Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

L’Ukraine peut désormais se débarrasser des Russes en toute légalité, par Nikolaï Storojenko

La manière dont sur les décombres du socialisme et de l’URSS, l’impérialisme a créé des antagonismes artificiels, des nationalismes de pure invention allant jusqu’à nier des langues, des appartenances a quelques terrains d’école comme dans les pays Baltes, en Lituanie, dans toutes l’Europe de l’est. Mais le cas le plus grossier et grotesque est celui de l’Ukraine avec la négation absurde de la présence russe et du fait que la population parle russe. Imaginez les Français contraints de parler le picard comme leur vérité nationale… y compris les tenants de la langue d’oc, c’est à peu près ce qui est imposé aux Ukrainiens pour favoriser les menées de l’OTAN (note de Danielle Bleitrach, traduction de Marianne Dunlop)

18 juillet 2021

Photo : Grigory Vasilenko/RIA Novosti

https://vz.ru/world/2021/7/18/1109346.html

La Cour constitutionnelle de l’Ukraine a rendu un arrêt qui montre clairement comment les autorités ukrainiennes considèrent les personnes qui s’identifient comme appartenant au peuple russe. Selon le libellé de la plus haute juridiction du pays, les Russes n’existent pas en Ukraine, ce qui signifie qu’ils n’ont pas besoin de droits ni d’une protection garantie par la loi. Comment cela s’est-il produit ?

Commençons par une citation : « …les citoyens russophones d’Ukraine ne représentent pas une unité sociale intégrale en tant que groupe ayant droit à une protection juridique en tant qu’unité ethnique ou linguistique, il s’agit d’une construction politique ». Telle est la décision de la Cour constitutionnelle de l’Ukraine.

Chaque mot est calculé. C’est “russophones”, et non “russes”, qui est important. Ils disent qu’il n’y a pas de Russes en Ukraine en tant que diaspora, en tant que groupe ethnique habitant les territoires de leur résidence historique. Il y a juste quelques russophones. Apparemment, ils ont spontanément appris à parler cette langue et à vivre de cette manière. Dieu sait qui ils sont du point de vue de l’origine ethnique, comment ils s’identifient.

En principe, le mot “russe” lui-même a longtemps fait l’objet d’une interdiction tacite en Ukraine, il n’est plus fixé que dans les documents. Tout d’abord, le mot lui-même n’existe pas dans la langue ukrainienne, il n’y a que “Russien”. Deuxièmement, alors que les autorités prétendent qu’il n’y a pas de Russes en Ukraine, l’opposition ukrainienne (OPZJ), qui défend prétendument les droits de ces mêmes Russes, tente de mentionner moins fréquemment la nationalité de ses électeurs (par crainte d’être accusée de séparatisme et de travailler pour une cinquième colonne). En fait, la CCU n’a même pas inventé ces russophones lui-même ; elle a simplement utilisé la terminologie des proclamations de l’OPZJ (voir ci-dessous).

Si auparavant c’était juste des paroles prononcées rituellement par des politiciens ukrainiens, cela est désormais inscrit dans la décision de la Cour constitutionnelle de l’Ukraine. La décision elle-même ne concerne pas en fait les habitants russes de l’Ukraine, mais une analyse de la constitutionnalité de la loi “sur la garantie du fonctionnement de la langue ukrainienne en tant que langue d’État” (ou, plus simplement, la loi sur l’ukrainisation).

Et pour comprendre d’où viennent les Russes, qu’il est désormais interdit de considérer comme tels, il faut se plonger pour un instant dans le marécage.

Une longue procédure bureaucratique

La Verkhovna Rada (VR) ukrainienne a elle-même approuvé la loi d’ukrainisation en avril 2019. Au cours de l’été de cette année-là, un groupe de députés de la Verkhovna Rada (pour la plupart issus de la faction OPZJ) a envoyé un appel à la Cour constitutionnelle afin de vérifier la constitutionnalité de la loi. En particulier, le pourvoi supposait que ” …de par les dispositions des articles de la loi […] l’accès des citoyens aux produits culturels dans leur langue maternelle est restreint, une atmosphère d’intolérance envers la diversité linguistique, historiquement inhérente au peuple multinational de l’Ukraine, est créée, la procédure d’utilisation des langues des minorités nationales de l’Ukraine n’est pas réglementée”. De plus, la loi a été adoptée en violation du règlement : les cartes des députés absents ont été utilisées pour le vote dans la salle.

