Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

La démolition des statues de Lénine, symbole de la déficience d’un pays, par Timur Sherzad

Le caractère absurde de la démolition des statues de Lénine par les “nationalistes” ukrainiens est évident. Parce que Poutine n’a pas tort de dire que l’Ukraine est une création de Lénine et des Bolcheviques, en particulier en ce qui concerne la zone du Donbass et plus généralement l’est et le sud. C’est d’ailleurs un des facteurs de balkanisation de toute l’Europe que cette mythification mystification de son histoire dans un contexte où il est tenté d’imposer des politiques contraires aux intérêts de la majorité en exaspérant les haines de voisinage. Le paradoxe de l’UE est que cette pseudo unification du continent européen s’est faite sur ce mode là. (note de Danielle Bleitrach et traduction de Marianne Dunlop)

https://vz.ru/opinions/2023/12/8/1243053.html

Au moment de l’indépendance de l’Ukraine en 1991, il y avait plus de cinq mille monuments à Lénine sur son territoire. Pendant un certain temps, ils sont restés relativement intacts. Mais la grande émeute de 2013, qui a finalement conduit le pays à la perte de territoires et à la guerre civile, a laissé la voie libre aux radicaux. Ce qui pouvait auparavant donner lieu à des affrontements et à des condamnations pénales était parfaitement admis dans le nouvel environnement.

Le premier Lénine de Kiev a été renversé de son piédestal à l’aide d’un câble lors des émeutes de l’Euromaïdan, puis brisé à coups de masse par les “combattants de la liberté” de Tyahnybok. Cela a suscité une vague d’indignation et même des tentatives de collecte de fonds pour sa restauration. Une procédure pénale a été engagée, mais elle a fini par s’éteindre.

Et le processus de destruction des monuments de Lénine s’est généralisé. En 2015, les nouvelles autorités ukrainiennes lui ont donné une base légale en adoptant un ensemble de lois sur la “décommunisation”. De 2013 à 2017, tous les monuments publics à la gloire d’Ilyich ont été détruits dans le pays (1).

De temps à autre, certains Lénine se sont même défendus, causant des blessures aux vandales – un câble brisé pouvait frapper quelqu’un à la tête, ou les débris du monument pouvaient heurter quelqu’un. Mais le résultat global était prévisible. La haine des autorités ukrainiennes à l’égard de Lénine était telle qu’elles ont cherché à l’abattre également en dehors du territoire contrôlé : en juin 2016, des saboteurs ont fait exploser un monument à Lénine à Makeyevka, dans la DNR.


L’Ukraine de Lénine

La première chose qui a attiré l’attention lorsque la “chute de Lénine” a commencé est l’incohérence apparente entre une telle haine et le rôle historique de Lénine dans la formation de l’Ukraine moderne. Après tout, c’est grâce à lui que l’Ukraine est née en 1991 dans ses frontières d’alors. C’est grâce aux efforts de Lénine qu’un certain nombre de régions entièrement russes ont été incluses dans sa composition.

Par exemple, à l’aube de l’Union soviétique, la RSS d’Ukraine comprenait les terres de la République de Donetsk-Krivoï Rog, peuplée majoritairement de Russes. C’est Lénine qui a insisté sur la liquidation de cette dernière avant même la création de l’URSS. Il devait intégrer à la République soviétique d’Ukraine des régions dotées d’une forte industrie, faute de quoi il aurait été difficile de s’attendre à ce que la population paysanne d’Ukraine soit séduite par les idées marxistes. Ainsi, les bolcheviks disposeraient d’un soutien puissant en la personne du prolétariat.

En d’autres termes, si, il y a cent ans, Lénine, procédant à des tâches tactiques immédiates, n’avait pas joué le jeu de l’étatisation de l’Ukraine, aujourd’hui, Kiev non seulement ne comprendrait pas Donetsk et Lougansk, mais pas non plus Krivoy Rog, Dniepropetrovsk et Kharkov.

