Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

La Chine repense le modèle Jack Ma

Durant des années, Pékin a encouragé la croissance fulgurante des géants de l’Internet chinois en tant que symbole des prouesses technologiques du pays. Cependant, ils semblentdevenus désormaistrop tentaculaires et influents pour être acceptable. © Illustration par Daniel Garcia

Baran poursuit son enquête sur le socialisme chinois maîtrise le numérique, mais je lui laisse la parole :

Article ou devrais-je dire « enquête » journalistique qui fait une historique synthétique de la relation du PCC aux entreprises technologiques sur près de 5 ans de développement. 

Ce que j’ai trouvé intéressant dans cette enquête c’est la mise en perspective chronologique, et surtout l’éclairage intellectuel qu’elle apporte à travers plusieurs focales : compétitivité économique, droit, sociétal, social, stabilité politique. 

L’article démontre que tout en visant au développement de la consommation intérieure et à l’instauration de la société de la moyenne aisance qui va avec, le parti porte une grande attention au grignotage du « temps de cerveau disponible » de ses citoyens par la société civile marchande. La fintech chinoise, se montre comme une expression infrastructurelle décisive de la concurrence politique de cette « bête sauvage ». La taille critique des monopoles numériques leur permettent d’être perçus comme rivaux stratégiques du pouvoir communiste. L’échelle de représentation se place dans les termes d’une rivalité de géopolitique interne. Rappelons qu’Alibaba group représente à lui seul près de 10% du PIB chinois.  

La bonne nouvelle c’est que le PCC prend au sérieux cette menace. Peut-être tout autant que celle du complexe militaro-financier pris lui du point de vue de la rivalité géopolitique externe, avec ses ogives nucléaires et portes avions. La « bête sauvage » libérale (nouvelle société promue par les vecteurs de la fintech domestique) est la face anthropologique, locale, de l’ennemi socialiste. L’influence sur les âmes que ces monopoles convoitent par le technico-ludique n’est pas un jeu à blanc.  Comme on l’a vu avec Ant Group, la fin tech pousse pour imposer un agenda economico-politique qui lui est propre. Elle s’est cru permise d’une telle audace.  

L’article détaille le potentiel de nuisance que lui octroie ses acquisitions agressives, sa position tentaculaire, sa force de désorganisation, d’intermédiaire parasitaire qui en plus d’apporter de l’insécurité économique, avec ses prises de risques et sa concurrence déloyale des pauvres, elle apporte de l’insécurité idéologique, en lobotomisant, via le contenu de ses plateformes.  

Si l’impérialisme américain a un complexe de bases armées, avec des portes avions et ogives nucléaires qui quadrillent la planète, la fintech a sur ses plateformes applicatives, ses live streamers et leur horde de followers. Ces hommes-machines sont le reflet de la nouvelle anthropologie du Capitalisme Monopoliste Financier Mondialisé, l’ennemi intérieur de la socialisation socialiste. Je ne sais pas si j’extrapole mais au-delà de l’humour conceptuel, j’ai le sentiment que les communistes chinois ont le recul historique nécessaire pour observer du point de vue du cosmos communiste la trajectoire des défaites idéologiques des euro-communismes face à la percée du sociétalisme tertiaire dans les années 60.  Grace aux publications en français d’Histoire et société et notamment des articles comme « Marre du capitalisme, le retour à Das Kapital des jeunes chinois », on sait que la jeunesse Chinoise est loin d’être perdue à l’anthropologie du cloud marchandise. Il existe aussi un mouvement générationnel à la conquête des technologies qui consomment les outils de manière plus socialisée et consciente que la civilisation des hommes-machines. Le développement du procès de consommation sous le socialisme de marché ne produit pas qu’une jeunesse achetée par le capitalisme.  Elle accouche également de générations qui s’investissent dans la défense de leurs intérêts de classe, s’opposant avec le soutien du parti, au corps démographique viral du capital. Il me semble qu’à travers le contrôle de la fintech et du rôle émergeant de ses hommes-machines, il y a un défi politique de la taille du coronavirus. Aucun socialisme, n’a encore surmonté cette contradiction. (note et traduction de Baran pour histoireetsociete)

