Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Le prestigieux Prix Mallarmé attribué à un poète qui n’aime pas la lumière

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C’esttrès beau parce que ce n’est pas l’invite à un renoncement au contraire c’est une revendication poétique: “Ce pluriel, pour moi évident, signifiait  que l’on piétinait la terre  pour ensevelir les morts mais aussi parce que nous prenons conscience que tous les jours nous enterrons nos rêves. Comme si morts ou vivants, nous n’avions pas assez vécu.” J’allais oublier être communiste c’est ne jamais renoncer à la poésie même etsurtout quand elle se transmet comme un secret de quelque chose dont nous avons été dépossédés et qu’il nous faut reconquérir au-delà des mots.Avant les mots, la poésie existe. C’est une chose concrète. On peut l’expliquer par le fait de rendre notre émotion têtue. Ce chemin nous est commun. (note de danielle Bleitrach pour histoireetsociete)

PROPOS RECUEILLIS PAR NASSUF DJAILANI

Christian Viguié, récent lauréat du Prix Mallarmé est un poète discret avec une œuvre bouleversante dont l’essentiel des recueils sont publiés aux prestigieuses éditions Rougerie en Limousin. Quand nous les rencontrons tous les deux avec son éditeur, Olivier Rougerie, à Mortemart, ils ont le rire franc, surpris d’avoir pu plaire à l’exigeant jury du Prix Mallarmé. C’était Réné Rougerie qui le premier a fait confiance et accueilli le jeune poète Viguié en 1991. Depuis, c’est le fils, Olivier qui a pris la suite et qui comme René, imprime encore lui-même ses titres sur sa vieille machine à plomb. Les livres sont beaux, il faut en trancher la page pour accéder au poème. Et ceux de Christian Viguié sont des cadeaux de fraîcheur et de générosité. Rencontre.

PROJECT’ÎLES : Le jury du Prix Mallarmé après délibération, viennent de couronner Damages paru aux éditions Rougerie en mai 2021. Pourquoi ce titre Damages ? Damages au pluriel d’ailleurs…

Christian Viguié : Ce titre est venu alors que j’écrivais mes premiers poèmes. Il s’est imposé sans que je sache vraiment pourquoi. La loi du mystère. Bizarrement, il était en mesure d’accueillir tout ce que j’allais écrire. J’ai essayé de m’en expliquer bien plus tard alors que le recueil s’achevait. J’ai ressenti la nécessité  de débuter par un avant-propos susceptible d’éclairer le terme même de Damages tout en sachant qu’il y avait quelque chose d’indéfini que je ne maîtrisais pas. Les quelques lignes qui vont suivre me semblent être un début d’explication :

« Damer consiste à tasser la terre, l’aplanir,

la convertir afin d’y dessiner la plupart du

temps la veine des routes, pour y voir se

dresser immeubles et maisons ou quelque

chose.

C’est aussi, malgré nous, le fait de piétiner

un même sol, allant à l’encontre de ce que

nous voulions, nous qui aurions aimé surprendre

un peu plus d’autrui et de nous-mêmes… »

Ce pluriel, pour moi évident, signifiait  que l’on piétinait la terre  pour ensevelir les morts mais aussi parce que nous prenons conscience que tous les jours nous enterrons nos rêves. Comme si morts ou vivants, nous n’avions pas assez vécu.

PROJECT’ÎLES : La grande majorité de votre œuvre est publiée chez Rougerie, vous avez tenu à partager ce prix avec lui. Quel est votre rapport à cet éditeur ?

Christian Viguié : Une immense reconnaissance. Ce sont René, Marie-Thérèse et leur fils Olivier Rougerie qui m’ont accueilli et m’ont fait confiance. Le Limousin a été une terre d’accueil pour moi. Je pense aussi à Jean-Louis Escarfail avec sa maison d’éditions Le Bruit des autres. Je me souviens quand j’ai pris le téléphone afin de savoir  s’ils avaient reçu mon recueil et s’ils l’avaient lu. Le premier mot de René Rougerie fut celui-ci : Oui, je me souviens de vous… ». Quelques jours après, il m’invitait à Mortemart.

La véritable reconnaissance débute  là,  quand on vous ouvre la porte et que l’on vous accorde une totale amitié. L’exigence et l’amitié, voilà ce que j’ai découvert chez Rougerie. Le sérieux au service du merveilleux, de l’étonnement, de la révolte, autrement dit : une poésie franche et ouverte. Ce prix ne couronne pas une un seul individu, il couronne  aussi et surtout ceux qui l’ont longuement accompagné. Il est le fruit d’un travail collectif.

