Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

La “Sentinelle” n’était pas que la nostalgie d’un monde disparu…

Aujourd’hui dimanche 20 novembre 2022, nous vous proposons de réfléchir à l’Histoire, ce que représente celle-ci pour l’exercice de notre droit citoyen, en particulier pour nous Français, qui comme beaucoup de peuples ayant fait une révolution avons une vision historique de notre propre identité nationale. Il s’avère que par suite de la commande par l’éditeur Delga d’une préface pour une de leurs futures parutions je ne cesse de m’interroger sur l’histoire et sur son sens supposé. Cette commande me confronte avec ma passion de toujours, l’Histoire, dans un temps où nous sommes confrontés à des événements que notre presse ne sait traiter que comme des faits divers. Pourtant au contraire la plupart de ces faits me paraissent désormais déterminants d’une nouvelle ère historique. Qu’est ce qu’un film peut dire de l’Histoire et pourquoi avons-nous en tant qu’être humains besoin de l’Histoire?

D’une passion enfantine j’ai voulu faire un métier d’historien en abordant les “études supérieures”. Dès l’enfance, pourquoi le cacher, cela a été d’abord le plaisir d’entendre des “histoires”, de rêver comme au cinéma, comme dans “il était une fois”. Ce plaisir-là quelle que soit la rigueur du métier reste au cœur de la passion pour l’Histoire et je suis d’accord avec Marc Bloch qui disait que le grand historien était celui qui savait susciter l’intérêt de l’écolier et celui des plus érudits de la discipline. L’histoire, le terme qui nous vient des Grecs est enquête et cette enquête a un sens dès les origines, celui d’empêcher que les actions des êtres humains soient oubliées.

Pour qu’il y ait histoire, métier d’historien, il ne s’agit pas de se contenter de simples chroniques, de la seule chronologie des événements mais bien d’introduire à travers l’enquête de l’intelligibilité. Ce qui fait que toute histoire est marquée non seulement du sceau de la personnalité de l’historien mais de celle de son époque. L’évolution des intérêts comme des méthodes peuvent à ce titre peut être extraordinairement rapide comme elle l’a été en une génération entre Hérodote (-485 à -425) encore crédule aux mythes, aux dieux, et Thucydide qui a un tout autre sens du matériau (-459 à -399). Il est vrai que l’un (Hérodote) est à la périphérie du monde grec, alors que l’autre (Thucydide) est Athénien, du temps de l’apogée de Periclès, presque spectateur des guerres du Péloponnèse qu’il décrit tout en cherchant les déterminants avec une rigueur nouvelle, en bénéficiant de tout l’essor scientifique, intellectuel, artistique mais aussi et surtout populaire, des luttes pour le progrès, des freins et des accélérations. Résultat quand Hérodote peint la guerre comme le résultat de l’intervention des dieux ou du destin à l’origine des conflits, Thucydide met à jour dans La Guerre du Péloponnèse, il y a deux mille cinq cents ans, la manière dont prit forme le conflit : « Ce fut l’ascension d’Athènes et la peur que celle-ci instilla à Sparte qui rendirent la guerre inévitable. » De ce schéma opposant un gardien du statu quo (menacé de paranoïa) et un perturbateur ambitieux (tenté par l’hubris) nous tentons en ce moment même de prévenir ce qui rend aujourd’hui le conflit inévitable entre les USA et la Chine, mondialisant tout conflit local. Le paradoxe est que durant la guerre froide, l’existence du camp socialiste mais aussi partout de forts partis communistes et progressistes, l’équilibre reposant sur la dissuasion nucléaire effectivement paraissait engendrer non seulement une stabilité mais également une rivalité dans le caractère attrayant du modèle combiné déjà avec la course aux armements. Cet équilibre avec ses bénéfices secondaires ont disparu et les angoisses de Desplechin n’étaient pas dénuées de fondement.

Mais en faisant référence au piège de Thucydide et à son actualisation, il faut mesurer ce que cette naissance de l’histoire parait devoir aux guerres, comment l’historien fait sa matière privilégiée de ces paroxysmes pour les rendre intelligibles mais aussi pour s’en prémunir. Comme le dit Marc Bloch ce désir de nous enseigner comment vivre mieux est sans doute ce qui fonde la légitimité morale de ce divertissement, ce plaisir du récit, de l’énigme, de l’enquête, à condition bien sûr de fuir tout moralisme si possible et l’histoire est une manière de tenter de se situer dans ce continuum, elle est mouvement …