LA GRANDE HISTOIRE

La Chine repense le modèle Jack Ma

Alibaba, Tencent et une belle brochette de géants de l’Internet font face à un nouvel examen minutieux du Parti

NIKKI SUN, rédacteur Nikkei16 DÉCEMBRE 2020 06:09 JST

HONG KONG – Lorsque le régulateur du marché chinois a accusé Alibaba Group Holding de vendre des marchandises de contrefaçon sur Internet dans un rapport il y a cinq ans, le géant du commerce électronique n’a pas hésité à riposter.

Alibaba a ouvertement contesté les résultats de l’enquête, déposant une plainte officielle contre un chef de sous-département responsable de l’investigation. Puis, après une bataille publique longue d’une semaine, au cours de laquelle la société a fustigé l’examen du fonctionnaire de l’Administration d’Etat pour l’Industrie et le Commerce comme”irrationnel” et “biaisé”, le différend s’est terminé avec le retrait du rapport par le régulateur.

Le timing était crucial. La querelle avait éclaté quelques mois seulement après les débuts très médiatisés d’Alibaba à la Bourse de New York en 2014 – la plus grande offre publique initiale jamais réalisée à l’époque – qui symbolisait l’arrivée de l’ère des BigTech en Chine. À cette époque, Pékin hésitait à faire obstacle à ses champions d’Internet, dont les services se sont développés pour atteindre des centaines de millions d’utilisateurs et ont renforcé le prestige de la Chine à l’échelle internationale.

Mais cinq ans plus tard, les vents politiques ont tourné. Après des années de croissance continue et d’achats frénétiques de nouveaux actifs, les plus grands conglomérats Internet de Chine s’étendent désormais à la plupart des secteurs de l’économie, du transport à la finance. Toutefois, alors qu’ils bénéficiaient auparavant d’un laissez-passer sur les questions de réglementation, ils font maintenant l’objet d’un examen sans précédent, l’État réaffirmant sa main mise.

Jack Ma, le fondateur d’Alibaba, connu pour son franc parler, a récemment payé un prix élevé pour une autre remontrance publique aux régulateurs. Quelques jours après sa comparaison des banques traditionnelles à des prêteurs sur gages et sa qualification du cadre réglementaire financier en vigueur comme “club de personnes âgées”, les régulateurs ont brusquement suspendu l’introduction en bourse d’environ 34 milliards de dollars de Ant Group, subdivision d’Alibaba au sein de laquelle Ma est l’actionnaire majoritaire.

Pony Ma, PDG de Tencent Holdings, et Jack Ma, président exécutif d’Alibaba Group Holding, assistent à un événement marquant le 40e anniversaire de la réforme et de l’ouverture de la Chine dans le palais de l’Assemblée du Peuple à Pékin. © Reuters

Si l’opération de cotation en bourse n’avait pas été interrompue, elle aurait établi un nouveau record mondial. La décision d’empêcher cela est venue du plus haut niveau possible en Chine : comme Nikkei Asia l’a précédemment rapporté, l’ordre de retarder et probablement d’annuler l’introduction en bourse est venu de Xi Jinping, le président chinois.

Un mois plus tard, Daniel Zhang, le successeur de Ma en tant que PDG et président d’Alibaba, a fait un rétropédalage plein de pathos. Jurant au nom du groupe, fidélité aux autorités dans le cadre d’un forum dirigé par le gouvernement au Zhejiang. Sur le ton de l’humilité, Zhang a qualifié les nouvelles directives sur les sociétés Internet “d’opportunes et nécessaires”. Il a également souligné l’importance du soutien du gouvernement dans le développement de l’entreprise.

“En tant que membre de l’économie numérique chinoise, nous sommes à la fois un constructeur et un bénéficiaire”, a déclaré Zhang, ancien comptable. “Nous sommes très reconnaissants pour cette ère.”

