Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Comment la Russie a réussi à ne pas devenir l’Ukraine, par Igor Karaoulov

Cet article nous parait d’autant plus d’actualité qu’en France l’élection des dupes (les législatives) montre à quel point le libéralisme macronien qui a construit sa place sur l’échiquier politique en criant au loup face à l’extrême-droite s’avère potentiellement compatible avec celle-ci. Plutôt Hitler que le Front populaire et ce qui a été développé en Ukraine ce n’est rien d’autre que cette compatibilité qui fournit au capital, au libéralisme politique, l’armée de rue dont il a besoin pour imposer sa politique contre la majeure partie de la population. La Russie a -t-elle échappé et par quel miracle à ce sort là? Pourquoi est ce que la jonction a été impossible entre libéraux haïssant les Russes et nationalistes pro-russes? Reste-t-elle vraiment impossible et le capitalisme cherche-t-il en vain quelques brutes à sponsoriser ? (note de danielle Bleitrach, traduction de Marianne Dunlop)

https://vz.ru/opinions/2022/5/25/1159710.html

Igor Karaoulov, poète, publiciste
25 mai 2022

Maintenant que nous voyons ce que l’Ukraine est devenue en trente ans d’indépendance, la question se pose : la Russie aurait-elle pu arriver à quelque chose de similaire ? Comment la Russie a-t-elle réussi à ne pas devenir l’Ukraine ? Ce sujet attend une étude détaillée, avec chronologie, faits et documents. Les résultats d’une telle étude, je le crains, risquent de ne pas plaire à grand monde, mais elle promet d’être passionnante, car la non-apparition de tel ou tel événement peut aussi révéler des faits étonnants.

Il est inhérent à toute société de supprimer les radicaux. Pour qu’ils puissent gagner en force, ils ont besoin d’aides, de sponsors. Le nazisme allemand, comme vous le savez, serait resté un phénomène marginal si les industriels allemands n’avaient pas lutté contre la gauche dans leur pays et si les puissances européennes n’avaient pas contré les Soviétiques. De même, le nazisme en Ukraine s’est développé grâce à la convergence de deux forces – les libéraux pro-occidentaux et l’extrême-droite.

Les libéraux voulaient adhérer à l’UE et se libérer des Moskals. L’extrême-droite voulait la suprématie blanche et se libérer des Moskals. Malgré toutes les différences d’orientation politique et de visions de l’avenir, il n’y avait de désaccord sur la deuxième question – la haine de la Russie. Une sorte de symbiose s’est formée : l’ultra-droite a fourni aux politiciens et aux intellectuels pro-européens une armée de rue prête à agir avec force, tandis que ces derniers ont en retour fourni à l’ultra-droite une certaine respectabilité, l’occasion de se développer ouvertement, de recruter de nouveaux partisans et de prospérer.

Cet alignement des libéraux et des radicaux de droite, qui a façonné l’Ukraine d’aujourd’hui, n’a pas pu émerger en Russie, bien que les deux forces dans leur version russe aient été beaucoup plus proches l’une de l’autre qu’on ne le croit et qu’on ne le pense généralement. Dans les années 90, une idéologie très proche du nazisme s’est répandue parmi les partisans des réformes radicales, depuis les humanitaires progressistes jusqu’à la bourgeoisie naissante. Il ne s’agit pas, bien sûr, de principes officiellement déclarés, tels que l’État de droit ou les élections libres, mais de ce que les gens vivent réellement. C’est du nietzschéisme domestique (“pousse celui qui trébuche” ou, si vous préférez, “tu meurs aujourd’hui et moi demain”). C’est un culte du pouvoir et de l’argent et des personnes qui les possèdent. C’est une intériorisation massive de la vision criminelle du monde. Enfin, ce mépris pour les petites gens, pour les “sovoks”, les “loosers” et le “bétail”, en particulier le peuple russe, mais aussi l’armée russe, l’histoire russe et la Russie en tant que telle (à laquelle ils ont donné le nom de “Rashka”). Tous ces traits sont devenus les attributs indispensables d’une personne orientée vers les valeurs occidentales et la réussite dans la vie.

On pourrait croire qu’une telle intelligentsia et une telle bourgeoisie avaient simplement besoin d’un puissant mouvement d’extrême-droite comme poing de frappe. Et il faut dire d’ailleurs que l’ultra-droite a commencé à apparaître dans le pays sous le père Brejnev, qui, dans son livre “La petite terre”, a simplement dit aux jeunes blancs-becs amateurs de la chose de se raser la tête quand on célébrait l’anniversaire d’Hitler. Mais un lien comme en l’Ukraine n’a pas vu le jour pour une raison très naturelle. L’extrême-droite russe était généralement composée de nationalistes russes, tandis que les libéraux russes n’arrivaient pas à se défaire de leur haine des Russes. C’était un dogme inviolable.