Tout ce long détour pour vous dire pourquoi j’ai eu envie aujourd’hui de vous parler du fait que la cinémathèque ressort ce film la Sentinelle d’Arnaud Desplechin. Le choc qu’il fut pour nous quand nous découvrîmes mon ami Armand Paillet et moi, le premier film de ce jeune cinéaste-auteur encore inconnu dans un cinéma du quartier Vauban à Marseille. C’était en 1992, alors que nous vivions la chute de l’URSS, et déjà l’Europe s’embrasait, les États se désintégraient… Nous étions sidérés mais moi je ne m’en contentais pas, je rêvais de revanche. Oui ce fut la nostalgie d’un monde disparu, ce qu’explique ci-dessous Desplechin et qui faisait la force de son film, ça et le fait que l’essentiel du scénario se passait dans un train traversant l’Europe. Le mur s’était effondré et nous vivions à rebours le Troisième homme, Vienne, l’espionnage, l’homme qui venait du froid alors aux sons triomphants de la neuvième de Beethoven saluant l’ère ouverte par la Révolution française, on nous faisait célébrer la contre-révolution avec les accents tronqués de la liberté… Le film, au contraire, disait à quel point nous étions jetés dans l’inconnu et comment nous éprouvions la nostalgie de l’équilibre que représentait l’univers disparu, l’affrontement entre URSS et USA. Il affirmait à sa manière que ce que nous laissions derrière nous était paradoxalement un monde intelligible, rassurant.

C’est ce que dit Desplechin encore aujord’hui en commentant son film, et cette conscience-là était déjà inouïe dans ce temps de falsification qui demeure encore le nôtre. Pourtant ce qui m’a séduit dans ce film c’est que ce n’était pas seulement de la nostalgie, nous n’étions pas seulement condamnés à dormir avec cette tête momifiée mais Desplechin nous invitait à la manipulation de la tête momifié, à la faire parler, à la laver, la racler, il fallait faire parler ce fétiche, racler l’histoire jusqu’à l’os pour lui faire dire le sens de l’action des êtres humains alors que la fin de l’URSS était un choc difficilement gérable mais que montaient déjà en nous le refus de l’oubli, la volonté de témoigner.

Le refus de l’oubli est Histoire, comme dans les rites funéraires, dans la naissance de l’art, pourquoi ce besoin de vie face à la mort mais qui emprunte à la mort la nécessité de la représentation, du cadavre, de la momie? Le roi est mort vive le roi, et alors surgit le double corps du roi, celui de l’être humain et celui de la permanence du pouvoir, essence divine, puis essence du collectif, jusqu’au contrat social qui fait de nous le siège de tous les pouvoirs, notre liberté, celle de faire le monde à notre image, pour grandir. Nous refusions d’oublier ce passé qui disparaissait avec notre enfance à la vitesse d’un train, ce qui a toujours été pour moi synonyme de l’apport du cinéma: ce travelling qui transforme l’espace en temps.

Mais du moins en ce qui me concerne le témoignage était d’abord refus de renoncer, peut-être Desplechin a-t-il voulu se couler dans les avatars successifs de l’époque à travers lesquels on en cherche l’intelligibilité, c’est du moins ce que dit son cinéma depuis la sentinelle, aucun de ses films n’a eu la force de celui-ci, n’a traduit autant un désarroi collectif. Il s’agissait de faire parler le temps momifié non pas pour le ressusciter mais au contraire pour comprendre les temps nouveaux, affronter nos peurs, ne pas renoncer à comprendre. Et cette interrogation sur la tête réduite, les soins mis à la laver, à l’interroger faisait partie de ce qui naissait.

C’est ce que j’ai toujours voulu rechercher et aujourd’hui plus que jamais, il faut racler l’histoire jusqu’à l’os pour comprendre non seulement pourquoi nous en sommes-là mais aussi qu’il n’y a pas de retour en arrière et de cette histoire, de ces témoins morts il faut tirer ce qui est en train d’avoir lieu devant nous et qui à la fois porte cette permanence de l’humanité et dans le même temps est entièrement nouveau comme l’était alors ce film. Tout ce qui s’est passé depuis 1991 et se passe encore, part peut-être de ce constat et de ce moment où j’ai vu sur l’écran quelque chose qui était lui, grâce à son film avec mon ami Armand Paillet (depuis qu’il est mort je n’ai plus personne avec qui parler du cinéma) qui travaillait une Histoire du cinéma français à la libération et qui cherchait dans le passé cinématographique français (essentiellement à travers Grémillon) ce qui dans la France restait de solide, à quelle histoire de nos résistances, il fallait s’accrocher à la solidité du passé pour survivre à la débâcle. Aragon avec sa Semaine sainte, cette magnifique méditation en 1956, sur le retour des rois dans la contrerévolution, sur le rôle de l’art, le peintre Géricault, nous avait précédé sur ce chemin-là, avec son génie. Dès le rapport Khrouchtchev, la guerre d’Algérie et j’avais encore dans la tête ce qu’Aragon me disait de cette écriture : “ce qui est important c’est le pas des chevaux sur le sable, le retour d’une armée, la France apparemment vaincue, c’est de cette description qui unit le retour des rois à ma propre guerre dans les tranchées, une boucherie, s’interroger sur ce qu’est ce qui est en train de naître” ?

