Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Le Pib russe plus faible que celui de l’Espagne ?

La revue Conflits publie cet article qui revient sur les erreurs d’appréciation issues d’une utilisation sans discernement de chiffres de statistiques économiques comme le sacro-saints PIB. Nous avons déjà repris sur ce blog des analyses similaires et évoquées par cet article, notamment celles d’Emmanuel Todd.

Il nous faut continuer à nous dés-imprégner de la fausse vision économique que l’on tire d’une analyse purement macro et monétaire sans s’intéresser du tout à la production réelle, à sa cohérence, à la souveraineté et à la solidité du tissu agricole, industriel et humain que constitue réellement une économie moderne. Cet écart entre l’économie apparente (financière et monétaire) et l’économie réelle (assurant la production et la reproduction sociale) est le fondement de la dynamique montante des changements mondiaux.

Les chiffres détaillés de la structure du PIB sont très frappants : rappelons ce qu’est l’unité de mesure dite “dollar PPP” ou $PPA : elle tient compte du fait qu’un dollar ne permet pas d’acheter la même quantité de marchandises dans certains pays par rapport à d’autres. Par exemple, ici, en Russie, où les prix sont plus bas, un dollar (converti en rouble) permet d’acheter environ 2,75 fois plus de marchandises équivalentes que le même dollar aux USA. Ce simple changement d’unité réévalue considérablement l’économie russe. Ce n’est pas le seul facteur à prendre en considération. Les économies occidentales dominantes tirent la majeure partie de leurs revenus de la ventes de services, notamment des services financiers, marketing et juridiques. Ces “services” représentent plus de la moitié du PIB états-unien. Quelle est la réalité de cette économie de service ? Elle est difficile à évaluer et pour partie, elle contient elle-même une part de “production” matérielle. Cependant, si l’économie de service s’éloigne trop de sa base industrielle, l’écart peut parvenir à un seuil insoutenable. Prenons l’exemple bien connu d’une paire de chaussures de sports de grande marque. L’entreprise américaine fait fabriquer cette paire de chaussure dans un pays en voie de développement pour un coût modique de quelques dollars, voire moins et revend cette chaussure sur les marchés des pays dominants à un prix supérieur à 100 dollars. La différence, c’est notamment la “valeur de marque”, qui se matérialise comptablement par le paiement d’une licence autorisant la vente de cette chaussure. C’est un service marketing et cela entre comme tel dans les décomptes du PIB. Il est évident qu’à partir du moment où de grands pays, je pense à la Chine en particulier, se développent, ils commencent à fabriquer sous licence des produits pour les marques des pays dominants, puis, fabriquent leurs propres produits. Le développement de marques internationales renommée est la dernière étape, elle nécessite que les étapes précédentes aient été réalisées, mais n’est pas la plus difficile. Ainsi, aujourd’hui, le chinois Lenovo, après avoir fabriqué des ordinateurs sous licence occidentale, est devenu leader mondial du marché des ordinateurs sous sa propre marque. La survalorisation du secteur des services est de ce fait le signal d’un écart devenu trop important entre l’hégémonie de l’économie des grands pays développés occidentaux et leur base matérielle réelle. Inévitablement, cet écart va maintenant se résorber et les économies occidentales devront redescendre sur terre. La position monopoliste du dollar états-unien comme monnaie internationale est une partie de de cette hégémonie, elle n’est pas la totalité. C’est tout un ensemble de positions dominantes précisément dans cette opaque économie des services qui sont menacées et qui vont nécessairement se résorber dans les 10 ou 15 ans qui viennent. Les écarts de prix, de valorisation monétaires qui conduisent aujourd’hui à la survalorisation des productions occidentales vont se refermer. Comme le soulignait un article que nous avons publié récemment, la position américaine est plus solide et c’est donc les grands pays d’Europe occidentale qui seront probablement les premières victimes de ce processus. L’Euro, s’il parvient à survivre dans ce nouvel environnement devra s’ajuster plus rapidement que le dollar.

Le PIB russe, plus faible que l’Espagne ? 

par Guy-Alexandre Le Roux

Difficile de connaitre l’état réel de l’économie russe. Sa puissance économique reposant principalement sur les hydrocarbures, mais aussi sur une structure industrielle différente de celle des pays occidentaux, les comparaisons se révèlent malaisées. Analyser son PIB est donc à la fois trompeur et difficile. 

En apparence, les choses sont simples : le PIB de la Russie est équivalent à celui de l’Espagne, loin derrière les États-Unis et la Chine. Mais l’analyse détaillée montre quelques surprises dans la structure de la création de richesse. 

