Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Les “lumières” sont venues d’ailleurs…

En ce moment, nombreux sont les articles et les livres qui vont dans le même sens : en matière de civilisation, l’occident a plus reçu qu’il n’a donné (1). A ce titre, la dernière démonstration de ces deux chercheurs britanniques, David Graeber et David Wengrow (2) porte moins, selon nous, sur les origines de l’humanité que sur les bouleversements actuels qui consacrent la fin d’une suprématie eurocentriste. Une domination qui en fait a duré très peu de temps et s’est exercée par une violence militaire à grande échelle. Héritiers de la récente vague positiviste, ces deux anthropologues s’appuient sur de rares certitudes, qu’ils définissent comme très partielles. Ils sont convaincus d’ailleurs que nous sommes condamnés à ignorer la majeure part de cette histoire de l’humanité. Mais, ajoutent-ils, ce que ce que nous en savons va désormais a contrario de nos mythes occidentaux, qui oscillent entre Rousseau (la pureté initiale du bon sauvage) et Hobbes (l’état de violence de la nature sauvage). Ce qui est le plus intéressant dans cette démonstration de David Graeber et David Wengrow, érudite et bousculant les carcans intellectuels, c’est la rapporter à ce qui la provoque aujourd’hui. Il faut appliquer à ce livre sa propre méthode d’investigation et s’interroger par exemple sur la relation entre cette réflexion et l’interpellation de la Chine sur le destin commun de l’humanité, destin commun qui respecterait le fondamental à savoir la diversité des manières de s’approprier le monde et sa propre histoire d’individu et de société. L’idée que la démocratie, pouvoir par et pour le peuple, ne se limite pas au modèle occidental, que celui-ci au contraire parait en voie d’épuisement et qu’il faut en juger non à partir de valeurs appartenant aux sociétés particulières mais suivant la capacité dont le mode démocratique obtient des résultats bénéfiques à partir de problèmes communs.

Les penseurs, qu’il s’agisse de Rousseau, Hobbes, et Marx, ne sortent pas les théories de leur génie mais de leur relation à la réalité, ce que n’a cessé d’ailleurs d’affirmer Marx. C’est là le pivot théorique du livre, et il nous dit que le véritable génie de ces penseurs est d’avoir trouvé la forme la plus convaincante, la plus achevée de théoriser les idées qui existaient à leur époque, dans les sociétés savantes mais aussi dans la vie quotidienne. Au-delà de cette affirmation, à laquelle j’adhère totalement et qui est valide dans tous les domaines de la créativité, il y a chez ces auteurs une méthode d’analyse et de compréhension de l’histoire de l’humanité et des civilisations. En effet, si des progressistes en Grande-Bretagne, et dans un monde occidental qui commence enfin à douter de lui-même, les auteurs du livre, en relation avec d’autres chercheurs européens, découvrent ce qu’ils doivent à d’autres civilisations, cela ne doit pas sortir de leur cerveau si inventif soit-il, mais bien parce que la réalité des transformations du monde les y oblige.

CQFD : on peut donc faire l’hypothèse raisonnable que c’est sous la pression de l’apparition du socialisme face à l’impérialisme et grâce au développement aujourd’hui de nouvelles relations sud-sud que ces deux chercheurs s’interrogent avec d’autres sur la relativité de la “mission civilisatrice de l’occident”. Les faits sont là et ils nous confrontent à un monde multipolaire et à la diversité des voies de l’émancipation humaine. Comme il est reconnu le rôle des masses face aux élites… Le constat face à ce réel est salubre et on doit s’y intéresser…

Il faut donc mesurer l’apport de ce livre et l’élargissement proposé du concept de mode de production, qui ne va pas dans une simple enfilade sur le mode “européen” : esclavagisme, féodalité, capitalisme, socialisme. Cette mise en question se trouve déjà chez Marx et Engels, souvenez-vous de ce dernier expliquant dans une lettre à Joseph Bloch, que l’économique n’est déterminante qu’en dernière instance et mettant en avance le concept de formation sociale. Il y a la mise en évidence de la praxis sur lequel les être humains prennent conscience de la nécessité de leur action. On retrouve bien sûr chez Gramsci et d’autres, cette recherche d’une dynamique dialectique entre sujet et objet, acteur conscient et effet de structure, comme entre mode de production et lutte des classes, mais pas seulement et dans ce domaine on peut même dire que les échecs abordés selon une dimension critique et pratique apprennent autant que les succès.