PROJECT’ÎLES : Que représente le Prix Mallarmé pour vous ? Est ce qu’il arrive à point nommé ? Il y a des prix qui vous écrasent, celui-là, prestigieux couronne presque une œuvre aboutie, mûre, dense, belle.

Christian Viguié : Comme je le soulignais tout à l’heure, il valide un long cheminement, un travail à la fois singulier et collectif. Si je devais affiner ce que je ressens, celui qui est touché est le fils d’ouvrier que je fus et non pas le poète « confirmé ». Le mot « poète » est un mot que j’ai du mal à habiter. Comme s’il devenait une extériorité étrangère à ce que nous sommes, une excroissance, enfin quelque chose qui n’est pas donnée à tout le monde. Avant les mots, la poésie existe. C’est une chose concrète. On peut l’expliquer par le fait de rendre notre émotion têtue. Ce chemin nous est commun. Ensuite, il nous est confisqué en nous condamnant à être des jouisseurs malheureux et performants. Le poète est celui qui est têtu avec l’émotion et avec les mots.  C’est sa façon à lui de faire le voyage.  Le prix Mallarmé offre un éclairage fabuleux à ce genre de parcours. De cela, j’en suis heureux. Comment pourrais-je ne pas l’être ?  Toutefois, je me sens honoré mais pas écrasé par ce qui advient. La plupart du temps, l’écriture se construit dans la solitude et au milieu de l’ombre. Il arrive qu’elle soit momentanément éclairée mais elle retourne au cœur de ce qui l’a vu naître. Donc le chemin continue et le prix me fait traverser une magnifique clairière.

PROJECT’ÎLES : Est- ce que c’est un prix qui récompense quelque chose d’important pour vous ? Une reconnaissance des pairs ?

Christian Viguié : Bien sûr. Je ne nie pas l’importance de ce prix. Je suis touché par le regard pluriel de mes pairs. Impressionné aussi. A l’heure où je vous réponds, j’ai du mal  à réaliser ce qui m’arrive. Je suis heureux pour le livre et ce dont il parle : la mort de mes parents. Il me semble que le jury a rendu hommage à mes parents et j’en suis fort ému.

PROJECT’ÎLES : Damages est un recueil hommage aux disparus, à vos parents, aux absents. Comment aborde-t-on la perte sans tomber dans le banal ? Votre recueil y parvient magnifiquement, quel a été votre parti pris ?

Christian Viguié : Je n’ai jamais voulu écrire sur la mort de mes parents. Je trouvais cela presque obscène.  Quand j’ai repris la plume, le poème parlait de cela. Puis les suivants. Je me suis laissé aller refusant de livrer mes mots à la colonisation et à l’entièreté du malheur. Quelque chose résistait. Mais quoi ? J’en reviens à mon avant-propos, petite loupiote qui tente d’éclairer une partie du labyrinthe :

« Voilà pourquoi, sans doute, il est un chant, un étrange

étonnement, puisque ceux qui sont partis et que nous

continuons follement d’aimer, ont emmené avec eux

le plancher et le plafond d’une incroyable maison,

lieu où nous avions appris à marcher, à rêver, à combattre

la fatalité du monde. »

Malgré la perte, le vide, quelque chose continue et nous transforme.  En relisant mes poèmes, je me suis aperçu de cette étrange mutation notamment lorsque j’évoque ma mère :

« (Ton nom) pousse aussi dans mon ventre

car c’est moi qui t’enfante

te désolidarise du brouillard et de l’ombre

de toutes les formes du malheur

jusqu’au jour qui s’éteint

comme un dieu friable… »

Malgré tout le poids du malheur, il me semblait encore naître. Ma mère et mon père ne me quittaient pas entièrement car je devenais enfant/homme/femme, un être qui portait et avait la capacité d’enfanter ses propres parents.  Mes parents m’apprenaient à devenir cet individu complet. Il n’y avait là rien de mystique. J’avais simplement la sensation que la parole continuait et contrariait cet implacable silence auquel nous sommes voués à la disparition de la personne aimée. Mes parents m’ont fait découvrir ce que j’étais : un enfant/homme/femme comme s’il y avait encore à parfaire l’humanité. Cela peut paraître étrange ce que je dis. Nous enfantons nos parents comme eux ne cessent de nous enfanter. La mort de l’autre, que nous soyons homme ou femme, nous donne une identité de plus. Tout cela, je l’ai perçu après avoir écrit. Peut-être est-ce le fil visible ou invisible qui lie tous ces poèmes ?

PROJECT’ÎLES : La discrétion, le silence, le retrait semble être ce qui vous caractérise. C’est cela l’élégance pour vous ?