PIB des pays (en milliard de dollars), données Banque mondiale :

  • États-Unis : 23 320
  • Chine : 17 730 
  • Inde : 3 176
  • France : 2 958 
  • Russie : 1 779 
  • Espagne : 1 427 

États-Unis / Russie : des économies différentes

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 Le PIB américain repose essentiellement sur la catégorie appelée « services » et plus précisément sur le secteur des avocats et des financiers. Quand ce pilier économique ralentit, toute l’économie américaine en pâtit.

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L’économie russe est, apparemment, plus équilibrée et fondée sur la production. Plus de la moitié de la richesse calculée provient des secteurs suivants : Fabrication-Construction-Mine. Mais, en 2021, les importations représentaient 17,10% du PIB et les exportations 27,80%. La balance commerciale était favorable : 10,70%. 

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Les chiffres PIB

Le PIB russe pour 2022 a été estimé par l’agence statistique russe ROSSTAT comme ayant baissé de -2,1%. Ce chiffre correspond à peu de choses près à celui qui a été fourni par le FMI (-2,2%). Mais ces chiffres sont des premières estimations, et n’intègrent pas encore la totalité des informations nécessaires au calcul du PIB. Il est donc très probable que ces chiffres seront corrigés à la fin du 1er semestre 2023 puis encore sans doute en 2024, avec une récession moindre. 

Si l’on regarde le PIB par source de revenus, on constate une baisse relative importante des impôts (de 10% du PIB de 2021 à 8,2% du PIB de 2022). Ce chiffre peut s’expliquer par deux choses : la baisse des impôts pour soutenir certaines entreprises dont le patron est parti combattre en Ukraine, la baisse des importations, et la probabilité que certaines entreprises n’aient pas encore publié leur chiffre d’affaires. C’est notamment le cas des sociétés d’État dont les décisions sur les dividendes à verser sont prises sur la base des résultats des assemblées annuelles des actionnaires, qui peuvent se tenir d’avril à juin 2023.

S’il y a eu une période de choc au déclenchement de la batterie de sanctions, la Russie ne sera pas à genoux et pourra faire croître son économie grâce à plusieurs piliers solides : 

  • Substitution des importations par la production nationale (notamment dans le secteur manufacturier) ;
  • Ouverture du marché vers la Chine ;
  • Valorisation des investissements par la demande supérieure à l’offre ;
  • Accroissement du revenu des Russes par la croissance de la demande en main-d’œuvre ;
  • Richesses tirées des nouvelles régions conquises (ce qui reste à voir, en fonction de la capacité de la Russie à redémarrer l’activité économique dans ces régions).

Jacques Sapir1 met en garde contre la sous-estimation des capacités de l’économie russe. En particulier, il y a une sous-estimation constante de la capacité de l’économie russe à évoluer et à changer de modèle. Or, cette sous-estimation peut conduire à des choix stratégiques et des décisions inadaptées et peu judicieuses. En particulier, elle aboutit à minorer le soutien accordé par la population au gouvernement ainsi que les capacités productives de l’économie.

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Comparaison/Méthodologie

Le calcul de la base de données relevée à cette adresse pour la Russie et à cette adresse pour les Etats-Unis nous donne les bons chiffres à quelques points près (variation causée par l’arrondi décimal).

Ces données brutes ne sont pas simples à analyser, car il y a des différences de structures selon les pays. 

Une problématique s’est dont posée : la Russie ne compte pas les services. Est-ce parce qu’elle les compte ailleurs ? Une autre donnée, la formation de capital brut, n’est pas prise en compte dans la comptabilité du PIB. 

Les données statistiques donnent toujours le PIB russe en dollar calqué sur le taux de change. Mais, si on convertit le PIB russe donné en roubles, en dollar PPA sur l’indice fourni par l’OCDE (28,8), le PIB bondit. 

Tous les PIB sont calculés sur les dépenses. Or, il existe deux autres manières de calculer le PIB aboutissant au même résultat que le calcul sur les dépenses : les revenus, en y ajoutant les impôts sur la production moins les subventions, et les exportations diminuées des importations ; ainsi que la production, en faisant la somme des valeurs ajoutées de toutes les activités de production de biens et de services et en y ajoutant les impôts moins les subventions sur les produits. Mais il n’y a pas de sources précises donnant le PIB américain en production et en revenus. 

Trois zones d’ombres posent ainsi une question de méthodologie : 

La part réelle des services dans l’économie russe est inconnue (pourtant, l’économie moderne est fondée dessus) ;

La valeur du PIB russe en dollar PPA est 2,75x plus importante que celle convertie simplement en dollar. Ce qui est considérable. La valeur PPA va prendre encore plus de sens puisqu’avec les sanctions, la Russie exporte et importe moins, donc elle va consommer à l’intérieur. Et les Russes ne paient pas en dollar… 

La croissance et le ralentissement d’un pays (PIB) mesurés depuis les dépenses, donc sur la consommation, sont-ils bien réels ?

