Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

“Sans soleil”, réédition du poème filmé de Chris Marker

J’ai tant aimé les voyages, le cinéma au point que ma propre histoire me revient à travers des lambeaux de film dans lesquels je prends place comme dans Marienbad ou l’invention de Morel, que je peux comprendre le parcours de Chris Marker. Compagnon de route du socialisme, puis fuite du voyage Dimanche à Pékin (1956), Lettre de Sibérie (1958), Description d’un combat (1960) et Cuba si (1961) sont respectivement le fruit de voyages en Chine, en Sibérie, en Israël et à Cuba.. Puis c’est la fin du voyage, le plan fixe, l’après apocalypse la Jetée, mais c’est surtout Joli Mai. Au centre, cette guerre d’Algérie qu’il était impossible de représenter, la censure déjà comme celle que je vis aujourd’hui, non seulement la mienne ce qui ne serait rien mais celle qui consiste à vider la réalité de ma vie en lui substituant des fragments montés d’une manière absurde. Joli mai suivait l’exode de la classe ouvrière vers les grands ensembles, interrogeait à la manière de Jean Rouch en admettant qu’il y avait d’autres regards et des voix qui allaient se taire comme ceux des statues coloniales qui meurent aussi. Et il y a à la fin, cette exposition de photos à Avignon, ces visages dignes des musées qui se décomposent de fatigue dans la lumière du métro… Il y a toute la littérature d’aventure dont nous nous gorgions qui a fait de nous des voyageurs, bref il y a la manière dont la mémoire, la fiction s’est substituée à l’histoire au point que le cinéma et ses fantômes ont accompagné l’effacement sans prétendre lutter contre. Il suffisait de marginaliser, d’esthétiser même… Et dans la virtuelle réalité nous nous retrouvons dans un État qui a été changé morceau par morceau, privatisé, reste le même et est profondément différent. Avec de temps en temps un des mes cris : mais que racontez-vous cela ne s’est pas passé comme ça et l’on me fait taire comme si la projection ne devait pas être interrompue. (note de Danielle Bleitrach)

03 FÉVRIER 2021  CINÉMATags : 

“Sans soleil” de Chris Marker Argos Films – Tamasa Distribution – Potemkine Films En 1983, comme un lointain écho à sa Jetée, Chris Marker signe un film qui tient à la fois du poème, de la fiction, de l’essai et plus sûrement d’un voyage réflectif aux pays des images. L’éditeur Potemkine Films propose une restauration 2K dans un beau coffret vidéo.


Lettres du lointain

Sans soleil est porté par une voix off, celle de l’écrivaine Florence Delay, connue des cinéphiles pour avoir été notamment la Jeanne d’Arc de Robert Bresson (1962). Florence Delay lit les lettres d’un certain Sandor Krasna, cameraman qui a rapporté de ses voyages à travers le monde des images et des sons. L’homme est principalement attiré par deux « pôles extrêmes de survie » : le Japon et l’Afrique. À l’écran, ces images d’un ailleurs se télescopent, s’enchaînent, se suivent, se répètent et semblent s’interroger les unes les autres. Ici, une cérémonie à la mémoire d’un animal de compagnie au Japon, plus loin, la mort d’une girafe en pleine savane, là-bas, des scènes de guérilla ou de carnaval en Guinée-Bissau… Sandor Krasna, sorte de double imaginaire de Chris Marker, questionne la validité de la représentation filmée et la notion illusoire de temps : « J’aurai passé ma vie, dit la voix off, à m’interroger sur la fonction du souvenir qui n’est pas le contraire de l’oubli, plutôt son envers. On ne se souvient pas, on réécrit la mémoire comme on réécrit l’histoire. » Sans soleil est un film-essai où la place du montage est centrale.

