Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Sacha Bergheim: le charme improbable de la Russie …

Ce texte de Sacha Bergheim est aussi une déclaration d’amour à un peuple identifié à une civilisation-qui a submergé le monde et l’a marqué de la générosité folle de sa révolution- et qui à ce moment de rencontre se dissout. Un peuple mosaïque que l’on aime aussi pour ses défauts et l’art de vous rendre la vie impossible… Cette découverte, à vos risques et périls, de l’inquiétante étrangeté russe participe de ces “impressions” qui marquent à jamais votre refus de le voir subir des opprobres injuste et de ne pas entendre ce que ce monde nous dit. Jamais la France ne fera la guerre à l’Union soviétique disait Maurice Thorez, parce qu’elle le veuille ou non la Russie reste à jamais l’Union soviétique, comme la France répond au nom de Robespierre… Mais au-delà de cette clé, il y a tant d’autres choses, ces peuples si différents, à qui il a été offert un espace, une langue pour la paix avec les micro-catastrophes, le sauve qui peut du voyage en fait partie. Mon seul désaccord avec Sacha Bergheim est mon éternel désir d’y retourner mais constater que les forces me manquent pour me confronter à la démesure. Les Russes eux mêmes se décrivent comme invraisemblables entre messianisme et corruption des corps, perdu dans l’immensité de leur pays, tentant vainement de trouver les procédures bureaucratiques qui les limiteraient, une manière d’être un cogne-la tête cohabitant avec tant d’autres pauvres hères, sans poser la nation comme un principe d’exclusion, voir pour être plus sérieux le texte de Staline, le caucasien, chantre des soviets . (1)(note de danielle Bleitrach pour histoire et societe)

Sacha Bergheim

Le premier contact que j’ai eu avec le monde russe est le livre de Roger Caratini “Dictionnaire des minorités et peuples de l’URSS” paru au moment de son effondrement. Ce livre m’a profondément marqué parce qu’il révélait des pans entiers que j’ignorais. En somme, l’espace entre l’Europe et la Chine, c’était vaguement un truc où se battaient au milieu de la steppe ou de la taïga trois descendants de Gengis Khan et trois descendants russes avinés de rescapés du goulag.

Et pendant quelques années, j’ai tout oublié jusqu’à ce que durant mes études, je découvre une annonce pour une bourse destinée à aller enseigner le français à Moscou ou Odessa. Wow, être payé pour voyager et j’ai bien sûr postulé. Le charme de ce genre de publicité est qu’on se voit déjà arpenter les marches fameuses de l’escalier d’Odessa en rejouant le film de Eiseinstein et on se retrouve finalement avec une destination improbable: Kungur. Oui, Kungur.

Mais c’est où? A l’époque, il n’y avait pas Google mais …encarta (pour ceux qui ont connu!) et bien sûr, aucune réponse. Il a fallu consulter une encyclopédie en 18 volumes pour trouver mention de la localité.

C’est une petite ville située sur le dernier arrêt du transsibérien avant la partie asiatique de l’Oural. Autrement dit, la frontière avec le monde européen, à proximité de la ville de Perm. Oui, Perm. Et ça me disait rien non plus. Autrement dit, aucune idée dans quoi j’allais m’embarquer.

Le premier contact local a été une tentative d’extorsion de backchich par la police. Le plus intéressant est que je ne parlais pas un mot de russe (on peut pas faire plus suicidaire, mais ce n’était pas requis sur l’annonce…). Et c’est avec une impression d’ennui mêlé au désespoir d’avoir choisi la pire décision possible (j’ai renoncé à des vacances en Turquie…) impression qui a finalement jalonné toute cette expérience de quatre mois de la vita russica: duplicité des gens, antisémitisme latent (non religieux mais national: les juifs sont vus comme un peuple au même titre que les tatars ou les lituaniens et ils n’ont que des travers), commérages sordides, pauvreté morale, chauvinisme de paysan parvenu, misère sociale typique de l’ère Yeltsine, étudiants affligeants de mauvaise volonté, vision rétrograde du monde, complotisme (avant l’heure!), mais aussi sentiment d’isolement, incertitude constante, et au milieu de tout cela, quelques amitiés flamboyantes. La ville est à majorité ethnique russe, mais on trouve des minorités: des azéris, des bashkirs, des tatars, des ukrainiens…

Me voilà face au réel: le précieux dictionnaire de Roger Caratini devenait relégué au rang de souvenirs, j’avais l’épreuve de l’altérité. Les Nogays, les Kalmyks, les Evenkis, les Meskhètes, les Kabardes… Il y avait non pas un archipel mais un continent de nations et peuples qui avaient leur histoire en propre et s’étaient finalement au gré des méandres de l’historie retrouvés tous dans un même pays avec la même langue en commun.

Derrière ce patchwork ethnique et cette société en déliquescence j’étais incapable de mettre des mots sur les maux, non seulement de la société, mais aussi des maux portés par les gens dans et à travers leur vécu, le vécu de leurs aïeux, des souffrances et des injustices, parfois infligées à d’autres, très souvent subies, un monde où l’humour était aussi une réponse à l’absurde et à l’impuissance.

La jeune génération était pleine d’espoir, pleine d’envie d’un ailleurs, de l’Amérique, d’une intégration dans le village planétaire. Mais elle voyait le monde depuis pas n’importe quel endroit sur la planète, depuis la Russie. On a toujours l’impression à un moment donné qu’il y a un jeu de dupes, une triche, un non-dit, un implicite, un truc pas clair, on comprend simplement que le terme de “mentalité”, la façon de penser, est toujours prisonnière de la culture qui la nourrit. On peut s’en libérer individuellement mais pas collectivement. L”adage soviétique “on fait semblant de travailler, on fait semblant d’être payés” n’a en réalité rien de soviétique, c’était une réalité profondément russe et cela se retrouve bien sûr dans la littérature (ukrainienne, chez Gogol!). Réalité parallèle où l’absurde et le cynique, l’abject et le brillant, peuvent se côtoyer dans un même ensemble hétéroclite.

