Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Civil War, l’Amérique comme une grenade dégoupillée mais l’Amérique autojustifiée… par le spectacle…

Ce film a quelques mérites mais l’incapacité politique à penser ce qui arrive dans cette marche sur l’Amérique témoigne aussi de la difficuté de se renouveler… Le réalisateur Alex Garland n’est pas Francis Ford Coppola et il ne nous livre pas un Apocalypse now. « Civil War » a connu un grand succès aux Etats-Unis, ce thriller de fiction politique d’Alex Garland imagine les Etats-Unis aux prises avec une guerre civile. A ce que l’on comprend la Californie et le Texas sont unis dans la lutte contre un gouvernement fédéral et cette union qui livre l’assaut final contre la maison blanche porte le nom révélateur d’armée de l’occident. La Californie et le Texas, est l’alliance en réalité la plus improbable qui se puisse imaginer en matière de polarisation entre démocrates et républicains, mais il est vrai que le vote des crédits militaires récents montre que l’improbable n’est plus américain. Dans la fiction, le pays dirigé par un président, qui en est à son troisième mandat et qui compte bien rester là alors qu’il est comme un zombie intégral. Pourquoi un tel succès, on se dit que les élections présidentielles du 5 novembre et la caricaturale campagne à laquelle elle donne lieu n’y sont pas étrangères comme d’ailleurs la capacité à se faire peur comme à Guignol, la catharsis impérialiste…

Pour une fois ça se passe chez eux…

D’ailleurs le côté sympa de l’affaire c’est que pour une fois ce n’est pas dans une terre lointaine que l’Amérique est allée porter son goût du spectacle de la guerre, sa soif de fin du monde, mais chez elle. Même s’il demeure toujours des gens devant leur télé convaincus qu’il ne se passe rien et que le président a réussi à vaincre la rébellion… Le film qui dure près de deux heures a une unité de temps : les quatre jours durant lesquels un groupe de reporters de guerre tente de rejoindre Washington pris d’assaut pour y interviewer un président assiégé.

et ce sur le mode d’un road movie… le cri de liberté par la route…

Ce goût adolescent pour les grands espaces américains est, on le sait, irrésistible et on ne peut s’empêcher d’admirer la vitalité de ces cinglés intégraux que sont, il faut l’avouer, les citoyens de ce bordel gigantesque, parce que tout au long du périple nous sommes en plein chaos. Ce qui est assez bien vu en matière de guerre c’est que personne ne sait quand ça a commencé, il n’y a plus d’idéologie, comme le dit un des tireurs bloqué par un autre tireur, les reporters pris sous le feu interrogent le militaire en tenue de camouflage s’il connait le camp auquel appartient celui qui le vise : “il y a un gars qui tire en face et il faut que je l’abatte si je veux pouvoir sortir de là”... Ou encore: « Quel genre d’Américain êtes-vous ? » demande aux malheureux reporters l’un de ces soldats alimentant un gigantesque charnier à coup de pelleteuses, et qui est voué à tirer presque à vue contre un ennemi aux contours insaisissables. Et ce sont les passages du film qui résument le mieux les angoisses des Américains, ce qu’ils ont exporté …

Les reporters qui se lancent dans ce voyage, le road movie et sa revendication à la liberté sont aussi en plein film initiatique, la petite troupe sympathique représente des âges et des expériences diverses de la même pulsion face à l’horreur : prendre les meilleures images, être les premiers sur le coup et faire taire les émotions qui empêchent d’avoir le réflexe mais avec l’ultime capacité à la coopération, celle de la survie de la jeune fille qui porte en elle le sens…

Si l’on ajoute à ce que “civil war” peut présenter d’intérêt le fait que la tendance hollywoodienne à retrouver des personnages qui ne soient plus sortis des séries Marvel mais redevenus des êtres humains de chair et de sang, d’où bien sûr notre clin d’oeil à Apocalypse Now. D’ailleurs la jeune fille qui débute et nous initie à l’apprentissage comment prendre une photo en surmontant ce qui vous pétrifie, la peur, l’écœurement, est une découverte de Sofia Coppola, elle s’appelle Cailee Spaeny. La relation qu’elle noue avec la femme grand reporter (Kirsten Dunst) qui sait avoir perdu la foi dans le métier et qui est partagée entre le refus de laisser l’enfant entrer dans la carrière et la conscience quasi maternelle, peut-être autre chose, de devoir la protéger au prix de sa vie qui n’a pas plus de sens que cette guerre. Si tout se noue autour de ces deux femmes comme un film d’initiation au cours d’un voyage dans et vers la mort, les personnages “secondaires” sont également soignés pour nous donner à voir ce périple dans une Amérique qui fait songer non seulement à elle-même mais à la capacité de nuisance que peut avoir une grenade dégoupillée.

Les spectateurs américains entre pop-corn et coca light, se retrouvent presque inconsciemment plongés dans une séance de psychanalyse collective grâce à ce film …

Ce voyage dans lequel se sont lancés ces reporters les confronte à une explosion des plus bas instincts justifiés par le fait que c’est le seul moyen de survivre. Est également bien vu, toujours dans le cadre de cette psychanalyse collective la manière dont cet enfer de jouissances est l’autre face d’un conformisme étouffant et de ce point de vue ce qui unit ces voyageurs outre la volonté d’avoir les meilleures photos, c’est de préférer cet apocalypse au moralisme étroit qui anéantit la vie, interdit la jouissance… C’est sur le même mode que pour le vieux reporter préférer finir dans une fusillade sans foi ni loi, que dans un fauteuil roulant dans un asile de vieux en train de se décomposer. Il n’y a dans ce monde-là aucune place pour les vieillards, les faibles, sinon la messe du dimanche et le puritanisme, l’abandon des corps décrépits, la seule vie est dans la guerre, la violence de tous contre tous, sans aucune véritable raison.