La Chine n’est clairement pas étrangère à l’intervention sur Internet. Le dénommé Grand Firewall de Chine, par exemple, bloque de nombreux sites Web étrangers, mais le coup asséné à l’introduction en bourse d’Ant a indiqué l’approche d’une nouvelle ère de réglementation. 

Cela a été souligné le 10 novembre, lorsque le régulateur chinois anti-monopole, l’Administration centrale de régulation du marché (SAMR), a publié un document préparatoire de 22 pages de directives visant à empêcher les grandes plates-formes Internet de bloquer la concurrence. Depuis, les cours d’actions d’Alibaba, Tencent, Meituan et JD.com ont chuté de 9% à 17%.

L’étape ultérieure s’est déployée le 14 décembre, lorsque SAMR a infligé une amende de 500 000 yuans à Tencent Holdings (environ 76 000 dollars). Il a mis en avant le fait que la société n’avait pas demandé l’approbation réglementaire nécessaire lorsque la filiale China Literature avait fait l’acquisition en 2018 de New Classics Media, une entreprise chinoise du secteur média et divertissement. Alibaba a aussi été condamnée d’une amende du même montant en raison de ses investissements entre 2014 et 2018 dans la chaine de grands magasins Intime Retail.

Signaler de telles transactions est une exigence de longue date que les régulateurs semblent n’avoir pas appliquée dans le passé pour ne pas entraver la croissance de l’économie Internet.

Cet état d’esprit a changé : selon une révision de l’actuelle loi antimonopole, les amendes pourraient bientôt représenter jusqu’à 10% du chiffre d’affaires des entreprises, un changement devant entrer en vigueur l’année prochaine. Cela pourrait représenter des milliards de dollars, si l’on se fonde sur les revenus de l’année dernière.

La leçon à tirer, selon Victor Shih, maitre de conférences à l’Université de Californie à San Diego, est que les groupes Internet chinois ne peuvent plus compter sur la tolérance du gouvernement. “Même si le gouvernement chinois regarde d’un bon œil toute une quantité de choses, il peut y mettre un terme s’il perçoit que les entrepreneurs privés ne suivent pas la ligne du parti”, a-t-il déclaré.

Shih a déclaré aussi que les dirigeants chinois avaient des inquiétudes de longue date à vis à vis des entreprises de la Big Tech, or le régulateur a désormais décidé de “montrer les muscles” avec une large répression des portails Internet pour démontrer “qui est le patron en Chine”.

Au cours du mois dernier, un certain nombre de différents organismes ont mis en place de nouvelles règles visant à réglementer la conduite des entreprises Internet dans différents secteurs, tels que la finance et les médias. Les pratiques anticoncurrentielles, la sur-commercialisation sur les plateformes de streaming en direct et la collecte illégale de données personnelles des applications mobiles ne sont que quelques-unes des pratiques visées par les nouvelles règles.

« Les grandes plates-formes Internet doivent maintenant faire face à un tour de vis réglementaire multidimensionnel », a déclaré Scott Yu, un avocat basé à Pékin et spécialisé dans les questions antitrust auprès du cabinet d’avocats chinois Zhong Lun.

Le président chinois Xi Jinping apparaît à l’écran devant les logos des principales sociétés Internet chinoises Tencent, Baidu et Alibaba lors de la quatrième Conférence mondiale sur Internet à Wuzhen, dans la province du Zhejiang, le 4 décembre 2017. © Reuters

Dans son application des lois antitrust en Chine, le gouvernement a souvent été particulièrement tolérant à l’égard des monopoles qui dominent les industries, de la construction navale aux télécommunications. Auparavant, l’application laxiste était considérée comme une expression du bon sens traditionnel du Parti communiste : au niveau national, les monopoles sont plus gérables qu’un marché concurrentiel désordonné, et au niveau international, ils sont plus compétitifs. Mais la montée vertigineuse des entreprises de la Big Tech chinoise a clairement effrayé le gouvernement et déclenché une réévaluation de ses attitudes favorables aux monopoles.