Toutefois, l’opposition parlementaire n’a pas été la seule à protester contre cette loi à l’époque, en s’appuyant sur le soutien des électeurs des régions du sud-est de l’Ukraine (qui comptent traditionnellement un pourcentage élevé de russophones). D’autres minorités se sont également opposées à cette loi. La voix de la communauté hongroise de Transcarpathie et de Hongrie proprement dite était la plus forte parmi elles. Dès le stade de la rédaction du projet de loi, la Hongrie a commencé à faire des siennes en Ukraine (par exemple, en bloquant les sommets Ukraine-OTAN).

    Outre les Hongrois, les intérêts des Tatars de Crimée devaient être pris en compte : la loi sur l’ukrainisation n’était pas censée les affecter. Sinon, il aurait été difficile de prouver à l’UE que les Tatars de Crimée étaient opprimés par la Russie et non par l’Ukraine. Ce problème a été résolu par la loi récemment adoptée sur les peuples autochtones d’Ukraine. Les Russes, bien sûr, ne faisant pas partie des peuples autochtones.

En dehors de cela, la Commission de Venise et sa position sur cette loi ont posé problème. En bref, la commission a insisté pour modifier certains articles de la loi afin de les mettre en conformité avec la Charte européenne des langues régionales (dont la force juridique est supérieure à celle de la loi ukrainienne). De plus, dans la loi de ratification de cette charte (2003), l’Ukraine elle-même a énuméré les langues qui seraient protégées. La langue russe y est mentionnée.

Ce n’est pas la première fois que la Commission de Venise réprimande l’Ukraine pour sa russophobie juridiquement irrecevable. En 2017, la Commission a critiqué de la même manière la version actualisée de la loi sur l’éducation. La plupart des critiques concernaient la discrimination de la langue russe par rapport aux autres langues des minorités ethniques. À l’époque, l’Ukraine avait tenté de contourner les objections de la Commission en divisant les langues parlées en Ukraine en quatre groupes : les langues autochtones, l’anglais, les langues officielles de l’UE et les autres. Plus tard, la loi a également été examinée par la CCU et a été jugée constitutionnelle, mais la commission n’a jamais retiré ses objections.

Aujourd’hui, comme nous pouvons le constater, les autorités de Kiev ont décidé d’aborder la question sous un angle différent. Si l’Europe refuse d’accepter le “bonus” consistant à diviser les minorités ethniques en Ukraine en minorités “de première catégorie” (celles des États membres de l’UE) et “de seconde catégorie” (les Russes), alors faisons quelque chose de différent : déclarons que les Russes ne sont pas du tout une minorité ethnique. Et même pas, en fin de compte, pas un peuple.

Il y a un autre “hic” dans ce “marécage” – la Cour constitutionnelle elle-même. L’examen de la demande de l’adjoint a été retardé. Début novembre 2019, l’appel a été examiné par la grande chambre de la CCU, mais aucun verdict n’a alors été rendu. Après cela, les relations entre la CCU et les autorités se sont fortement détériorées. Un mois et demi plus tard, Zelenski a renvoyé le chef de la CCU, Oleksandr Tupitskyy.

La loi sur la langue n’était pas le seul point de friction entre la CCU et la rue Bankovkaia, mais le licenciement de Tupitsky est intervenu clairement après le retard pris par la loi sur la langue. Le juge intérimaire nommé pour le remplacer et les autres juges ont bien compris l’allusion –la loi est prête. La rumeur veut qu’elle soit prête depuis longtemps et que le bureau présidentiel le garde comme un atout dans sa manche.

Paranoïa et chasse aux sorcières

Revenons maintenant au libellé lui-même. Ainsi, selon la CCU et le bureau présidentiel, les Russes d’Ukraine ne constituent pas un groupe ethnique, mais une construction politique. Aujourd’hui, l’Ukraine lie la publication de la décision de la CCU au 16 juillet (quand les derniers paragraphes retardés de la loi sur l’ukrainisation entrent en vigueur) et également à la décision de la Cour suprême d’Ukraine dans l’affaire Tupitsky (son exclusion a été déclarée illégale). Cependant, il est possible que cette publication soit une sorte de réponse de Zelensky à l’article de Vladimir Poutine sur l’unité des peuples russe et ukrainien.

En fait, les Russes d’Ukraine se voient refuser le droit à toute forme d’unité et sont accusés de séparatisme caché. Vous n’êtes pas,disent-ils, une minorité ethnique, mais un agent d’influence collectif, défendant non pas leurs droits, mais ceux de la Russie sur l’Ukraine.

