gauche, mais sont susceptibles de redéfinir le centre, directement et par la pression qu’elles exercent sur les acteurs traditionnels.

Les représentants des partis traditionnels menacés et leurs substituts experts et médias grand public dénoncent souvent les challengers des ailes comme des extrémistes ou, du moins, des populistes irresponsables (une autre façon de dire “démagogue”). Mais ils ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes : La véritable cause de ce mouvement tectonique est l’échec des traditionnels. La montée des challengers est une réaction à cet échec. Wagenknecht a raison sur ce point : La démocratie allemande est surtout menacée par les politiques gouvernementales qui font que de plus en plus de citoyens se sentent isolés ou aliénés.

Dans ce contexte, le BSW promet des politiques sociales plus généreuses, notamment en matière d’éducation, de salaires et de retraites (et des impôts plus élevés pour les riches). L’Allemagne étant en mauvaise posture sur le plan économique, cette promesse ne manquera pas d’avoir un écho. Et Mme Wagenknecht, qui est une “naturelle” de la politique, sait comment donner un signal : Elle vient de se ranger du côté des agriculteurs qui protestent, comme le font la majorité (68 %) des Allemands, selon les sondages.

Les grands médias tentent désespérément de faire passer les agriculteurs rebelles pour des extrémistes au service de la cause et de faire le jeu de – devinez de quel pays il s’agit ! – la Russie. Le ministre de l’économie Robert Habeck, de plus en plus contesté, a même décelé un financement par – devinez qui ! – “Poutine !” (sans, bien sûr, fournir de preuves). Cette fois-ci, ces tactiques alarmistes ne font pas mouche. L’appel public de M. Wagenknecht au chancelier Olaf Scholz pour qu’il présente ses excuses aux agriculteurs aura plus de succès.

Wagenknecht et le BSW ont combiné des approches socialement de gauche avec un ensemble de positions traditionnellement conservatrices, contestant, par exemple, le développement hypertrophique de nouvelles catégories de genre ou, en général, les “luttes symboliques” autour d’une terminologie hyper-sensible, si à la mode dans ce que Wagenknecht rejette comme la “gauche de style de vie”.

Si ce repoussoir contre le politiquement correct est une opération largement symbolique, bien qu’efficace, l’immigration est un domaine plus substantiel. Là aussi, Wagenknecht a adopté des positions plus proches de la droite et du centre que de la gauche libérale, soulignant le besoin de contrôle et de limites. Le fait qu’elle ait elle-même un père persan et que d’éminentes figures de proue de la BSW soient également des Allemands non ethniques lui confère une position de départ solide pour ce type de débat, protégeant ses points de vue d’un rejet comme étant raciste ou xénophobe.

Compte tenu de ce que ressentent de nombreux Allemands, laissés seuls face à la crise économique et aliénés par les tentatives de rééducation des Verts dans l’esprit du multiculturalisme des classes supérieures urbaines et de l’obsession du genre, il sera difficile de contrer la marque de la BSW, qui propose des politiques socialement à gauche mais par ailleurs centristes, voire conservatrices. Il n’est donc pas étonnant que les opposants tentent de présenter Wagenknecht comme un monstre, au même titre que le nouveau parti. Leur stratégie est prévisible et ennuyeuse : il s’agit de les accuser d’être pro-russes ou même de travailler au service de la Russie.

En réalité, Mme Wagenknecht a positionné son nouveau parti de manière à ce qu’il résiste à la pression d’une confrontation toujours plus grande avec Moscou, notamment en ce qui concerne l’Ukraine. En ce moment, par exemple, elle s’élève contre la livraison de missiles de croisière allemands Taurus à l’Ukraine, qui est la dernière lubie des accros insatiables à l'”arme miracle”. Plus généralement, elle demande de passer d’une politique de confrontation militaire par procuration à une politique de négociation et de compromis, ce qui est bien sûr parfaitement logique.

Pour ses ennemis, il y a une ironie qui les guette : Ils espèrent peut-être que le fait d’accuser Wagenknecht d’être trop amicale envers la Russie affaiblira son attrait. Mais ce bateau est parti. L’époque du néo-maccarthysme débridé est révolue. Il est plus probable, heureusement, que l’approche raisonnable de la BSW en matière de politique étrangère lui vaudra davantage de sympathie et d’électeurs. Comme il se doit. Car n’oubliez pas : À ce stade, l’Allemagne est tellement dépendante des États-Unis qu’elle est traitée non seulement comme un vassal, mais comme un vassal dont les souhaits et les intérêts ne comptent pas. Même les Allemands qui se méfient de la Russie finiront par comprendre que cette attitude est fondamentalement erronée. Dans son propre intérêt national, l’Allemagne doit rétablir un certain équilibre en reconstruisant ses relations avec la Russie.

Source : RT

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1 Commentaire

  • jean-luc
    jean-luc

    On peut se féliciter que Sarah W ait enfin lancé un parti solide pour évacuer Die Linke devenue impuissant et mettre les verts bellicistes… au vert. Ceci dit, la reprise par le BSW de thématiques traditionnellement liées à la droite dans une démarche fondamentalement populiste reste un sujet d’inquiétude. On connait par exemple l’itinéraire politique d’un Mussolini et la dérive d’un mouvement se réclamant du socialisme syndicaliste révolutionnaire. Les mesures sociales que proposait les ‘faisceaux de combat’ étaient autrement anticapitaliste que les mesures sociales du BSW.
    L’histoire ne se répète pas, dit-on, même si parfois elle bégaie. On peut bien sûr espérer que SW utilise le populisme dans une toute autre visée, une stratégie à la Mélenchon. Savoir si elle pourra résister aux pressions que lui imposera l’entrée dans le jeu électoral ?

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