Parce qu’au final, en Russie, au milieu de l’Oural, au milieu de nulle part, il n’y a aucun horizon, aucun ancrage non plus. Village établi par des serfs, Kungur est la fin d’une énigme: c’est un jalon dans ce chapelet de colonies russes en terres ouraliques, turciques et sibériennes. On y trouve une des clés de compréhension de ce qu’est la Russie: une construction aussi immense que chancelante, une revanche contre les invasions venant de l’est, un gigantesque projet de prédation des ressources, un monde façonné par l’action même d’un empire qui s’étend tant qu’il peut.

Le monde russe est dans le déni de cette partie coloniale de son histoire parce qu’il la conçoit uniquement comme une revanche. Et immense magnanimité, le monde russe accepte en son sein le vaincu à la condition qu’il se russifie. Aujourd’hui une majorité de Kalmyks, ces descendants mongols établis en Europe, ne parlent plus leur langue d’origine, et bon nombre s’engage dans l’armée de la Fédération de Russie. Parce qu’ils sont des patriotes qui ont intériorisé la russité. Même s’ils sont un peu trop bridés, pas vraiment aussi bien sur les russes, ils sont tout de même des membres de la famille, ceux qu’on regarde de haut. Mais aussi ceux dont on dépend. Un diamant sur trois dans le monde provient des mines de Sakha, nom autochtone des Yakoutes.

Le charme particulier de la Russie est qu’on a pas envie d’y retourner mais qu’on y garde des amis pour la vie.

(1) Une fois de plus je vous conseille le livre de Saltykov- Chtchédrine Histoire d’une ville, publié chez folio, traduit du russe par Louis Martinez, dont voici la quatrième de couverture: “Il était autrefois un peuple nommé “Cogne-têtes”. Il vivait dans le grand nord à l’endroit où les historiens grecs et romains situaient la mer Hyperboréenne. Ces gens avaient été ainsi surnommés parce qu’ils avaient coutume de donner de la tête contre tout ce qu’ils trouvaient en chemin. Voyaient-ils un mur? Ils y cognaient leur tête. Faisaient-ils leurs prières? C’étaient de grands coups de tête sur le sol. Dans leur voisinage vivait une foule de tribus indépendantes…”Parmi celles-ci la Chronique ne mentionne que les plus remarquables, à savoir les Gobe-phoques, les croque-oignons, les Bâfre- sauce, les Cannebergiers, les Polissons, les Fève-tourniers, les Grenouillards, les Savatiers, les gueules-noires, les Buriniers, les Têtes-fendues, les Aveuglards, les claquelippe, les Oreillards, les Ventre-en-biais, les Goujonniers, les Gite-en-trou, les hache- menus et les Fourre-la- patte.

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1 Commentaire

  • Daniel Arias
    Daniel Arias

    Nicolas Vassiliévitch Gogol sur Wikipédia serait ukrainien ?
    Peut-être tout comme Vercingétorix est français.
    En Russe Николай Васильевич Гоголь en ukrainien Микола Васильович Гоголь je vous laisse apprécier la différence.

    Né en en 1809 et mort en 1852 Gogol a eut la bonne idée de mourir 65 ans avant la naissance de l’Ukraine (1917 puis 1922) dans le gouvernement de Poltava fondé en 1802 et successeur du gouvernement de la Petite Russie (1764 à 1781 puis de 1796 à 1802).

    Gogol l’ukrainien présumé est orthodoxe comme les Russes et non catholique uniate.

    Gogol était descendant de cosaques “hommes libres et nomades” paysans libérés qui ont fuit le servage et combattu la colonisation polonaise, structuré sous une forme de démocratie dont les chefs sont élus jusqu’à leur soumission au Tsar, ils seront un des moteurs de l’expansion coloniale des Tsar.

    Ces cosaques connaîtront la aussi la guerre des classes et l’affrontement entre cosaques blancs et rouges, entre cosaques riches et pauvres puis contribueront à la Victoire Soviétique pour s’affronter à nouveau lors de la Seconde Guerre Mondiale et encore aujourd’hui.

    Si on y regarde de plus près on voit à quel point Russes et Ukrainiens sont liés Historiquement et surtout que sans Russie il et probable que jamais on aurait parlé d’Ukraine, qu’elle n’aurait jamais connu le développement industriel et même politique et culturel qu’elle a obtenu grâce aux réalisations collectives de l’URSS, réalisation dont l’Ukraine vit encore aujourd’hui toute les infrastructures ukrainiennes sont le résultat de la fraternité entre ukrainiens et russes.

    Gueorgui Beregovoïhttps://fr.wikipedia.org/wiki/Gueorgui_Beregovo%C3%AF
    Je vous laisserai apprécier les deux timbres sur cette page wikipédia l’un nationaliste ukrainien l’autre soviétique.
    Ce cosmonaute né en RSS d’Ukraine, comme Léonid Brejnev, sera le 12e cosmonaute Soviétique propulsé dans l’espace par le vaisseau Soyouz (“Union”).

    Il est temps que ces peuples frères retrouvent la paix et la voie de la coopération.

    Debout ! l’âme du prolétaire
    Travailleurs, groupons-nous enfin.
    ….
    L’engrenage encor va nous tordre :
    Le capital est triomphant ;
    La mitrailleuse fait de l’ordre
    En hachant la femme et l’enfant.
    L’usure folle en ses colères
    Sur nos cadavres calcinés
    Soude à la grève des Salaires
    La grève des assassinés.
    …..

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