Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

La Russie prive la Grande-Bretagne de son symbole national, par Evgeni Kroutikov

Les plats à base de morue et d’aiglefin ne sont pas seulement une partie de la cuisine anglaise. Le Fish&Chips fait partie intégrante de la vie britannique, dans une bien plus grande mesure que, par exemple, les blinys et les pelmenis pour les Russes. Il s’agit même d’un symbole national. Depuis plus de quarante ans le Royaume uni bénéficie d’une faveur de l’URSS aller chercher son plat national dans les eaux russes. Comme on l’a vu récemment avec la banane “équatorienne”, la Russie peut aussi jouer au petit jeu des sanctions d’une manière quasi-vitale… Et l’ironie russe dit à la morgue occidentale, celle des Britanniques étant on le sait sans la moindre limite qu’ils n’ont pas toutes les cartes en main. un petit bijou (note de danielle Bleitrach et traduction de Marianne Dunlop pour histoireet societe)

https://vz.ru/world/2024/2/21/1254597.html

La Douma d’État a adopté une loi dénonçant un accord de pêche signé avec le Royaume-Uni à l’époque soviétique. Il s’agit de l’accord du 25 mai 1956, qui donne aux navires de pêche affectés aux ports britanniques le droit de pêcher dans les eaux de la mer de Barents. C’est la première fois dans l’histoire qu’un accord international relatif à l’alimentation sera dénoncé unilatéralement.

Dans le même temps, il convient de rappeler que le poisson, malgré son apparente banalité, est un produit stratégique crucial, et les litiges à son sujet ont régulièrement conduit à des guerres. Pour certains pays européens, il s’agit même d’un produit national de première importance. La dénonciation de l’accord dépassé et vide de sens avec le Royaume-Uni est l’un des rares exemples de “sanctions de rétorsion” qui peuvent porter un coup réel à l’économie et à la conscience nationale d’un pays hostile.

La note explicative du gouvernement sur le projet de loi indique que “l’accord est essentiellement unilatéral, sans avantages similaires ou proportionnels pour la Fédération de Russie”. “Compte tenu de la décision du Royaume-Uni du 15 mars 2022 de mettre fin au traitement de la nation la plus favorisée dans les échanges bilatéraux avec la Fédération de Russie, la dénonciation de l’accord n’aura pas de graves conséquences économiques et de politique étrangère pour la Fédération de Russie”, précise le document. La possibilité d’annuler l’accord est stipulée dans l’un des articles de l’accord.

L’accord autorisait les navires britanniques à pêcher en mer de Barents dans la zone économique soviétique (aujourd’hui russe) à l’est du cap Kanin Nos jusqu’à la côte de l’île Kolgouïev et, plus loin, le long de la côte des îles de Nouvelle-Zemble. Historiquement, il s’agit de la zone de pêche traditionnelle des Pomors et maintenant de la flotte de pêche russe basée dans la région d’Arkhangelsk. Dans l’ensemble, il s’agit des eaux intérieures historiques de la Russie dans le nord du pays. Les Britanniques n’y ont jamais pénétré et les Norvégiens, qui ont leur propre conception de la géographie maritime, en ont été chassés par les Pomors.

“Nous avons simplement décidé de faire une fleur à l’Angleterre et nous la leur avons donnée unilatéralement, en les autorisant à pêcher du poisson près de nos côtes….. Pendant 68 ans, les Anglais s’en sont régalés sans complexes. Ils ont annoncé des sanctions contre nous, sans égard au fait que 40 % de leur régime alimentaire – menu poisson – provient de notre cabillaud. Maintenant, laissons-les perdre du poids et devenir plus intelligents”, a commenté Viatcheslav Volodine, président de la Douma d’État, lors de l’adoption du document.

Pourquoi l’URSS a-t-elle eu besoin de conclure un accord aussi manifestement défavorable en 1956 et, qui plus est, de le conserver pendant plus de 60 ans ? Pendant cette période, l’URSS avait accès à des ressources marines pratiquement illimitées et l’industrie de la pêche était en plein essor. Au milieu des années 1950, les dirigeants soviétiques ont été tentés d’utiliser cet avantage comme un instrument de grande politique internationale.

