Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

La Sibérie ne doit plus être une partie périphérique de la Russie, par Igor Karaoulov, poète et publiciste

Un très beau texte qui de surcroit nous met en prise directe avec la manière dont la Russie tente de retrouver ses marques en intégrant l’expérience de l’URSS dans un temps très ancien, celui qui remonte au-delà des tsars pour retrouver la trace des césars, de l’empire romain, celui de Charlemagne, la troisième Rome. Et comment cet empire sentinelle, protecteur de l’Europe malgré elle, s’est retrouvé dans son identité la plus originale, empire des steppes, de la Sibérie, empire asiatique. On mesure que la mise en évidence de ces racines chevaleresques (avec la référence à Alexandre Nevski repoussant l’invasion des chevaliers teutoniques) a quelque chose à voir non seulement avec le séparatisme ukrainien rêvant de l’UE et de l’OTAN, mais à partir des nouveaux liens qui se nouent entre la Russie et la Chine, le pivot vers l’Asie centrale et la zone pacifique. La Russie sibérienne mais il y a d’autres lieux d’ancrage mythiques et soviétiques s’inscrit a contrario du libéralisme et de l’hostilité occidentale. Notons que c’est une vision historique et géopolitique assez proche non seulement des ministres les plus patriotes autour de Poutine comme Lavrov et Sergueï Choïgou (affaires étrangères et défense) mais des communistes, en particulier de Ziouganov. (note de Danielle Bleitrach, traduction de Marianne Dunlop)

              1er octobre 2021

https://vz.ru/opinions/2021/10/1/1121594.html

Nous parlons souvent de la Russie comme d’une civilisation distincte, séparée. Il n’est pas besoin d’être un grand patriote pour être de cet avis ; d’ailleurs, Samuel Huntington disait la même chose.

Cependant, Huntington voyait la Russie comme une “civilisation oscillante” capable de jouer soit du côté de l’Ouest, soit du côté de l’Est, en fonction de la situation.

La subjectivité de la Russie n’est pas seulement une propriété que nous apprécions, mais aussi une condition nécessaire à son existence sous sa forme actuelle. La Russie serait rapidement déchirée par des forces extérieures en tant qu’objet passif. Toutefois, comme le montre l’exemple des États-Unis et des anciennes métropoles coloniales, même l’État le plus puissant ne peut être un sujet absolu dont le comportement n’est conditionné par aucune contrainte extérieure – et un État n’est pas apparue d’un coup sur le sol russe. Ainsi, au fil des siècles, la place de la civilisation russe dans le monde changeait en fonction du rapport de force et de l’attractivité des civilisations avec lesquelles elle était en contact à l’ouest et à l’est.

L’émergence du statut d’État chez les Russes a coïncidé avec l’essor de l’Occident après l’âge des ténèbres, et a d’ailleurs fait partie de cet essor. La formation de l’empire de Charlemagne, l’émergence des prototypes des futures nations européennes, l’expansion invasive des Normands et les campagnes en Terre Sainte comme première campagne coloniale des nouveaux Européens – voilà les étapes de ce parcours. À cette époque, surtout avant le schisme de l’Église unie, l’identité européenne des Russes ne faisait aucun doute.

Cependant, au treizième siècle, une nouvelle force puissante est apparue à l’est de la Russie. En termes de conquêtes territoriales, les Mongols ont surpassé tous les empires qui ont existé en Occident. Et alors la Russie s’est divisée. La partie qui est devenue plus tard la Moscovie a rejoint le monde asiatique, et Alexandre Nevsky a dit son “non” conscient au patronage des ordres de chevaliers. Certaines parties de la Russie, qui ont ensuite formé le noyau de l’Ukraine et du Belarus, ont continué à faire partie de l’Occident sous le patronage de la Pologne et de la Lituanie.

Mais le temps passe, l’espace du monde mongol s’effrite, ses hordes s’affaiblissent, tandis que l’Occident de la Renaissance se renforce, mène une vie de plus en plus intéressante et se prépare à conquérir l’Amérique.

Après qu’Ivan III ait déchiré le traité de vassalité avec la Horde d’Or et défendu (littéralement) l’indépendance du pays sur l’Ougra, l’État moscovite a continué à fonctionner dans le cadre du monde asiatique dont il avait fait partie au cours des siècles précédents, et ce mouvement de la nation vers l’est, qui a abouti au discours russe sur les rives du Pacifique deux siècles plus tard, peut être considéré comme l’inertie de la lutte pour la succession mongole. Cependant, dès 1523, le moine Philothée de Pskov a annoncé un virage historique auquel les anciens Russes n’auraient pas penser. “Moscou est la troisième Rome” – il ne s’agissait pas seulement d’une tentative de conquête de la primauté spirituelle dans le monde chrétien. C’était le signal qu’une ville perdue dans les forêts, d’où l’on ne pouvait atteindre le rempart de Trajan en moins de trois ans, était prête à concourir pour l’héritage des empereurs romains.

Pour les contemporains de Philothée, ce “pivot vers l’Ouest” a pu sembler une fantaisie folle. Mais le problème de la société russe, à partir de la guerre de Livonie, n’était pas de savoir s’il fallait ou non être avec l’Occident. La question était différente : comment exactement s’intégrer à l’Occident, par l’expansion ou, inversement, par l’attraction ? La Russie doit-elle occuper un territoire déjà établi comme faisant partie de l’Occident – la côte baltique, par exemple – ou s’ouvrir plus largement aux marchands européens, aux spécialistes européens, se lier à une dynastie européenne ou même placer un prince étranger sur le trône de Moscou ?