Zhu Ning, professeur de finance et vice-doyen du Shanghai Advanced Institute of Finance, a déclaré que de nombreuses sociétés Internet se sont développées rapidement, appuyées par un capital massif. Plus encore, leur emprise s’est accrue au point de pouvoir influencer la politique gouvernementale. « Cela préoccupe beaucoup les décideurs politiques », a-t-il ajouté.

Les entreprises établies de longue date telles que Baidu, Alibaba, Tencent, connues sous l’acronyme BAT, cumulent plus d’un milliard d’utilisateurs chacune et se sont agrandies de manière agressive au sein de nouvelles entreprises, en partie via l’achat des startups. Les nouveaux venus sur Internet Pinduoduo (e-commerce), Meituan (livraison de nourriture), JD.com (e-commerce), Didi Chuxing (covoiturage) et Bytedance (courtes vidéos) ont largement suivi leurs traces. Par exemple, Didi fournit désormais des services cloud aux entreprises et Meituan a acheté en 2018 l’application de partage de vélos Mobike.

« Les winners de l’économie Internet dominent non seulement leur propre champ, mais ils peuvent aussi facilement étendre leur portée dans d’autres domaines et dominer davantage d’industries en exploitant les données qu’ils tirent des consommateurs », a déclaré Yu.

Les directives antitrust proposées donneront aux organes répressifs chinois plus de latitude pour déterminer les abus commis par les entreprises. Alors que certains pays définissent le comportement monopolistique sur la base de part de marché, par exemple, les nouvelles directives chinoises pour les entreprises Internet seront plus flexibles. Les régulateurs n’auront qu’à prouver que la conduite des entreprises a entravé les intérêts des consommateurs pour les appliquer.

Un employé de Meituan à Pékin scanne son visage sur l’application de l’entreprise avant de commencer à travailler. Les nouveaux venus dans la Tech comme Meituan ont suivi le modèle stratégique d’expansion de leurs prédécesseurs, en achetant de manière agressive des entreprise plus petites. © Reuters

Par exemple, une entreprise de commerce électronique disposant d’une grande masse de données sur les achats, pourrait éventuellement manœuvrer dans le secteur de la logistique, en partageant ses informations les plus fraiches sur la demande des consommateurs avec des opérateurs sélectionnés afin de les aider à mieux organiser les itinéraires et les entrepôts. Ceux ne faisant pas partie de son réseau de partage d’informations seraient toutefois désavantagés.

D’après le document de consultation de 22 pages – publié en novembre, un jour avant la fête des célibataires, événement annuel constituant l’opération commerciale à plus grand succès d’Alibaba – des pratiques telles que la vente de produits à des prix inférieurs au coût de revient, la discrimination des prix basée sur l’analyse des données clients et les accords de vente exclusifs entreraient également en violation des règles proposés.

Énergie positive

L’une des principales préoccupations du Parti communiste est que les monopoles Internet hébergent désormais une grande quantité de médias qu’il est difficile de censurer. Ceux-ci avec des médias sociaux, plateformes d’agrégation d’actualités, livestreaming, et applications de courtes vidéos, captent plus de la moitié du temps passé par les internautes chinois en ligne, selon une enquête menée par le China Internet Network Information Center en avril.

“L’influence de certaines sociétés Internet va jusqu’à essayer de manipuler les attitudes sociales et les reportages média. Cette intrusion dans des zones sensibles n’avait jamais été effectuée par des sociétés privées chinoises”, a déclaré Zhu Ning.

Le blogueur beauté Austin Li Jiaqi, surnommé « frère rouge à lèvres », se maquille tout en diffusant en direct sur la plateforme de e-commerce Taobao le 26 octobre 2018 à Shanghai. © Getty Images

Leur influence s’est encore accrue pendant la pandémie car les gens passent plus de temps en ligne. En mars dernier, les internautes chinois ont passé en moyenne 30,8 heures par semaine en ligne, contre 27,6 heures il y a deux ans, d’après l’enquête.

Contrairement aux médias traditionnels dotés d’un contrôle éditorial, les nouvelles plates-formes génèrent une grande quantité de contenu adapté sur mesure à chaque utilisateur par l’IA. Les régulateurs des médias auront plus de mal à contrôler le partage des actualités et la formation de l’opinion publique.