C’est pourquoi c’est deux forces se sont ignorées l’une l’autre. Ainsi, au lieu du bloc libéral de droite qui, en Ukraine, a finalement assuré la victoire du second Maïdan, la Russie a assisté, au début des années 1990, au phénomène contre nature des “rouges-bruns” – une union des gardiens de l’héritage socialiste et des admirateurs du “kolovrat” et des substituts similaires de la croix gammée. C’est pourquoi les combattants de Barkashov, côte à côte avec les communistes de Makashov, ont défendu la Maison Blanche en octobre 1993, au lieu de la prendre d’assaut, comme des gardes de Gaïdar, aux premiers rangs. Et le “fascisme russe” est devenu pendant de nombreuses années la bête noire de tous ceux qui se considéraient dans le camp démocratique, libéral ou progressiste – en fait, le mot “russe” lui-même était le plus souvent utilisé en conjonction avec le mot “fascisme”. C’est ainsi que, heureusement pour nous tous, les deux forces qui, en s’alliant, auraient pu transformer la Russie d’aujourd’hui en une autre Ukraine, ne se sont pas trouvées.

Cependant, il fut un temps où ces forces se sont rapprochées les unes des autres. Fin 2011, dans le sillage des manifestations de Bolotnaya, un “conseil de coordination de l’opposition” a été créé, comprenant à la fois des libéraux et des nationalistes – on pensait que ces derniers avaient de l’influence sur les fans de football, combattants de rue potentiels pour la prise de pouvoir à venir. L’homoncule Navalny a été élevé précisément comme un hybride d’un libéral pro-européen et d’un nationaliste russe. Puis, comme nous le savons, aucune révolution ne s’est produite – et cette alliance éphémère s’est effondrée.

Sans le soutien de l’intelligentsia libérale, les radicaux de droite tombent sous la férule du pouvoir. Le gouvernement était si intransigeant que même les nationalistes modérés se sont vus refuser à plusieurs reprises la possibilité d’avoir une existence politique légale. Il semblerait qu’il n’y ait rien de mal à avoir un “parti russe” officiellement enregistré en Russie. A l’époque j’avais du mal à comprendre. La compréhension ne m’est venue qu’avec le début de l’opération militaire spéciale. En effet, c’était une politique juste. Maintenant, lorsque nous parlons des “Azov”, de leurs mœurs, de leurs tatouages et de leurs principes idéologiques, personne ne peut nous rétorquer : “Vous avez aussi de telles personnes qui se promènent librement dans les rues”. Non, ici, elles se trouvent dans la plus profonde clandestinité d’où on les extrait à la première occasion. Non seulement nous n’avons pas d’analogues d’Azov, mais nous n’avons pas de failles juridiques pour l’émergence de quelque chose comme ça. En revanche il existe une fraternité de combat entre tous les peuples de Russie.

En même temps, il faut dire que depuis 2014, de nombreux membres du “mouvement de droite” russe sont passés du côté de l’Ukraine, certains ont même combattu du côté ukrainien, ce n’est pas sans raison qu’un des hommes d’Azov qui s’est rendu avait un tatouage de Maxim Tesak Martsinkevich sur l’épaule. Apparemment, la possibilité de zigouiller et de se parer de croix gammées dans des conditions confortables et, de surcroît, d’être respecté dans la société était plus attrayante que le patriotisme. C’est une occasion que l’Ukraine offrait pleinement.

Aujourd’hui, cependant, l’essence nazie de ceux que nous appelions autrefois les libéraux devient de plus en plus apparente dans notre pays. Parfois, on les appelait aussi les Smerdyakov, et cette caractérisation semblait être plus exacte. Mais en fait, Smerdyakov est un radical de droite, un militant, un Natsbat, et Ivan Karamazov un libéral. Quelqu’un qui enseignera, guidera et présentera l’idée. “C’est vous qui avez tué.” Désormais, il n’est plus nécessaire de se cacher derrière des mots nobles, les masques sont tombés partout. Si l’Europe proclame ouvertement une campagne contre les Russes – pas les “mauvais Russes”, mais les Russes en tant que tels – l’intellectuel pro-européen a-t-il honte de la soutenir ? Comme l’a récemment écrit un Moscovite éclairé : “Si, par exemple, un tribunal international décide d’exterminer complètement tous les détenteurs de passeports russes – ce serait la bonne chose à faire.”

Il est amer de constater que les personnes qui ne ressemblent pas à des skinheads, qui sont instruites, sensibles, désireuses de parler de honte et de conscience, de civilisation et de culture, finissent souvent comme de vulgaires nazis – des personnes qui détestent la Russie et les Russes. Cependant, notre situation est trop grave pour fermer les yeux et appeler les choses par des noms réconfortants mais faux.

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