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Comment la guerre contre Gaza a bloqué le corridor économique Inde-Moyen-Orient-Europe (IMEC)

13 NOVEMBRE 2023

Les États-Unis, avec l’IMEC, voulaient isoler la Chine et l’Iran et accélérer la normalisation des relations entre Israël et l’Arabie saoudite. C’était également un moyen d’approfondir les liens avec l’Inde proche de la Russie. Les Européens y voyaient un espoir de vendre à l’inde en bénéficiant de marchandises à prix cassés. La guerre d’Israël contre les Palestiniens à Gaza a changé toute l’équation et bloqué l’IMEC. Il est aujourd’hui inconcevable pour l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis d’entrer dans un tel projet avec les Israéliens. L’opinion publique dans le monde arabe est en ébullition, avec une colère enflammée face aux bombardements aveugles d’Israël et aux pertes catastrophiques en vies civiles. Les pays de la région qui entretiennent des relations étroites avec Israël, comme la Jordanie et la Turquie, ont dû durcir leur rhétorique contre Israël. À court terme, du moins, il est impossible d’imaginer la mise en œuvre de l’IMEC selon cet intellectuel indien proche de Chomsky. (note et traduction de Danielle Bleitrach pour histoireetsociete)

PAR VIJAY PRASHAD

Source de la photographie : Bureau du Premier ministre (GODL-Inde) – GODL

Comment la guerre contre Gaza a bloqué le corridor économique Inde-Moyen-Orient-Europe (IMEC)

Le 9 septembre 2023, lors de la réunion du G20 à New Delhi, les gouvernements de sept pays et de l’Union européenne ont signé un protocole d’accord pour créer un corridor économique Inde-Moyen-Orient-Europe. Seuls trois de ces pays (l’Inde, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis ou les Émirats arabes unis) feraient directement partie de ce corridor, qui devait commencer en Inde, traverser le Golfe et se terminer en Grèce. Les pays européens (France, Allemagne et Italie) ainsi que l’Union européenne se sont joints à cette entreprise parce qu’ils s’attendaient à ce que l’IMEC soit une route commerciale pour que leurs marchandises soient destinées à l’Inde et qu’il aient accès à des marchandises indiennes à un coût qu’ils espéraient réduit.

Les États-Unis, qui ont été l’un des initiateurs de l’IMEC, l’ont poussé comme un moyen d’isoler la Chine et l’Iran ainsi que d’accélérer la normalisation des relations entre Israël et l’Arabie saoudite. Cela semblait être un instrument parfait pour Washington : isoler la Chine et l’Iran, rapprocher Israël et l’Arabie saoudite et approfondir les liens avec l’Inde qui semblaient avoir été affaiblis par la réticence de l’Inde à se joindre aux États-Unis dans sa politique à l’égard de la Russie.

La guerre d’Israël contre les Palestiniens à Gaza a changé toute l’équation et bloqué l’IMEC. Il est aujourd’hui inconcevable pour l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis d’entrer dans un tel projet avec les Israéliens. L’opinion publique dans le monde arabe est en ébullition, avec une colère enflammée face aux bombardements aveugles d’Israël et aux pertes catastrophiques en vies civiles. Les pays de la région qui entretiennent des relations étroites avec Israël, comme la Jordanie et la Turquie, ont dû durcir leur rhétorique contre Israël. À court terme, du moins, il est impossible d’imaginer la mise en œuvre de l’IMEC.

Pivot vers l’Asie

Deux ans avant que la Chine n’inaugure son initiative « One Belt, One Road » ou Belt and Road (BRI), les États-Unis avaient déjà prévu une route commerciale financée par le secteur privé pour relier l’Inde à l’Europe et resserrer les liens entre Washington et New Delhi. En 2011, la secrétaire d’État américaine de l’époque, Hillary Clinton, a prononcé un discours à Chennai, en Inde, où elle a parlé de la création d’une nouvelle route de la soie qui irait de l’Inde au Pakistan et à l’Asie centrale. Ce nouveau « réseau international de connexions économiques et de transit » serait un instrument permettant aux États-Unis de créer un nouveau forum intergouvernemental et une « zone de libre-échange » dont les États-Unis seraient membres (de la même manière que les États-Unis font partie de la Coopération économique Asie-Pacifique ou APEC).