Des mots et des images

Pour accompagner la sortie de son film au début des années 80, Chris Marker écrit Le Dépays, une réflexion sur son travail, illustrée par ses propres photos du Japon. Longtemps épuisé, ce livre est aujourd’hui réédité dans le coffret vidéo que propose l’éditeur Potemkine Films. On peut y lire notamment cette profession de foi : « Le texte ne commente pas les images, pas plus que les images ne commentent le texte, ce sont deux séries de séquences, à qui il arrive bien évidemment de se croiser, de se faire signe, mais qu’il serait inutilement fatigant d’essayer de confronter. » Et de fait, Sans soleil n’effectue aucun travail illustratif par les sons ou les images. Sans les opposer tout à fait, il réfléchit à la façon dont ils peuvent, ensemble, transmettre quelque chose.

Une apparente innocence

« La première image dont il m’a parlé, entend-on dans les premiers temps du film, c’est celle de trois enfants sur une route en Islande en 1965. Il me disait que pour lui c’était l’image du bonheur et qu’il avait plusieurs fois essayé de l’associer à d’autres images mais que ça n’avait jamais marché. » Cette « image » qui ouvre Sans soleil hante tout le métrage de son apparente innocence. Mais la pureté de ces quelques secondes de bonheur sera démentie à la toute fin. En effet, l’éruption d’un volcan sur une petite île d’Islande a recouvert le village où habitaient ces trois enfants. Vues impressionnantes d’un ensevelissement de cendres noires, où toute vie a presque disparu. C’est l’ami de Chris Marker, le vulcanologue Haroun Tazieff qui lui a fourni ces images. Elles forment la boucle spatio-temporelle de Sans soleil et donnent à tout le récit sa lente progression vers un inévitable anéantissement.

Les vertiges de Vertigo

Vertigo (Sueurs froides en VF) est le film fétiche de Chris Marker. Il a d’ailleurs envisagé son film La Jetée à l’aune de la découverte du chef-d’œuvre d’Alfred Hitchcock sorti en 1958, soit quatre ans avant son court métrage culte. Marker s’intéressait lui aussi à un homme hanté par une image qu’il essayait de recomposer sur le visage de quelqu’un d’autre. Dans Sans soleil, Marker va encore plus loin. Il est retourné sur les lieux mêmes de Vertigo, à San Francisco, et donne à voir son épopée sur les traces de Scottie (James Stewart). Dans l’un des bonus du coffret de Sans soleil, Florence Delay remarque ainsi : « Rien ici n’est cité qu’une fois. Tout revient, comme le souvenir. Rien n’est là tout seul, ça tourne en rond. À la fin du film, il est écrit “composition et montage de Chris Marker”. Et de fait, le film est composé comme le chignon de Kim Novak dans Sueurs froides. » Soit une spirale dans laquelle le protagoniste, comme le spectateur, est happé au point de se perdre. L’hommage de Marker à Hitchcock n’a rien d’une célébration béate ni d’une coquetterie fétichiste. Elle pousse la réflexion de Vertigo dans ses retranchements en promettant une exploration fascinante du devenir des images. Images immortelles, assemblées ici avec l’intelligence du philosophe.

Les lumières de Moussorgski

Le titre Sans soleil s’inspire d’une œuvre du même nom du compositeur russe Modeste Moussorgski (1839-1881). Cette œuvre de 1874 se présente comme un cycle de mélodies pour voix et piano. Elle a été composée dans la dernière partie de la vie du musicien, alors en proie à une crise existentielle. On peut en entendre des extraits dans le film Chris Marker. Le cinéaste n’a utilisé que des fragments de Sur le fleuve, qui clôt le cycle en question. Une mélodie où le musicien russe réfléchissait à sa propre mort. Outre Moussorgski, la musique de Sans soleil est composée de La Valse triste de Sibelius, réarrangée au synthétiseur par le compositeur de musique électronique japonais Isao Tomita et d’un chant interprété par Arielle Dombasle.  

Sans soleil
Réalisation et scénario : Chris Marker
Production : Argos Films
Distribution : Argos Films, Tamasa Distribution, Potemkine Films

Coffret vidéo « Sans soleil » de Chris Marker, édité chez Potemkine Films.https://www.youtube.com/embed/LGDu7YOlVuE

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