Deux ans après à Chandigar, j’ai rencontré dans mon voyage une véritable sentinelle, la résistance cubaine, un dirigeant et un vieux livre que j’ai toujours: le discours de Fidel Castro aux non alignés de 1983 dans lequel il annonçait une nouvelle ère, une nouvelle crise, de nouveaux rapports sud-sud et c’est ce qui me fait regretter encore et toujours la censure imbécile, celle qui selon le mot de Machiavel empêche d’entendre l’herbe pousser

Danielle Bleitrach.

Peut être une image de 6 personnes et texte qui dit ’"La próxima guerra en Europa será entre Rusia y el fascismo, será excepto que el fascismo se llamará Democracia". Fidel Castro, 1992’

La Sentinelle Arnaud DesplechinFrance / 1992 / 139 min / DCP

Avec Emmanuel Salinger, Thibault de Montalembert, Bruno Todeschini, Marianne Denicourt.

Lors d’un voyage en train, Mathias découvre dans sa valise une tête humaine momifiée. Dès lors, il n’aura de cesse d’en percer le mystère, s’enfermant dans son obsession et s’isolant peu à peu du monde.

« Durant notre travail en commun, la principale référence était les romans de John Le Carré, des chroniques d’espionnage sans péripéties abracadabrantes, aux antipodes de James Bond, qui permettent de parler politique à travers une fiction. Nous avons aussi revu des films de Resnais ou de Truffaut, pas pour copier ou pour faire des citations, mais pour chercher, par exemple, comment un auteur utilise la récurrence d’un thème à l’intérieur d’une histoire. Desplechin cherche à apprendre, à comprendre comment fonctionne un récit, une scène et la manière dont elle s’intègre à un ensemble. » (Emmanuel Salinger)


Dialogue avec Arnaud Desplechin
Animé par Frédéric Bonnaud60 min

À la suite de la projection de La Sentinelle d’Arnaud Desplechin.

« Je crois que je peux assumer le fait que La Sentinelle s’est construite sur l’idée d’une nostalgie de l’Europe divisée en deux, d’un monde séparé en deux blocs, une binarité qui a nourri le XXe siècle. Dans Trois souvenirs de ma jeunesse (2015), quand le jeune Paul Dédalus (interprété par Quentin Dolmaire) regarde la chute du mur de Berlin à la télévision, il a cette phrase : “Je regarde la fin de mon enfance”. »
Entretien avec Arnaud Desplechin, Top Secret : cinéma et espionnage, Flammarion/La Cinémathèque française, 2022

Tarif B : 9,50 €

Arnaud Desplechin est cinéaste. Il a notamment réalisé le court métrage La Vie des morts (1991) et, entre autres, les longs métrages La Sentinelle (1992), Trois souvenirs de ma jeunesse (2015), Les Fantômes d’Ismaël (2017). Frère et sœur (2022) est son dernier film en date.

Frédéric Bonnaud est directeur général de la Cinémathèque française.

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1 Commentaire

  • Alain Girard
    Alain Girard

    J’ai connu, Desplechin, la soeur, le frère, à Lutte ouvrière à Roubaix. Une famille de commerçant de meubles, des petits bourgeois.
    Ils étudiaient au lycée Baudelaire, lycée public avec piscine, courts de tennis, près du parc Barbieux, le parc.
    Donc les deux occupaient une partie de leur temps à cogner sur la JC et sur l’URSS impérialiste et non socialiste, ça va de soi pour des trotskystes méritoires. Un JC les rejoindra, assurant que vouloir être pilote de lignes, si si, être à la JC présentait des risque, pas à LO, faut les suivre…
    Le souvenir de centaines de lycéens du technique, mon bahut et la JC, envahissant Baudelaire et la Desplechin s’égosillant, au nom de LO, dans un “gueulophone” pour appeler les élèves à ne pas faire grève… Sourire.

     “Je regarde la fin de mon enfance”. » Arnaud Desplechin le dit, il s’est battu plutôt contre nous, ce qui n’enlève en rien ses talents de cinéaste issu de la petite bourgeoisie. Mais le doute demeure.

    Je ne doute pas un instant de la mue finale, on ne reste pas à LO à vie mais l’empreinte en demeure présente en principe.

    J’ai donc du mal à m’immerger dans ce monde là, la fin de son enfance fut la contre révolution, il y avait posé sa pierre, même si ce ne fut que bref, allez savoir, il porte sa part de responsabilité.

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