Ces préoccupations ont incité l’Administration nationale de la radio et de la télévision, le chien de garde des médias chinois, à resserrer considérablement les règles relatives aux plateformes de streaming en ligne à la fin novembre. Il a ordonné aux diffuseurs et à leurs donateurs – ceux qui démontrent leur approbation en offrant des récompenses virtuelles – d’enregistrer de vrais noms et des affiliations d’entreprises, d’embaucher plus de censeurs et de mettre au programme d’avantage de livestream diffusant une « énergie positive ».

Les services financiers sont une autre zone de discorde, comme l’a clairement montré le discours funeste de Jack Ma. Jusqu’à récemment, les sociétés Internet étaient en mesure d’offrir des services bancaires bon marché, soutenus par une fraction du capital et régis par beaucoup moins de règles que les banques de détail. Les nouveaux entrants ont insisté sur le fait que leur technologie Big Data assurerait contre le risque systémique pour le secteur financier, mais leur portée économique tentaculaire s’ajoute désormais aux préoccupations du régulateur bancaire chinois.

Guo Shuqing, président de la Commission chinoise de réglementation des banques et des assurances, a averti lors d’un forum le 8 décembre que certaines entreprises technologiques devenaient « too big to fail », car le marché du micropaiement qu’elles dominent implique un intérêt public substantiel.

“L’industrie des technologies financières (dite fintech) amène à de nombreux nouveaux phénomènes et problèmes. … Il est nécessaire de … prendre des mesures opportunes et ciblées pour prévenir de nouveaux risques systémiques”, a-t-il déclaré.

La plupart des sociétés Internet considèrent les services financiers comme une vache à portée de main pouvant générer de gros profits. Même Didi, connue pour son application mobile, et Sina, connue pour la plate-forme de micro-blogging Weibo, ont commencé à fournir des prêts en ligne.

Alipay, l’application de paiement d’Alibaba, comptait plus de 700 millions d’utilisateurs actifs par mois en juin, tandis que WeChat Pay de Tencent comptait plus de 800 millions de MAU [1]en 2019. Tencent a déclaré qu’en Chine, depuis janvier 2020, environ 79,4% des petits et moyens commerçants utilisent ses services de paiement aux entreprises.

Cependant, le discours de Guo est largement perçu comme un signal pour un renforcement de la réglementation dans la fintech.

Les régulateurs ont tendance à être prudents car les risques financiers se propagent rapidement à d’autres secteurs, a déclaré Zhu Wuxiang, professeur à la School of Economics and Management de l’Université Tsinghua, bien qu’il ait noté que le ratio de dépôt plus faible et l’effet de levier plus élevé des fournisseurs de prêts en ligne ne signifient pas nécessairement des risques de défaut plus importants. Au lieu de cela, Zhu a déclaré que les entreprises de la Big Tech sont plus capables de donner une évaluation précise de la situation de crédit d’une personne en recoupant les informations des utilisateurs collectées à partir de différents portails numériques, contrairement aux banques traditionnelles.

Cependant, “du point de vue du gouvernement, on ne peut pas clairement considérer les risques pour le moment”, a-t-il déclaré.

Far West

En Chine, ancien État totalitaire où la surveillance de masse est toujours une réalité, on pourrait être pardonné de ne pas considérer la confidentialité des données comme une priorité absolue.

Par conséquent, il est donc surprenant qu’une autre priorité du gouvernement soit faite au caractère sacré des données personnelles. Une version préliminaire de la première loi nationale sur la protection des données à caractère personnel a été publiée en octobre et fait l’objet d’une consultation publique. Dans un autre projet de directives en décembre, le régulateur chinois de l’Internet, l’Administration chinoise du cyberespace (CAC), a également donné des instructions détaillées sur ce qui peut être considéré comme des « informations personnelles requises pour les opérations d’exploitation » concernant 38 types d’applications.