Ce n’est pas plus un hasard si c’est la Révolution bolchevique, à savoir le socialisme réel, celui que les êtres humains réalisent, le socialisme dans sa propre histoire, avec un penseur comme Lénine qui élargit la dimension de classe à la planète, avec le rôle de l’impérialisme, stade suprême du capitalisme, action et pensée théorique qui en précède d’autres comme Mao et Fidel, mais la postérité est infiniment plus nombreuse et même en FRANCE, où nous ne sommes pas particulièrement à la pointe on redécouvre l’apport réel de Maurice THOREZ, l’articulation entre international et national, le poids de l’échange entre civilisations dans la lutte des classes pour le socialisme. Il faut relire nos propres politiques et théoriciens à la lumière d’un tel élargissement. Peut-être faut-il constater dans la brève période à laquelle nous faisons référence qu’il n’y a jamais eu de révolution débouchant sur une transformation profonde hors le modèle léniniste qui insiste sur le parti et l’État pour la transition socialiste mais pose également le rôle des sociétés qui unissent libération nationale et affrontement anti-impérialiste comme mode de lutte des classes.

Aujourd’hui avec la fin de l’URSS, et la montée en puissance de la CHINE autant que la crise profonde du capitalisme occidental, nous voyons bien que la vitalité du socialisme, de la transition historique, n’est plus au maximum de sa force en Europe, il y a même une forme de marginalisation avant la fascisation. Marx l’avait envisagé : dans un texte que nous avons publié, il disait que comme la mer méditerranée avait perdu son rôle central et que l’Atlantique reliant l’Europe au nouveau monde était le nouveau lieu du développement de la révolution industrielle, les nouveaux lieux pourraient être la Russie (dont il a appris la langue à la fin de sa vie) mais aussi le Pacifique qui transformerait l’Atlantique en nouveau bassin méditerranéen, la relation Chine-Inde-Etats-Unis devenant un nouveau lieu de développement dont les formes civilisationnelles seraient inusitées…

Comme souvent si on retrouve le passé c’est que le présent vous y invite… L’anatomie du singe explique celle de l’homme et pas l’inverse disait déjà Marx, on part des formes développées pour comprendre une évolution et pas l’inverse. D’où cette manière de sans cesse repenser l’histoire à la fois grâce à de nouvelles méthodes scientifiques de connaissance au-delà des témoignages, mais également par cette confrontation à son aboutissement économique, politique, idéologique, culturel…

C’est d’ailleurs aussi la démonstration de Frankopan à propos des routes de la soie, il explique à quel point la suprématie occidentale tient à l’incessant perfectionnement de ses armes ce qui par parenthèse présente un coût pour les peuples pillés mais aussi pour ceux de l’occident: “l’ère impériale et l’ascension occidentale s’édifièrent sur l’aptitude à infliger la violence à très grande échelle. L’âge des Lumières et de la raison, le progrès vers la démocratie, les droits civiques et humains ne furent pas l’aboutissement d’une chaîne invisible remontant à l’Athènes antique, ni un ordre des choses naturel en Europe ; ils découlèrent de succès politiques, militaires et économiques dans des continents éloignés (3) (p.308)

Déjà, lors de la montée du nazisme, on assista du côté de l’école de Francfort et chez les anti-nazis à la même remise en cause de l’ethnocentrisme européen et de la philosophie des Lumières (4), on peut donc raisonnablement penser qu’il y a dans cette prise de conscience la double influence de la vision d’une planète en pleine transformation et de la menace fascisante d’un impérialisme qui a des effets boomerang sur sa propre population. La cécité des peuples qui acceptent le pillage, l’enfermement, font partie de l’incapacité à concevoir une issue et de se perdre dans l’abstention voire le fascisme.

La campagne des présidentielles, cette clé de voute, ce présidentialisme napoléonien (le second empire) qui interdit toute transformation révolutionnaire de la lutte des classes en France est à l’œuvre et condamne notre pays à reproduire son rapport au monde comme une comédie après avoir été la tragédie du colonialisme et du néo colonialisme… La complicité autour des “droits de l’homme” interdisant la liberté au peuple français qui n’obtiendra rien dans un tel contexte et qui le sait, et là on en revient à la tragédie ukrainienne où les prix sont l’équivalent des nôtres et les salaires sans commune mesure avec la simple survie, la concurrence et la guerre sont là et nous déterminent. Nous reviendrons ultérieurement sur une autre idée qui parait se dégager aujourd’hui et qui remet en cause la démocratie à l’occidentale: le caractère inadapté des élections pour résoudre les défis parce que non seulement ces joutes à l’intérieur des concurrences individuelles dans la classe dominante enferment les décisions nécessaires dans de simples luttes de clan mais elles interdisent une perspective, disons le mot, une planification de la décision et des mobilisations nécessaires des mises en œuvre.