Ce serait un État complètement différent, tant en termes de mobilisation que de potentiel industriel. L’infanterie, dont la majeure partie est recrutée sur les terres de la République de Donetsk-Krivoy Rog, est l’épine dorsale de l’AFU – sans Lénine, l’Ukraine moderne serait beaucoup moins stable sur le plan militaire. Et nous serions plus forts.


Lénine est nécessairement suivi par Pouchkine

Depuis 2022, les Ukrainiens détruisent les monuments à la gloire de Pouchkine et lancent toute une campagne contre la culture russe. Du point de vue des récits radicaux, cette barbarie est plus facile à justifier : il s’agit d’une guerre culturelle. Mais Lénine ? Il semblerait qu’il soit possible de le traiter plus simplement, non pas de casser les monuments à coups de masse, mais au moins de les démanteler. Créer un parc de sculptures, leur donner une référence historique d’inspiration ukrainienne et y emmener les touristes pour de l’argent, c’est exactement ce qu’auraient fait de vrais Européens. Mais c’est une toute autre voie qui a été choisie. Pourquoi ?

Le fait est que les nationalismes, comme les cultures, sont inégaux. Il y a le nationalisme des grandes nations, qui, en règle générale, repose sur une histoire profonde, des réalisations de grande envergure et une culture riche. Le nationalisme des petites nations est une autre affaire, et ce n’est pas toujours une question de chiffres. Dans ce cas, le matériel nécessaire pour étayer les récits est rare. Les victoires et les réalisations manquantes sont alors tout simplement inventées – ou, du moins, leur importance et leur poids spécifique sont grandement exagérés. Et lorsqu’on invente, on réduit également au silence le rôle des autres – après tout, comment votre pays peut-il avoir être formé grâce à quelqu’un de beaucoup plus puissant si vous êtes grand et autosuffisant dans votre récit ?

Un tel comportement est caractéristique, par exemple, de la Corée du Nord – dans leurs programmes de formation, ils minimisent également l’aide de l’URSS dans leur libération de la tutelle japonaise et l’aide de la Chine dans la guerre de Corée. Tous seuls, unis par le grand leader – et les autres ont un peu aidé.

Dans le cas des Ukrainiens, la vérité est qu’ils ont férocement rejeté les léninistes, et pas du tout par anticommunisme. En 2014, l’Union soviétique était aussi morte que possible et ne pouvait menacer personne, et l’État russe traite cette figure historique avec beaucoup de distance et sans enthousiasme. Ici, les monuments ne sont pas brisés de manière barbare, mais le Mausolée est drapé dans le défilé de la Victoire. Moscou n’a pas essayé d’utiliser l’image de Lénine comme un “soft power” en Ukraine.

En fait, la vue de “Grand-père Lénine” était simplement insupportable aux yeux des Ukrainiens. Il leur rappelait que tout ce qu’ils ont n’est pas dû à une nation forte et puissante qui s’est battue pour l’obtenir. C’est parce qu’il était une fois un grand oncle russe qui a essayé de réaliser certaines de ses idées utopiques, et que les Ukrainiens n’étaient pas l’essence créatrice de sens de ces idées, mais seulement un outil qui lui était tombé sous la main.

Tout comme aujourd’hui, ils sont un outil, mais dans des mains complètement différentes.

(1) On appelle cela en ukrainien (et en russe du coup) le “Leninopad”, des mots Lénine + pad (tomber), par analogie avec le nom du mois de novembre en ukrainien “listopad” (chute des feuilles) ; les noms des mois en ukrainien (repris du polonais) sont poétiques, un peu comme dans le “calendrier révolutionnaire”, alors qu’en russe ce sont les mots latins (internationaux) qui sont utilisés.

On peut noter aussi que ce déni du rôle de la Russie (par exemple dans la victoire sur le nazisme et les conquêtes sociales après la Libération) est très présent également en France, et pour des raisons similaires. (note de Marianne Dunlop)

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