La Nouvelle Route de la Soie faisait partie d’un « pivot vers l’Asie » plus large, comme l’a dit le président américain Barack Obama. Ce « pivot » avait pour but d’enrayer la montée en puissance de la Chine et d’empêcher son influence en Asie. L’article de Clinton dans Foreign Policy (« America’s Pacific Century », 11 octobre 2011) suggérait que cette nouvelle route de la soie n’était pas antagoniste à la Chine. Cependant, cette rhétorique du « pivot » est venue parallèlement au nouveau concept de bataille aéronavale de l’armée américaine qui a été conçu autour d’un conflit direct entre les États-Unis et la Chine (le concept s’est appuyé sur une étude du Pentagone de 1999 intitulée « Asia 2025 » qui a noté que « les menaces sont en Asie »).

Deux ans plus tard, le gouvernement chinois a déclaré qu’il construirait un projet massif d’infrastructure et de commerce appelé « One Belt, One Road », qui s’appellerait plus tard l’initiative Belt and Road (BRI). Au cours des dix années suivantes, de 2013 à 2023, les investissements de la BRI ont totalisé 1 040 milliards de dollars répartis dans 148 pays (les trois quarts des pays du monde). Au cours de cette courte période, le projet de la BRI a laissé une marque considérable sur le monde, en particulier sur les pays les plus pauvres d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine, où la BRI a investi dans la construction d’infrastructures et d’industries.

Châtiés par la croissance de la BRI, les États-Unis ont tenté de la bloquer par le biais de divers instruments : l’América Crece pour l’Amérique latine et la Millennium Challenge Corporation pour l’Asie du Sud. La faiblesse de ces tentatives était que les deux s’appuyaient sur le financement d’un secteur privé peu enthousiaste.

Complications de l’IMEC

Même avant le bombardement israélien de Gaza, l’IMEC était confronté à plusieurs défis sérieux.

Tout d’abord, la tentative d’isoler la Chine semblait illusoire, étant donné que le principal port grec du corridor – le Pirée – est géré par la China Ocean Shipping Corporation, et que les ports de Dubaï bénéficient d’investissements considérables du port chinois de Ningbo-Zhoushan et du port maritime du Zhejiang. L’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis sont désormais membres des BRICS+, et les deux pays participent à l’Organisation de coopération de Shanghai.

Deuxièmement, l’ensemble du processus de l’IMEC dépend du financement du secteur privé. Le groupe Adani, qui entretient des liens étroits avec le Premier ministre indien Narendra Modi et qui a été mis en lumière pour des pratiques frauduleuses, possède déjà le port de Mundra (Gujarat, Inde) et le port de Haïfa (Israël), et cherche à prendre une part du port du Pirée. En d’autres termes, le corridor IMEC fournit une couverture géopolitique aux investissements d’Adani, de la Grèce au Gujarat.

Troisièmement, la voie maritime entre Haïfa et le Pirée traverserait des eaux disputées entre la Turquie et la Grèce. Ce « différend égéen » a incité le gouvernement turc à menacer de guerre si la Grèce allait jusqu’au bout de ses desseins.

Quatrièmement, l’ensemble du projet reposait sur la « normalisation » entre l’Arabie saoudite et Israël, une extension des accords d’Abraham qui ont amené Bahreïn, le Maroc et les Émirats arabes unis à reconnaître Israël en août 2020. En juillet 2022, l’Inde, Israël, les Émirats arabes unis et les États-Unis ont formé le groupe I2U2, avec l’intention, entre autres, de « moderniser les infrastructures » et de « faire progresser les voies de développement à faible émission de carbone » grâce à des « partenariats avec des entreprises privées ». C’était le précurseur de l’IMEC. Ni la « normalisation » avec l’Arabie saoudite ni l’avancement du processus I2U2 entre les Émirats arabes unis et Israël ne semblent possibles dans ce climat. Le bombardement par Israël des Palestiniens à Gaza a gelé ce processus.

Les précédents projets de routes commerciales indiennes, tels que le Corridor commercial international Nord-Sud (avec l’Inde, l’Iran et la Russie) et le Corridor de croissance Asie-Afrique (dirigé par l’Inde et le Japon), ne sont pas passés du papier au port pour une foule de raisons. Ceux-ci, au moins, avaient le mérite d’être viables. L’IMEC subira le même sort que ces corridors, dans une certaine mesure à cause du bombardement de Gaza par Israël, mais aussi à cause du fantasme de Washington selon lequel il peut « vaincre » la Chine dans une guerre économique.

Cet article a été produit par Globetrotter.

Le livre le plus récent de Vijay Prashad (avec Noam Chomsky) s’intitule The Withdrawal : Iraq, Libya, Afghanistan and the Fragility of US Power (New Press, août 2022).

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