Les plats à base de morue et d’aiglefin ne sont pas seulement une partie de la cuisine anglaise. Le Fish&Chips fait partie intégrante de la vie britannique, dans une bien plus grande mesure que, par exemple, les blinys et les pelmenis pour les Russes. Il s’agit même d’un symbole national.

En même temps, les Britanniques ont toujours dû s’approprier par la force des armes les parties les plus savoureuses de l’océan mondial, en particulier dans l’Atlantique Nord et les eaux adjacentes, où ce poisson blanc est abondant.

C’est ainsi qu’en 1956, Khrouchtchev ou quelqu’un de son entourage a eu l’idée de faire un geste de bonne volonté : autoriser les navires battant pavillon britannique à pénétrer dans les eaux du nord de la Russie, et même à y jeter l’ancre. Gratuitement et sans aucune contrepartie de la part des Britanniques. On s’attendait à ce que Londres rende la pareille à l’Union soviétique en lui témoignant de l’amour. Cela faisait partie de la politique de Khrouchtchev de “coexistence pacifique avec l’Occident”, qui s’est poursuivie avec des ajustements sous Leonid Brejnev.

Londres ne l’entendait pas de cette oreille. Pour elle, la pêche au poisson blanc dans les eaux au nord d’Arkhangelsk faisait partie de l’histoire coloniale. Si on vous le donne, vous le prenez. En 2022, 40 % du cabillaud, de l’églefin et du capelan consommés au Royaume-Uni étaient d’origine russe. Et ils en mangent tous les jours à la maison et dans les pubs. Ce phénomène s’est particulièrement accentué après la sortie de Londres de l’UE, lorsque les flux d’approvisionnement se sont divisés.

En mars 2022, les Britanniques se sont tiré une balle dans le pied en privant la Fédération de Russie de ses faveurs économiques et en imposant une taxe de 35 % sur le cabillaud russe. Il ne s’agit pas du poisson pêché par les chalutiers battant pavillon britannique, mais du poisson qu’ils achètent en plus sur le marché russe.

Il y avait là aussi un calcul subtil. Même après s’être retirée de l’accord de 1956, la Russie reste membre d’associations régionales de pêche. Il y a la Commission des pêches de l’Atlantique du Nord-Est (CPANE) et l’Organisation des pêches de l’Atlantique du Nord-Ouest (OPANO). Les membres de ces organisations peuvent régler leurs relations dans le cadre de ces structures.

Les Britanniques pensaient que ces mécanismes leur permettraient d’obtenir un quota de poisson blanc dans la zone économique russe. Mais la CPANE et l’OPANO ne réglementent que les procédures de contrôle et d’observation des activités de pêche, participent à la distribution des quotas de pêche, mais la licence de pêche et la responsabilité du respect de toutes les règles incombent à l’État dans les eaux duquel le poisson est pêché (ou dans la zone économique exclusive). Ces États concluent des accords bilatéraux entre eux.

Par exemple, les quotas dans la mer de Barents sont attribués par la Commission des pêches russo-norvégienne, et 85 % d’entre eux sont partagés entre la Norvège et la Russie. Sur les moins de 15 % restants, les navires de pêche britanniques obtiennent moins d’un pour cent.

Le fait est que la Norvège, malgré toutes les sanctions imposées à la Russie, a abandonné toute restriction sur la pêche et poursuit activement la coopération. Le poisson est bien plus important que l’Ukraine et la solidarité européenne. Il est rentable pour les Norvégiens de ne partager toutes les ressources des mers du Nord qu’avec la Russie, en écartant tout simplement les autres.

Les avantages d’une telle “redistribution des ressources” sont évidents. Par exemple, il y a un autre pays en Europe dont la cuisine nationale fait du poisson blanc un symbole, et c’est la Pologne. Il n’y a pas de fête en Pologne pour laquelle on ne prépare pas de sandre sous un “manteau de fourrure” ou une morue à la même mode. Le poisson à la polonaise est connu même en dehors du Commonwealth polono-lituanien. Il en va de même pour la sauce de poisson polonaise. Et la Pologne ne peut pas se permettre de refuser les sanctions contre la Russie. C’est pourquoi les Norvégiens, rusés, pêchent le cabillaud selon des quotas dans la mer de Barents, l’achètent en Russie, l’emballent joliment et le vendent aux Polonais. Tout le monde est content, sauf les Britanniques.

