Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Pourquoi Moscou n’a pas encore l’intention de prendre Kharkov, par Piotr Akopov

La Russie a un but mais elle mène ses tactiques en fonction de ce que l’occident aveuglé par son auto-intoxication lui offre comme opportunité. Étant bien entendu que ledit occident a largement fait la preuve qu’il est incapable de vaincre militairement la Russie en Ukraine. Ce texte d’un commentateur brillant et proche du pouvoir effectivement illustre assez bien une stratégie qui utilise la faiblesse et les forfanteries de l’adversaire et en bon joueur d’échec déplace ses pièces après que l’adversaire ait joué les siennes. (note de Danielle Bleitrach traduction de Marianne Dunlop)

https://vz.ru/opinions/2024/5/21/1269102.html

“En ce qui concerne Kharkov, il n’y a pas de projet à ce jour”.

Ces propos de Vladimir Poutine sur ses intentions de prendre la deuxième ville d’Ukraine agitent depuis plusieurs jours les esprits des populations occidentales, ukrainiennes et, bien sûr, russes. Et chacun les interprète à sa manière.

Certains, essentiellement les patriotes “frileux” russes et les patriotes excités ukrainiens, écrivent que le président russe a renoncé à libérer la ville. Selon eux, Moscou a atteint les limites de ses capacités et n’est pas prête à s’emparer davantage des territoires ukrainiens ou à les libérer (choisissez la bonne réponse en fonction du pays représenté par le locuteur). Elle est tout au plus prête à créer une zone sanitaire le long de la frontière, afin de protéger les régions de Belgorod et de Koursk des bombardements.

D’autres estiment que Vladimir Poutine a seulement renoncé à prendre directement d’assaut Kharkov (qui comptait plus d’un million d’habitants avant la guerre). “Quiconque s’y connaît en tactique et en stratégie comprend qu’il est difficile et inefficace de prendre d’assaut une ville aussi grande”, explique Alexei Jouravlev, premier vice-président de la commission de la défense de la Douma. Et de nombreux experts sont d’accord avec lui : ils estiment qu’à l’heure actuelle, il convient soit d’occuper la périphérie de Kharkov et d’y attirer les réservistes ukrainiens, soit d’encercler la ville et de l’assiéger.

D’autres pensent que Vladimir Poutine a simplement rappelé les mots de Sun Tzu : “La guerre est la voie de la ruse”. Et avec sa déclaration sur Kharkov, il ne fait qu’induire en erreur l’Occident et l’Ukraine.

Les quatrièmes interprètent les choses de manière très simple, en insistant sur l’expression “à partir d’aujourd’hui”. Et ils disent qu’il n’y a pas effectivement de plans pour aujourd’hui, mais qu’il peut y en avoir pour demain.

Je pense que ces derniers sont les plus proches de la vérité. Non seulement la Russie n’a pas l’intention de prendre Kharkov aujourd’hui, mais elle ne sait pas non plus quels territoires elle va libérer en plus de ceux qui font déjà partie de son territoire. Et cette incertitude, curieusement, est un avantage stratégique pour Moscou.

Le fait est que la stratégie de l’Occident dans le conflit ukrainien est intrinsèquement faible et défectueuse. Tout d’abord, parce qu’elle est liée à la réalisation d’un objectif clair mais inatteignable : infliger une défaite stratégique à la Russie et la ramener aux frontières, si ce n’est de 2013, du moins de 2021. Et comme il est impossible d’atteindre cet objectif et qu’une tentative de rendre l’impossible possible (par exemple, l’envoi de troupes de l’OTAN en Ukraine) est vouée à la guerre nucléaire, l’Occident fait du sur-place. Il poursuit sa politique actuelle (par exemple, en imposant des sanctions et en organisant l’isolement diplomatique de la Russie), même s’il se rend compte qu’elle ne mène pas au succès.

Certes, certains dirigeants américains tentent de sortir de ce piège et d’assouplir la position occidentale – par exemple, par des déclarations du même secrétaire américain à la défense, Lloyd Austin, selon lesquelles l’objectif principal est de préserver la souveraineté de l’Ukraine, mais que les territoires auxquels cette souveraineté s’appliquera seront déterminés par le régime de Kiev lui-même. Cependant, une partie importante de l’élite occidentale – surtout l’élite européenne – continue d’aspirer à un objectif inatteignable. C’est tout simplement parce que cette partie est guidée par des motifs idéologiques plutôt que pragmatiques.

La stratégie de la Russie est beaucoup plus souple et variable. Moscou souhaite sincèrement un règlement militaro-politique du conflit en Ukraine, c’est-à-dire, pour faire simple, parvenir à un accord avec l’Occident et le régime de Kiev sur l’achèvement de la SVO avec la reconnaissance de nouvelles frontières russes. Dans le même temps, elle se rend compte que de telles négociations ne sont pas envisageables dans un avenir proche, ni même dans un avenir prévisible. Il n’y a personne (les élites occidentales actuelles s’en vont) et rien à négocier (Moscou n’est pas satisfait des lignes de contrôle actuelles). Dans le meilleur des cas, les négociations commenceront en 2025, et la Russie a pour tâche d’atteindre des frontières qui lui conviennent d’ici là.