Pierre le Grand, avec sa nature généreuse, a choisi les deux. Sous son impulsion, le pays a à la fois rejoint l’emballement prédateur européen et ouvert la porte à la culture européenne et à ses porteurs. Mais le dilemme de l’européanisation – “agir comme les Européens” ou “être comme les Européens le veulent” –nous a suivi longtemps, survivant aux siècles et survivant jusqu’à la perestroïka de Gorbatchev et au-delà. La première option était défendue par les hommes d’État, la seconde par les libéraux.

Mais derrière ces débats, la société russe a failli ne pas remarquer un phénomène inédit depuis le XIIIe siècle. La montée en puissance de l’Asie semble cette fois moins spectaculaire que l’invasion des hordes de Gengis Khan, mais elle est bien plus conséquente. Il n’y avait pas ces implications géopolitiques à l’époque où le Japon, privé de subjectivité politique et perçu comme une branche asiatique de l’Occident, s’est détaché du peloton. La subjectivité de la Chine quant à elle ne fait aucun doute. La Chine a de l’argent, la Chine a un marché immense, la Chine a une technologie matérielle et sociale.

Il arrive donc un moment où les arguments des pro-occidentaux et des anti-occidentaux doivent s’arrêter d’eux-mêmes, car la Russie ne peut plus se définir dans le monde par rapport à l’Occident.

Il ne s’agit pas de se détourner délibérément de l’Occident, de se vexer ni d'”aller voir ailleurs”. Il ne s’agit pas d’émotions, mais de réalités que la Russie ne peut pas contrôler, même si elle le voulait vraiment. Dans cette nouvelle réalité, le slogan “L’Asie de Shanghai à Kaliningrad” semble plus sensé que “L’Europe de Lisbonne à Vladivostok”, que nous le voulions ou non.

Quelles que soient les relations que la Russie peut entretenir avec l’Europe, l’Afrique ou l’Amérique, dans un avenir prévisible, elle devra chercher sa place dans le monde euro-asiatique et se définir avant tout par rapport à la Chine et aux autres pays asiatiques prospères. Le scandaleux retrait américain d’Afghanistan, qui a laissé le désordre qu’ils avaient créé aux soins de la Russie et de la Chine, n’a fait que souligner cette nouvelle situation. La création du bloc antichinois anglo-saxon AUKUS, premier bloc occidental construit sur une base ethnoculturelle, d’une part affaiblit la solidarité atlantique et d’autre part oblige les politiques à envisager une consolidation miroir des forces en Asie. Enfin, la crise énergétique actuelle en Europe, qui a beaucoup à voir avec le détournement des approvisionnements en gaz vers les acheteurs asiatiques, montre la fragilité de la situation économique de nos voisins occidentaux. 

C’est pourquoi l’initiative de Serguei Choïgou de “pivot vers l’Est”, de redévelopper la Sibérie, n’apparaît pas du tout comme une utopie arbitraire. En effet, si le centre des affaires mondiales se déplace vers l’Est, la Russie ne peut pas permettre que sa frontière avec ce nouveau centre soit située à sa périphérie. La position périphérique de la Sibérie doit donc être éliminée.

Les idées de Choïgou sont développées dans un article récent de Sergei Karaganov dans Rossiyskaya Gazeta. Karaganov écrit : « En nous déplaçant vers la Sibérie, non seulement nous achevons le projet européen de Pierre le Grand, qui a apporté beaucoup de bien, mais qui s’est également épuisé – nous n’avons presque plus rien à prendre de l’Europe, mais nous “rentrons à la maison” dans la Grande Eurasie et nous retrouvons ainsi tels qu’en nous-mêmes dans l’ancien et le nouveau. »

Karaganov s’inscrit dans la lignée de Zbigniew Brzezinski, qui pensait que la Russie ne resterait pas une grande puissance sans l’Ukraine, et oppose en ce sens l’Ukraine à la Sibérie. Je précise : en tant que grande puissance européenne, la Russie est effectivement moins attractive sans l’Ukraine. Mais dans le cadre du monde euro-asiatique émergent, le cas est un peu différent.

Le sort de l’Ukraine est l’une des curieuses péripéties du nouveau tournant oriental. Bien que la scission entre la Russie et l’Ukraine se soit produite en dehors du contexte de la montée de l’Asie, elle revêt dans le nouveau contexte la même signification qu’aux XIIIe et XVe siècles. Les politiciens ukrainiens s’agrippent au bord de la banquise européenne qui s’en va pour éviter de se retrouver du côté asiatique de la faille émergente. Sauf que l’Europe des LGBT, du transhumanisme et de l’économie verte se soucie de moins en moins des rêves ruraux. Karaganov, quant à lui, laisse entendre que dans les nouvelles conditions, la Russie abandonnera son rêve d’intégration avec l’Ukraine et ne dépensera pas son énergie dans de tels projets, se concentrant plutôt sur la direction orientale. Cependant, si l’on y réfléchit plus avant, l’Ukraine, abandonnée de tous, pourrait servir de source de ressources humaines pour une percée sibérienne.

On pourrait dire que Serguei Choïgou est apparu ces jours-ci comme un Philothée du XXIe siècle. De l’idéologie “Moscou est la troisième Rome”. De l’idéologie de Philothée à la “fenêtre sur l’Europe” de Pierre le Grand il s’est passé près de deux siècles. Espérons que le “pivot vers l’Est” esquissé aujourd’hui sera mis en œuvre plus rapidement.

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