« Traditionnellement, l’espace de développement d’applications chinois a abordé la collecte de données sur les utilisateurs du point de vue [de]: je vais prendre, je pourrais en avoir besoin plus tard», a déclaré Kendra Schaefer, responsable de conseil en technologie chez Trivium, un cabinet de conseil basé à Pékin. Cela contraste avec les pays occidentaux, où les régulateurs exigent des entreprises qu’elles ne collectent que les données nécessaires à leurs opérations, a-t-elle déclaré. Mais la collecte de données en Chine n’a pas été correctement réglementée car il n’y a pas de réglementation à suivre et le manque de règles a conduit à un secteur Internet anarchique en proie à des abus.

Les clients attendent à proximité des QR codes de paiement d’Alipay et WeChat sur un marché de Pékin. Alibaba comptait plus de 700 millions d’utilisateurs actifs mensuel au mois de juin, tandis que WeChat Pay de Tencent en comptait plus de 800 millions en 2019. © AFP / Jiji

Depuis l’année dernière, le ministère chinois de l’industrie et des technologies de l’information a signalé des dizaines d’applications mobiles pour leurs pratiques, notamment la collecte et l’utilisation illégales d’informations sur les utilisateurs, le partage de données personnelles avec des tiers sans autorisation et la recherche d’une autorisation d’accès excessive à des informations privées. Tencent, Sina, Baidu, Huawei Technologies et Xiaomi figuraient parmi les concepteurs-developpeurs derrière ces applications problématiques.

Un ingénieur logiciel basé à Nanjing qui a développé plus de 20 applications mobiles a déclaré à Nikkei Asia que de nombreuses applications ont été conçues pour récupérer autant de données personnelles que possible sur smartphone, sans en informer correctement l’utilisateur.

Dans certains cas, les programmes vont même ordonner aux applications d’activer secrètement le microphone de l’utilisateur et d’enregistrer les conversations quotidiennes. Le système utilisera ensuite des outils d’IA pour analyser le contenu du chat, souvent en capturant des mots-clés, et faire en sorte que l’application diffuse des produits ou des contenus pertinents pour l’utilisateur, a déclaré l’ingénieur âgé de 30 ans, qui n’a donné que son nom de famille, Wang. Certaines applications collecteraient également les informations de localisation d’utilisateur en temps réel lorsque les utilisateurs n’utilisent pas l’application, a-t-il ajouté.

« Celles-ci sont très faciles à réaliser grâce aux technologies existantes », a déclaré Wang. Les grandes entreprises avec de nombreuses applications sous leur coupe bénéficient souvent d’un avantage disproportionné, a-t-il ajouté, car les données des utilisateurs sont souvent partagées entre ces applications et les nouveaux produits qu’elles ont développés sont souvent plus compétitifs grâce à une meilleure analyse de marché soutenue par le big data.

Cependant, Wang a déclaré que les sociétés Internet étaient désormais confrontées à davantage de restrictions dans la conception d’applications. Ces dernières années, les smartphones ont mis à niveau leurs systèmes d’exploitation avec davantage de mesures de protection des données personnelles, et les régulateurs chinois ont également imposé davantage de contrôles sur ces mêmes applications.

Un écran montre la valeur des marchandises en cours de transaction lors du festival commercial mondial de la journée des célibataires d’Alibaba Group dans un centre multimédia à Hangzhou, province du Zhejiang, Chine, le 11 novembre 2020. © Reuters

Samuel Yang, avocat spécialisé dans la protection de la vie privée et la cybersécurité chez An Jie, un cabinet d’avocats de Pékin, estime que la législation en suspens aurait un impact important sur les activités des entreprises Internet.

“Il ne fait aucun doute que les sociétés Internet seront confrontées à davantage d’exigences de conformité”, a déclaré Yang. Néanmoins, il pense que le gouvernement tentera toujours de trouver un équilibre entre la croissance économique et la protection des renseignements personnels.

Carlton Lai, analyste chez Daiwa Capital Markets, estime que limiter la collecte de données des entreprises Internet nuira à leur compétitivité. Beaucoup dépendent des statistiques de divers canaux numériques pour suivre les tendances des utilisateurs et les opportunités commerciales en constante évolution.