C’est ce contexte d’une incapacité à contextualiser, qui rend passionnant la lecture de ce dialogue entre deux chercheurs britanniques dans un continent européen de décomposition et de vassalisation derrière le rejeton sanglant que représentent les USA. Ces deux chercheurs ne sont pas des marxistes de stricte obédience, ils sont plutôt des descendants de Marcel MAUSS mais le dialogue peut être fructueux et nous aider à sortir de l’inertie voire pire, d’abord en nous forçant à regarder comment nous sommes devenus cette aspiration aux droits de l’homme, à la liberté, l’égalité….

De fait, au Moyen-âge, l’Europe du Nord représentait pour les autres sociétés de la planète – du moins celles qui avaient entendu parler d’elle – une région reculée, hostile, enveloppée de ténèbres et peuplée de fanatiques religieux qui n’avaient pour ainsi dire aucun poids dans les échanges internationaux ni dans la conduite des affaires mondiales hormis par le biais d’attaques occasionnelles contre leurs voisins à l’image des Croisades. De leur côté, les penseurs européens de ce temps-là, qui venaient juste de redécouvrir Aristote et l’Ancien monde, ignoraient à peu près tout des idées et débats qui agitaient le reste du globe. La rupture intervint à la fin du XVe siècle, lorsque des flottes portugaises commencèrent à contourner l’Afrique pour déboucher dans l’Océan Indien, et plus encore avec la conquête espagnole des Amériques. Du jour au lendemain, quelques-uns des plus puissants royaumes d’Europe se retrouvèrent maîtres d’immenses territoires. Les philosophes européens, eux, furent subitement exposés aux civilisations chinoises et indienne, ainsi qu’à une multitude de conceptions sociales, scientifiques et politiques dont ils n’avaient jamais soupçonné l’existence. De ce flot d’idées nouvelles naquit ce qu’il est désormais convenu d’appeler “les Lumières”.

Evidemmment, la plupart des historiens des idées ont une manière toute différente de présenter les choses. On nous apprend ainsi que l’histoire intellectuelle est majoritairement le fait de quelques “grands penseurs” ayant écrit de “grands livres”ou conçu de “grandes idées” et ce de manière presque exclusivement autoréférentielle. Qu’importe si plusieurs philosophes de cette époque clamaient haut et fort que leur théorie était d’inspiration étrangère (ainsi du philosophe allemand Gottfried Wilhem Leibniz, qui pressait ses compatriotes d’imiter les modèles de gouvernance chinois).” (pp47 et 48)

Les auteurs montrent que l’exemple de Leibniz est éclairant: “tout au long du XVIII e et XIX e siècle,on a vu les dirigeants européens se rallier progressivement à l’idée qu’un gouvernement souverain digne de ce nom doit administrer une population partageant une langue et une culture essentiellement identiques, et s’appuyer sur une bureaucratie composée de lettrés ayant passé avec succès les concours idoines“. (p48) alors que rien de tel n’avait jamais existé en Europe mais que cela correspondait à ce qui existait en Chine.

De même nombre de discussions savantes à propos de l’égalité, la liberté, la rationalité ou encore les révélations religieuses, des thèmes au centre de l’esprit des lumières renvoient à des débats autour des civilisations amérindiennes. Nier cela c’est faire preuve de suffisance en déniant aux peuples indigènes la faculté d’avoir un impact sur l’histoire. Et les auteurs reconnaissent ce qu’ils doivent aux chercheurs amérindiens dans leur volonté de raconter l’histoire autrement.