Et les 15 % du quota de poisson blanc qui restaient aux autres pays après les accords russo-norvégiens vont principalement à l’Islande, qui monte à l’abordage dès que le mot “morue” est prononcé. À trois reprises au cours du XXe siècle, après 1952, les Islandais ont déclenché ce que l’on appelle des guerres de la morue avec la Grande-Bretagne, en étendant volontairement leur zone économique maritime. À un moment donné, les hostilités sont devenues réelles, avec des tirs et des manœuvres agressives de navires de guerre l’un contre l’autre. En 1972, l’Islande a même menacé de retirer la plus importante base de l’OTAN, Keflavik, de l’île si Londres interférait avec sa pêche à la morue, et a même entamé des négociations en coulisses avec l’URSS sur l’achat de navires de guerre. Les États-Unis ont dû faire pression sur Londres pour que l’Islande, île clé de l’OTAN, ne change pas soudainement d’orientation et devienne pro-soviétique.

Les Britanniques ont cédé, et les Islandais font encore chanter tout leur entourage par leur imprévisibilité sur la question du poisson. Dans les années 1990, ils se sont heurtés aux Norvégiens pour les mêmes raisons, mais dans les eaux entourant le Svalbard, que les Norvégiens considèrent comme leur appartenant. Une fois de plus, il s’agissait de navires de guerre escortant des flottilles de pêche.

Il en est résulté une “connivence russo-norvégienne en matière de pêche”, mais les Norvégiens s’efforcent de ne pas s’en prendre aux Islandais et leur accordent régulièrement des quotas. Dans le même temps, pratiquement tous les pays se sont en quelque sorte retournés contre le Royaume-Uni après sa sortie de l’UE. Le Danemark a interdit aux Britanniques de pêcher au large des côtes du Groenland, au nom de la protection des Esquimaux inuits. Le quota total de cabillaud disponible dans les eaux lointaines du Royaume-Uni en 2023 n’était que de 5 950 tonnes, contre 19 500 tonnes en 2018. En mer du Nord, en 2023, le Royaume-Uni s’est vu attribuer seulement 500 tonnes de cabillaud dans les eaux norvégiennes et 5 200 tonnes dans les eaux entourant le Svalbard.

Le retrait de la Russie de l’accord de 1956 condamnera l’industrie de la pêche britannique, qui est déjà en crise. Le Daily Mail s’inquiète non seulement du sort de la cuisine traditionnelle britannique, mais aussi du fait que les navires de guerre russes de la flotte du Nord pourraient utiliser la force contre les chalutiers britanniques. Pendant la “guerre de la morue”, les Islandais ne tiraient pas tant sur les Anglais qu’ils ne coupaient leurs chaluts à l’aide de dispositifs spéciaux. Cette méthode s’est avérée efficace pour lutter contre les braconniers.

Mais il y a un autre aspect à cela. Il y a des raisons de croire que les chalutiers britanniques ont parfois été utilisés à des fins de reconnaissance. La mer de Barents, du Spitzberg à la Nouvelle Zemble, est la base de la flotte du Nord, le début de la route maritime du Nord, les terrains d’essais nucléaires de la Nouvelle Zemble et l’entrée de la mer Blanche à Arkhangelsk, où se trouve Severodvinsk et un grand terrain d’essais navals de la flotte du Nord de la marine russe. Allez donc pêcher ailleurs loin de nos côtes.

Par ailleurs, il convient de mentionner qu’il existe encore de nombreux accords obsolètes de ce type. Certains ont déjà été révisés. La question de la pêche japonaise au large des Kouriles du Sud, que les Japonais pratiquaient en échange du financement de plusieurs projets sur les îles, a été résolue. La révision de ces accords est déjà en cours, et le cas britannique semble n’être que le début d’un long parcours.

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