“Les entreprises doivent développer de nouvelles activités pour maintenir leur croissance. Qui sait quand les gens s’ennuieront des courtes vidéos ?”dit-il.

Moins de beurre dans les épinards

La nouvelle économie numérique chinoise a créé des millions de nouveaux emplois, des ingénieurs en logiciel aux coursiers express, mais l’évolution rapide de l’industrie Internet a également augmenté le risque de troubles sociaux, ajoutant un autre sujet de préoccupation pour le PCC.

Les experts affirment que la recherche de rendement des entreprises Internet ne s’accorde pas toujours à l’agenda politique de Pékin, où la stabilité passe avant tout.

Plus de 15 millions d’utilisateurs de l’application de partage de vélos Ofo, par exemple, n’ont pas réussi à récupérer leur dépôt après que la startup en difficulté ait subi une crise de trésorerie à la fin de 2018. Des locataires, en colère, de la plate-forme chinoise de location d’appartements en ligne Danke Apartment ont dû affronter des propriétaires réclamant leur expulsion car l’entreprise en ligne, n’avait pas payé les loyers qui leur avait été confiés.

Un chien passe devant les vélos empilés de la société de partage de vélos Ofo à Kunming, dans la province du Yunnan, le 13 novembre 2018. © Reuters

En même temps, des dizaines de millions d’investisseurs chinois ont perdu leur épargne lors de l’effondrement des programmes de prêts de particuliers à particuliers (peer to peer) qui a proliféré il y a quelques années. Le cas le plus notoire a été l’effondrement en 2016 du prêteur en ligne Ezubo, durant lequel les investisseurs ont perdu 50 milliards de yuans (7,5 milliards de dollars). Les deux fondateurs de la plateforme ont été condamnés à la prison à perpétuité.

Ces épisodes amers sont un rappel constant pour les dirigeants chinois que les sociétés Internet peuvent causer d’immenses problèmes, et à une échelle énorme, si elles ne sont pas contrôlées.

“Internet, en tant qu’outil, redistribue les ressources et les richesses de l’économie réelle. Il ne crée pas, il perturbe”, dit Andy Xie, économiste indépendant à Shanghai et ancien chef de l’équipe économique Asie-Pacifique de Morgan Stanley.

“En Chine, tout ce qui fonctionne au détriment du pouvoir du parti sera inévitablement affaibli”, déclare Xie.

Alors que les entrepreneurs Internet se vantent d’être « disruptifs » [2] par rapport aux industries traditionnelles « off ligne », cela a en réalité entraîné une baisse des revenus et un chômage plus élevé. Par exemple, Ye Jianqing, un dirigeant d’une entreprise de fabrication de lunettes de soleil à Wenzhou, explique qu’il a perdu entre 30 à 40% de ses clients parce que les petits fournisseurs se sont convertis en plateformes en ligne.

“Il y a de moins en moins de beurre dans les épinards”, a déclaré Ye.

Il y a d’autres exemples avec les nombreuses sociétés Internet ayant lancé des services d’achat de groupe communautaire, qui permettent à un groupe de résidents au sein d’un même immeuble ou complexe, d’acheter des produits d’épicerie et des produits frais en gros, à des prix réduits. Selon le professeur Zhu Ning, ces services se feraient au détriment des emplois à faible revenu dans les villes, tels que les marchands ambulants et vendeurs de supermarchés.

Les entreprises de commerce électronique cherchent également à développer le modèle d’usine à client (C2M) [3], reliant directement les producteurs finaux et les consommateurs finaux, éliminant ainsi tous les intermédiaires.

“Si cela devait prendre racine, cela va évidemment faucher tous les intermédiaires et vendeurs. Cela aura potentiellement un impact négatif très grave sur l’économie réelle et sur l’emploi”, a expliqué le professeur Shih. “Ce serait une source d’inquiétude pour le Parti.”

Fondation solide

En plus des préoccupations liées à l’instabilité au niveau domestique, Kendra Schaefer de Trivium pense qu’une autre motivation de la poussée de Pékin pour une nouvelle réglementation Internet est d’inciter ses entreprises à faire progresser leur fortune à l’échelle internationale.