Et il est peu probable que ce soit la dernière mesure de ce type. En fait, les citoyens russes d’Ukraine sont déjà invités à accomplir des actes de repentance morale (dans l’esprit de la révolution culturelle en RPC), en renonçant à leurs propres racines ethniques et historiques, en se reconnaissant comme des Ukrainiens russophones imparfaits, etc.

    Jusqu’à présent, ces repentances sont principalement le fait des héros des scandales linguistiques (qui sont d’abord poussés à la haine de la langue ukrainienne par des restrictions et des interdictions, puis contraints de se repentir publiquement de leurs débordements). Si les Juifs avaient au moins eu un ghetto, les Russes n’ont plus rien.

La fonction publique, le secteur des services, le secteur des affaires – tous ces secteurs sont pratiquement des zones fermées pour les Russes en Ukraine : soit vous parlez ukrainien, soit vous ne travaillez pas. Et le fait que jusqu’à 29 % des Ukrainiens soient des locuteurs natifs du russe, et que presque tout le monde le comprenne couramment, ne change rien. Des dérogations sont possibles, mais c’est une question de temps. En outre, la situation ne cesse de se dégrader : on en arrive déjà aux empoignades.

La thèse selon laquelle les Russes ne constituent pas une minorité ethnique, ainsi que la thèse selon laquelle la possession de la langue ukrainienne est obligatoire pour un citoyen de l’Ukraine (également établie par la décision de la CCU) créent les conditions d’un nouveau serrage de vis : l’introduction du statut de citoyens inférieurs. Et peut-être même de territoires inférieurs, qui commenceront à être ukrainisés avec une diligence particulière.

    L’infrastructure est déjà en place : des tests de compétence linguistique sont déjà passés en Ukraine – même si, pour l’instant, ils ne sont obligatoires que pour les fonctionnaires, les éducateurs et les structures publiques. Cependant, rien ne les empêche d’être massivement imposés.

Le plus drôle est que, par sa décision, les autorités ukrainiennes ont essentiellement défini les Russes vivant en Ukraine comme leur ennemi collectif et leur ont déclaré la guerre. Ils reconnaissent ainsi leur unité en tant que groupe social – en le reconnaissant malgré leur refus de le reconnaître.

Zelensky et son entourage se comportent aujourd’hui comme Lord Voldemort qui, en apprenant une partie de la prophétie, a choisi Harry Potter parmi les deux garçons nés en juillet – comme une menace à traiter. Et ce faisant, il l’a marqué “…comme son égal”. Les Russes vivaient en Ukraine bien avant le showman Zelensky et le président Zelensky. Et vivront après. Mais c’est lui qui aura fait des Russes les ennemis de l’État ukrainien. Ce dont nous le félicitons. 

Remarque : cette situation dramatique (pour les russophones, ou Russes d’Ukraine, dont une grande partie vivent sur des territoires n’ayant jamais fait partie de l’Ukraine historique avant l’époque soviétique) est difficilement compréhensible pour les non-initiés. Moi-même ayant accueilli en classe dans les années 90 une jeune ‘ukrainienne’ en fait russophone et même russe originaire d’Odessa dont les parents fuyaient l’antisémitisme local, je ne savais pas encore où se situaient les frontières linguistiques dans ce nouveau pays indépendant qu’était devenue l’Ukraine. Mais lors de notre séjour à Odessa en 2014, comme nous le racontons avec Danielle dans URSS vingt ans après, j’ai été choquée qu’à la poste toutes les inscriptions soient en ukrainien, et aucune en russe, alors que 100% des gens autour de moi s’exprimaient uniquement en russe, leur langue maternelle.

Si je puis oser une comparaison, mais c’est juste pour faire comprendre, c’est comme si l’occitan étant devenu la langue officielle du sud de la France, et avec tout le respect que j’ai pour cette langue, on obligeait les parisiens à le pratiquer, ou au moins à l’apprendre, pour obtenir un travail. Et que l’on sanctionnait l’usage du français. Ou dans un rapport inverse, avec l’imposition du ch’timi (pardon, le picard).

En fait la langue ‘ukrainienne’ imposée aujourd’hui est un dialecte ukrainien occidental élevé au niveau de norme linguistique pour fédérer les différents parlers ukrainiens du pays, sachant qu’un tiers environ de l’Ukraine parle ukrainien, un tiers ‘sourjik’ (un créole russo-ukrainien) et un tiers le russe, y compris la plupart des élites de la capitale, viscéralement russophobes (allez comprendre …). Note de Marianne Dunlop

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