Christian Viguié : « Oisive jeunesse. A tout asservie, Par délicatesse. J’ai perdu ma vie ». Ces vers de Rimbaud ne m’ont jamais quitté. J’ai été élevé au milieu de gens pudiques  et je pense que la délicatesse dont parle Rimbaud est l’expression juste de cette pudeur. C’est un magnifique tutoiement au monde. Il ne faut pas oublier que les mots sont les fleurs du silence. Il faut qu’ils gardent en eux cet étonnement d’avoir éclos. Voilà à quoi déjà la poésie peut servir.  A faire perdurer cet étonnement comme s’il était le terrain nourricier de toute connaissance. Si je reprends le mot « élégance », c’est à cette élégance que nous sommes soumis, à un devoir de gravité et de légèreté. « La poésie est une propriété de la matière » écrivait Maurice Blanchard. Elle en est aussi le centre de gravité au sens physique. Si la poésie passe par les mots, elle ne se réduit pas à la magnificence des mots. Elle est d’abord le produit d’une expérience sensible. Elle relève de l’ordinaire affirmant que le réel a encore besoin d’accoucher du réel.

PROJECT’ÎLES : Vous disiez être très sensible d’être reconnu comme artisan, vous abordez l’écriture, la poésie comme un artisanat ?

Christian Viguié : Je crois que le poète est un artisan.  René Char parlait « d’un artisanat furieux ». Il ne construit pas des murs mais des ponts, des passerelles. Son travail consiste à débroussailler entre Fureur et mystère comme l’affirmait ce même poète. A la seule différence, il ne sait pas intégralement l’objet qu’il fait. Une partie de la finalité lui échappe. Il y a une part d’indéfinition dans le poème. Elle est ce par quoi le poème passe. L’intention d’écrire ne résout pas tout. Sans doute parce que le poème est autant un mouvement qu’un résultat concret et achevé.  Il y a des mots pour dire que le poème est là, entier, sous nos yeux et que le regard peut donc capturer. Il y a aussi la sensation que le poème continue en nous, se ramifie à travers notre pensée, se singularise, se rejoue sans cesse et propose autre chose. Un peu comme si son devoir était de sortir de lui-même, de se revivifier à l’aune de notre propre expérience. Lorsque j’évoque les ponts et les passerelles, il faudrait que je corrige mes propos.

Imaginons les mots jetés devant nous comme des galets nous aidant à traverser le vide.

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3 Commentaires

  • Dietzgen
    Dietzgen

    J’ai toujours eu l’intuition que le déni était la forme la plus intense d’art (affirmation arbitraire comme toute affirmation effleurant cette activité humaine), dans un sens éminement positif. Le seul interstice que l’homme habite dans le temps est le déni, déni de la mort, du temps qui passe, de la perte des êtres chéris.
    Déni aussi des conditions de vie, déni de cruelle la matière avec laquelle l’homme lutte par la science ou le progrès social. Toute création humaine est un déni, un refus de l’état des choses telles qu’elles sont, aboutissant à une action. L’artisanat du poète est matériel à sa manière.

    Ainsi, la perte devient un don. Et l’art tout autant une lutte que la révolte. Ce “chemin commun” est la passion révoltée éprouvée devant cette disjonction entre notre émotion et la matière. La poésie et l’art sont la pratique de les faire coïncider.

    Texte tout aussi intéressant que l’auteur qu’il présente, que je découvre par la même occasion, tout comme Yambo Ouologuem.
    Cette symbiose que ce blog présente de la plus haute lutte pour l’émancipation humaine et des plus avancées explorations de l’esprit humain font honneur à l’histoire de la cause que nous défendons en la poursuivant sur ses principes historiques mêmes.
    Rimbaud, Aragon, Picasso portaient le même élan. Merci encore de le faire vivre.

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    • Smiley
      Smiley

      Merci pour cette intervention . Mais le mot déni est il adapté ici ? Le refus oui mène à l action, le déni à l inaction. Le déni de grossesse amène à ne rien faire pendant 9 mois le refus de grossesse conduit à l avortement ou à la contraception en amont ce qui est une action . Denier l injustice n amène pas à la combattre . Il me semble que le déni est le propre du conservatisme et le refus le propre de ceux qui agissent (même ds un sens réactionnaire )
      Cordialement

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      • Dietzgen
        Dietzgen

        Merci pour votre remarque également ! Effectivement, vous soulevez là une objection importante. J’entendais (j’aurais dû être plus explicite) le déni dans le sens de négation dialectique, premier pas vers un dépassement au sens hégélien. Un simple déni sans thèse ni dépassement serait une simple et stérile contestation, typique de la réaction et du conservatisme le plus simple.

        Comme vous le dites justement, il ne s’agit pas de denier l’injustice, mais de la rejeter afin de
        la combattre par la suite.
        Merci de votre commentaire.

        Répondre

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