En d’autres termes, il se peut que la Chine s’intéresse soudainement à la réglementation de l’internet parce que d’autres pays le sont aussi. “Ce n’est un secret pour personne que la Chine vise à devenir une superpuissance technologique dans des domaines tels que la blockchain, l’intelligence artificielle, le big data, etc. Il y a une prise de conscience croissante parmi les plus hauts dirigeants qu’elle ne pourra pas le devenir sans une base solide de principes de gouvernance des données” a-t-elle déclaré.

Les conglomérats d’acquisition d’entreprise Internet ont récemment fait l’objet d’un examen minutieux dans de nombreuses juridictions. L’Europe et les États-Unis ont resserré la réglementation sur les grandes plates-formes Internet et lancé une série d’enquêtes ou de poursuites contre des sociétés de la Big Tech, comme le groupe Google Alphabet, Apple, Facebook et Amazon.

Le PDG de Facebook, Mark Zuckerberg, témoigne devant le sous-comité judiciaire sur le droit commercial et administratif antitrust à Washington DC, le 29 juillet. © AFP / Jiji

Depuis octobre, les autorités étatiques et fédérales américaines ont annoncé des poursuites contre Google et maintenant Facebook, visant à vérifier leur position dominante sur le marché et éventuellement la casser. En mars, Google a été condamné à une amende de 1,49 milliard d’euros (1,76 milliard de dollars) par la Commission européenne pour avoir abusé de sa position dominante sur le marché de la publicité en ligne. La commission enquête également sur Amazon, s’appuyant sur son utilisation des données de vendeurs indépendants sur sa plate-forme à l’avantage de sa propre entreprise de vente au détail au détriment des vendeurs tiers.

Des gouvernements tels que Singapour, les États-Unis, la France et l’Indonésie ont commencé à tenir les opérateurs de médias sociaux tels que Facebook et Twitter pour responsables de la désinformation sur leurs plateformes – en particulier pendant les élections – et les exhortent à plus de transparence sur le contenu sponsorisé.

“La législation anticoncurrentielle sur les plates-formes Internet en Chine est conforme à la tendance internationale”, a déclaré Susan Ning, avocate chez King & Wood Mallesons, qui a participé à la rédaction de la loi anti-monopole de la Chine et de ses règlements et directives connexes depuis le début des années 2000.

Le gouvernement chinois pourrait bien opérer avec deux motifs à l’esprit : contrôler la puissance des conglomérats Internet, mais aussi mettre au niveau des standards internationaux, les réglementations dans des domaines tels que la confidentialité des données et la finance Internet. Cela mettrait leurs entreprises dans une meilleure posture pour être compétitives à l’étranger.

“La Chine veut renforcer les capacités de ses entreprises technologiques et veut qu’elles soient suffisamment fortes pour concurrencer Google et Facebook ou Uber sur le terrain extérieur”, a déclaré Schaefer. “Mais en même temps, son nec plus ultra, ou but le plus ultime est la stabilité. Ils sont libres d’innover jusqu’à un certain point, mais dès qu’ils s’aventurent à marcher sur les plates-bandes [du Parti], ils seront repoussés. C’est ce qu’on observe encore et encore depuis les 20 dernières années. “


[1] Note de traduction : MAU (Monthly Actif Users), en français, « les utilisateurs actifs mensuel », est un indicateur mesurant le nombre de clients ou d’utilisateurs fidèles (les dévots).

[2] Note de traduction : ou « perturbants »

[3] Note de traduction : Avec le modèle “Consumer-to-manufacturer” (C2M), le fabricant produit « des articles sur mesure (à bas prix) en recueillant des données qualitatives sur le comportement d’achat des consommateurs. A partir de ces données, ces derniers disposent d’une meilleure connaissance de leurs besoins, préférences et exigences avant de lancer le processus de fabrication. » Cf. https://blog.lengow.com/fr/consumer-to-manufacturer-c2m/#:~:text=Qu’est%2Dce%20que%20le,marketing%20et%20de%20progr%C3%A8s%20technologiques.

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