La Russie absorbe les sanctions

Comme le fait remarquer Jacques Sapir dans un article paru dans Marianne2 le commerce russe est revenu à son niveau d’avant les sanctions. Le désinvestissement en Europe a été compensé par un accroissement des échanges avec l’Asie centrale, basculement d’autant plus réussi qu’une partie des hydrocarbures qui ne sont plus achetés par les Européens est vendue à l’Inde, qui les réexporte ensuite en Europe. L’impact des sanctions a été faible dans l’industrie, nul dans l’agriculture. Les services ne pèsent que 63% en Russie contre près de 80% en Occident. Paradoxalement, c’est parce que la Russie est moins développée qu’elle est moins sensible aux sanctions. 

En plus de l’Inde, des pays comme la Turquie, l’Arménie et l’Ouzbékistan ont permis de contourner les sanctions, soit en achetant du matériel revendu ensuite à la Russie, soit en exportant des produits russes vers les pays occidentaux. C’est ce que faisait remarquer Emmanuel Todd dans un article paru dans Le Figaro en janvier 20233 : « Si l’économie russe résistait indéfiniment aux sanctions et parvenait à épuiser l’économie européenne, tandis qu’elle-même subsisterait, adossée à la Chine, les contrôles monétaire et financier américains du monde s’effondreraient, et avec eux la possibilité pour les États-Unis de financer pour rien leur énorme déficit commercial. Cette guerre est donc devenue existentielle pour les États-Unis.

En effet, le PIB de la Russie et de la Biélorussie représente 3,3 % du PIB occidental, pratiquement rien. »

La fausse mesure du PIB

Que les États-Unis et la Russie aient une structure économique différente est une chose. Mais le problème de fond réside dans le manque de pertinence de l’indicatif du PIB. Ce produit intérieur brut a été construit dans les années 1930 par l’économiste américain Simon Kuznets. Cela répondait à une demande du Congrès américain qui souhaitait disposer de données fiables pour évaluer les conséquences de la crise économique de 1929. Le calcul du PIB est officiellement créé en 1934 et intégré dans le calcul de l’économie mondiale lors de la conférence de Bretton Woods (1944). Le PIB a son utilité, mais il n’est pas une valeur absolue et doit être étudié avec d’autres indicateurs. L’économiste français Frédéric Bastiat (1801-1850) illustrait ces limites par son conte sur la vitre cassée : briser une vitre et la remplacer augmente la valeur du PIB. Pourtant, aucune richesse n’a été créée puisqu’on n’a fait que remplacer un bien détruit. 

Une limite que montre Emmanuel Todd dans le même article : « On peut se demander comment ce PIB insignifiant peut faire face et continuer à produire des missiles. La raison en est que le PIB est une mesure fictive de la production. Si on retire du PIB américain la moitié de ses dépenses de santé surfacturées, puis la « richesse produite » par l’activité de ses avocats, par les prisons les mieux remplies du monde, puis par toute une économie de services mal définis incluant la « production » de ses 15 000 à 20 000 économistes au salaire moyen de 120 000 dollars, on se rend compte qu’une part importante de ce PIB est de la vapeur d’eau. »

La même idée s’applique à la structure économique française : plus on embauche des fonctionnaires, plus on accroit la valeur du PIB. Mais nullement la richesse du pays. Bruno Lemaire promettait de mettre l’économie russe à genoux, c’est pour l’instant un échec. Ce mauvais indicateur qu’est le PIB est surtout le révélateur d’une mauvaise compréhension de ce qu’est l’économie. Comme l’ont déjà démontré les travaux de Jean Fourastié, la puissance économique ne repose pas sur la production et la consommation, mais sur la productivité et l’innovation. Pour relever les défis d’une guerre et surmonter des sanctions, un pays est contraint de développer ces deux points, au risque de s’effondrer. Si la Russie arrive à accroître sa productivité et ses innovations, loin de se mettre à genoux, elle aura réussi à poursuivre le développement initié depuis le début des années 2000. C’est-à-dire l’inverse de l’effet recherché par les sanctions.  

Source : https://www.revueconflits.com/le-pib-russe-plus-faible-que-lespagne/

1 https://www.les-crises.fr/russeurope-en-exil-interrogations-sur-le-pib-de-la-russie-par-jacques-sapir/#:~:text=Le%20PIB%20russe%20pour%202022,%2C2%25

2 https://www.marianne.net/agora/humeurs/jacques-sapir-le-commerce-russe-est-revenu-progressivement-a-son-niveau-davant-les-sanctions

3 https://www.lefigaro.fr/vox/monde/emmanuel-todd-la-troisieme-guerre-mondiale-a-commence-20230112

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