Ainsi attribuer un caractère fondateur au génie de ROUSSEAU et à son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes en 1754, c’est d’abord oublier qu’il répond à un concours de dissertation qui avait cette question pour sujet: “Où l’on montre comment les critiques de l’eurocentrisme peuvent faire long feu et transformer les penseurs “aborigènes en pantins”. Donc c’était une question en débat alors que pour l’homme du Moyen-Age, parler des origines de l’inégalité n’avait aucun sens. Les rangs et les hiérarchies faisaient partie du paysage. Après avoir avoir épluché la littérature médiévale, deux chercheurs italiens ALFANI et FRIGENI (2016) ont démontré que jusqu’à l’époque de Christophe Colomb, les mots latins aequakitas et inequalitas, de même que leur dérivés anglais, français, espagnols allemands et italiens, n’apparaissaient dans aucun texte décrivant les relations sociales. “Ce n’est donc pas que les penseurs de ce temps rejetaient l’idée d’égalité sociale; apparemment, il ne leur venait même pas à l’esprit qu’une telle chose pût exister (p.51)

Ce qui est le plus intéressant dans cette démonstration c’est ce qui la provoque aujourd’hui.

Imaginer une “gauche” sans la reconnaissance de cette histoire et de son mouvement, sans l’acceptation de la Révolution dans le temps et dans l’espace qu’ont représenté et continuent à représenter d’autres civilisations c’est se condamner à la marginalité… Parce que c’est refuser de voir à quel point la mise en concurrence, la guerre se heurtent à la nécessité de répondre à des défis communs et croire comme dans les cas des vaccins qu’il y aurait des solutions de nations riches contre tous les autres. La campagne des présidentielles est tétanisante de crétinisme institutionnel et de déportation à droite faute de cette rencontre avec la réalité historique, dans le temps comme dans l’espace… Comment un candidat de gauche, voire communiste peut-il nier le rôle joué par le socialisme réel, l’union soviétique sur tous les conquis sociaux et croire que le droit à la santé est une invention française ce qu’Ambroise Croizat lui n’aurait jamais inventé pas plus que Maurice THOREZ… De même, comment ignorer la volonté guerrière et les mensonges contre Cuba et la Chine, le soutien à des régimes fascistes pour faire du communisme le seul danger contre les droits de l’homme?

OUI les lumières viennent d’ailleurs et le génie est de leur donner la formulation la plus claire, la plus universelle possible… C’est de ça dont il est question dans tous ces livres, plus que des origines de l’humanité. Faute d’une telle démarche chacun est condamné à se sentir exilé dans son propre pays quitte à traduire cela en haine de l’autre.

DANIELLE BLEITRACH

(1) d’après Peter Frankopan : les routes de la soie, l’histoire au cœur du monde champs histoire chez Flammarion, ce décentrage nous fait souvenir de la manière dont Spinoza dans le traité théologico-politique commente le traumatisme de ne plus concevoir un soleil tournant autour de la terre et la “divinité” de l’être humain qui n’est plus au centre de la création contestée, tout décentrage heurte une conception de la domination, de l’exploitation qui au-delà d’une pseudo centralité de l’humain, justifie son propre ordre et prétend l’imposer comme le seul universel. Il en est ainsi des “droits de l’homme” tels que les USA, l’EUROPE les défendent à coup de guerre, de sanctions, et de propagande unilatérale les justifiant , de “la démocratie”, ils deviennent une conception bigote et inquisitoriale.

(1) David Graeber et David Wengrow au commencement était … Une nouvelle histoire de l’humanité, LLL, les liens qui libèrent, traduit de l’anglais par Elise Roy (grande BRETAGNE) 29,90 euros édition française 2021

(3) Frankopan, ouvrage cité…

(4) On pense bien sûr à Adorno et Horcqueimer dans la dialectique de la raison, mais l’interrogation est beaucoup plus large, on la trouve chez Benjamin et même Brecht.

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1 Commentaire

  • marsal
    marsal

    C’était aussi le point de vue (très pertinent) de Samir Amin, qui au lieu de considérer les états nations européens comme une forme politique aboutie et supérieure à celle des empires orientaux, en faisait le résultat d’un sous-développement, d’une incapacité à dépasser un certain niveau d’unification politique. Pour lui, ce qu’il appelait le mode tributaire du féodalisme trouvait sa forme aboutie dans les empires orientaux et c’est justement la faiblesse du féodalisme occidental qui en faisait une terre propice à l’émergence d’un nouveau mode de relations sociales, le capitalisme. Les états nations belliqueux et divisés de l’Europe occidentale, sont les rejetons de cette émergence contradictoire et en restent irrémédiablement marqués, y compris dans leur prétention à “unir l’Europe”, mythe sysyphéen tant qu’il demeure conduit par les intérêts contradictoires des uns et des autres.

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