Dans le même temps, les dirigeants russes (contrairement aux ultra-patriotes) ne se fixent probablement pas comme objectif obligatoire le démantèlement complet de l’État ukrainien avec un accès à la frontière russo-polonaise près de Lviv. Il se peut qu’il n’y ait pas assez de ressources pour cela et le Kremlin (contrairement à Bruxelles) n’est pas un fantaisiste, mais un pragmatique. Par conséquent, l’objectif de la Russie est de réduire le futur État ukrainien autant que possible en termes territoriaux, c’est-à-dire de prendre ce qui peut l’être. Idéalement, la côte de la mer Noire et toute la rive gauche. Dans la pratique, cela se décide au fur et à mesure. En d’autres termes, plus la Russie contrôlera de territoires, plus sa position sera forte avant les négociations (si l’Occident est prêt à négocier), la poursuite de l’endiguement de ce qui reste de l’Ukraine (s’il n’y a pas de solution politique au conflit), ou l’endiguement de l’OTAN sur les frontières repoussées le plus à l’ouest possible au cas où les territoires ukrainiens occidentaux feraient partie des États d’Europe de l’Est.

Il semblerait que Kharkov doive absolument être prise à ce moment-là, mais la flexibilité et le caractère unique de la position russe tiennent au fait qu’elle n’est pas obligée de prendre les territoires maintenant pour en prendre le plus grand nombre possible. Je me risquerais à dire qu’à l’heure actuelle, l’objectif de l’état-major russe est d’épuiser au maximum les réserves ukrainiennes et de détruire ce qu’il reste de l’armée professionnelle ukrainienne. On pense qu’une série de défaites militaires ajoutées aux problèmes économiques et à la crise de légitimité de Zelensky (qui a cessé d’être le président légitime de l’Ukraine le 21 mai) pourrait conduire à la déstabilisation du régime de Kiev. Et, par conséquent, à l’effondrement du front – après quoi les territoires seront beaucoup plus faciles à libérer. Y compris les grandes villes.

Donc oui, à ce jour, il n’est pas prévu de prendre Kharkov. Pour le moment.

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2 Commentaires

  • Michel BEYER
    Michel BEYER

    La stratégie de la Russie est beaucoup plus souple et variable. Moscou souhaite sincèrement un règlement militaro-politique du conflit en Ukraine, c’est-à-dire, pour faire simple, parvenir à un accord avec l’Occident et le régime de Kiev sur l’achèvement de la SVO avec la reconnaissance de nouvelles frontières russes. Dans le même temps, elle se rend compte que de telles négociations ne sont pas envisageables dans un avenir proche, ni même dans un avenir prévisible. Il n’y a personne (les élites occidentales actuelles s’en vont) et rien à négocier (Moscou n’est pas satisfait des lignes de contrôle actuelles). Dans le meilleur des cas, les négociations commenceront en 2025, et la Russie a pour tâche d’atteindre des frontières qui lui conviennent d’ici là.( texte de Piotr Akopov).
    Depuis longtemps, Regis de Castelnau dans “Vu du Droit” soutient la thèse que la Russie n’est pas pressée. Piotr Akopov tient sensiblement le même raisonnement. A quel niveau de relation vis à vis de V.Poutine et du gouvernement russe se situe Piotr Akopov? Il semble très proche.
    La guerre d’attrition menée par l’armée russe a pratiquement détruit le gros de l’armée ukrainienne. L’offensive dans la région de Karkov accentue la désorganisation ukrainienne. C’est toute la longueur du front qui semble affectée par cette offensive. Ceci étant, la Russie n’a certainement pas encore atteint tous ses objectifs, que sans se tromper ont peu résumer à la totalité des territoires des 4 oblasts désormais russes et aussi Odessa. La Russie veut-elle plus? Je ne crois pas. Par contre ce que je crois, c’est que les dirigeants russes veulent s’assurer de la sécurité de la Russie ( 4 oblasts compris). Dans le même temps ils veulent aussi la sécurité de l’Ukraine. Il est évident que l’alliance de celle-ci avec l’OTAN ne garantit pas sa sécurité. Paradoxalement, c’est la Russie qui est capable de là lui apporter.
    Avec qui discuter? Si peu qu’il était représentatif, Zelenski, depuis le 20 mai, n’est plus le représentant légitime de l’Ukraine. Au moment des négociations d’Istambul, en avril 2022, il l’était…Malheureusement les accords signés ont été par la suite rejetés. A quel moment, les dirigeants occidentaux vont-ils faire preuve d’intelligence? Le pronostic de Piotr Akopov est 2025, compte tenu de la façon de mener la guerre de la Russie, et du brouillard occidental.

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  • Michel BEYER
    Michel BEYER

    Les “experts”? occidentaux prétendent que Vladimir Poutine bluffe au sujet du nucléaire. Jusqu’où ira la provocation, De ligne rouge en ligne rouge, le danger se rapproche. Voici la déclaration de Sergueï Lavrov après les attaques avec des fusées à longue portée.
    « “Les armes américaines sont déjà utilisées contre un large éventail d’installations en dehors de la zone de combat”, a déclaré Lavrov. “Nous partons du fait que les armes américaines et d’autres armes occidentales frappent des cibles sur le territoire russe, principalement des infrastructures civiles et des quartiers résidentiels”.
    » Il a conclu sans détour que les pays occidentaux “mènent une guerre contre la Russie”, malgré toutes les positions officielles qui semblent dissuader Kiev de recourir à l’escalade avec des armes occidentales. M. Lavrov a déclaré que c’est quelque chose “que les Américains essaient de présenter à leur opinion publique ou aux membres de l’OTAN”. »

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