Pas la moindre perspective pour cette introspection de masse avec le spectacle de la violence qui apaise et autojustifie …

Pourtant, c’est là que s’arrête ce que l’on peut attendre de ces deux heures frénétiques sans le moindre temps mort, mais qui multiplie les cadavres, avec les angles les plus saisissants… le fait que ça s’étripe à qui mieux mieux, d’images choc en images choc et que l’on ignore totalement ce qui oppose les camps peut être considéré comme le maximum de réalisme sur les enjeux de la présidentielles mais aussi des guerres de l’empire dans lesquelles nous sommes engagés… Une illustration de la violence quand la perspective politique a disparu… Mais cela relève aussi de la complaisance hollywoodienne à nous faire jouir de la guerre comme spectacle, but en soi et nous faire nous identifier à ceux qui peuvent la contempler et trouver leur finalité ultime dans une pseudo objectivité du regard qui est en fait l’ultime jouissance, celle qui s’autojustifie de vouloir la guerre. D’ailleurs vous remarquerez que le seul endroit où le groupe de reporters et sa jeune héroïne connaissent un semblant d’ordre et de protection c’est dans l’armée, celle qui va jusqu’à exécuter le président les intègre comme dans l’assaut irakien contre Sadddam Hussein…

Cela nous dit beaucoup de la manière dont un candidat démocrate ou socialiste en France peut s’identifier totalement aux marchands d’armes et nous chauffer à blanc vers la guerre…

En fait l’Amérique réelle est comme la France, l’Europe, qui contemple incrédule les écrans en se bourrant de pop corn et en agitant des petits drapeaux, ce qui se passe en Ukraine, à Gaza et autre lieux, dans une violence de basse intensité qui n’a rien à voir avec celle qu’elle exporte partout dans le monde. Donc on peut dire que comme la France, elle joue à se faire peur, après avoir empoisonné sans état d’âme des terres lointaines, elle a vaguement conscience d’un effet boomerang. Mais suivez bien la démonstration dans sa tartufferie, la même que la nôtre : ce qu’il faut éviter à tout prix reste étranger à l’Amérique, Garland a fait référence dans ses interviews à Pol Pot et aux Cambodgiens mais n’a pas parlé du rôle de Kissinger bien sûr. Un des reporters dans le film lui parle de Ceaușescu et là c’est le spectacle du faux charnier de Timisoara tandis que dans le silence des médias a lieu le massacre de près de 3000 personnes avec l’opération “juste cause” gérée par la CIA dirigée par Bush père au Panama… Et tous les spectacles du même tonneau remontent à la mémoire y compris ce qui se serait passé à Bucha pour recouvrir la rupture des négociations et l’assassinat même de l’un des négociateurs, remonte comme un remugle ce qui pourrit l’actuelle Roumanie, la haine de l’UE identifiée à l’OTAN qui n’a plus que le fascisme pour se dire…

Mais il y a aussi l’inconscient des États-Unis, l’esprit de croisade (on sait que le cannibalisme qui terrifiait tout l’Orient et Byzance était le fait des misérables hordes qui suivaient les chefs croisés), de même la guerre de sécession s’est accompagnée d’atrocités dans les zones les plus incertaines, hors les champs de bataille et blocus officiels.

Face à cet assaut final, on se demande vaguement qui est à la maison blanche et n’en réchappera pas parce que l’ordre (venu de qui?) est de l’exécuter.. Biden ou Trump, ça n’a pas grande importance entre nous c’est du pareil au même… de temps en temps, il m’arrive de suivre la campagne et c’est un peu comme en France en pire… ceux qui caracolent en tête sont de fait interchangeables même si on feint d’en rapprocher les résultats d’une fin programmée de nos libertés, voire d’une possible guerre civile…

Film Critic Harlan Jacobson reviews 'Civil War' | WBGO

Nous sommes interpellés et il y a d’autres regards…

Depuis quelques temps, je vous parle du regard décalé venu du sud, de la manière dont il interroge notre complaisance sur nous-mêmes. Il y a chez la plupart de ces cinéastes un hommage à la capacité de certains grands du cinéma américain, européen, à des acteurs proches de l’hystérie comme Brando, à dénoncer leur pays et eux-mêmes, puisque j’ai parlé de Coppola je revois comme nous tous Brando enfoncé dans l’obscurité et exprimant l’horreur absolue… Ou encore bien sûr les carrières brisées d’Orson Wells et tant d’autres… Mais il y a aussi une distanciation au sens brechtien du terme qui invite à un ré-apprentissage du regard…

Dans ce film, la description d’un pays en plein chaos est loin de répondre à cette invite qui est politique… Nous sommes en pleine justification de notre sens du spectacle et de la narration autojustificative… Nous sommes en train de crever en France de cette autojustification permanente même quand comme dans ce film nous prétendons dénoncer la guerre ou soutenir une cause du féminisme au droit des palestiniens, nous ne partons jamais de ce qui peut être fait collectivement, mais d’un espèce de voyeurisme dans lequel nous ne serions que spectateurs de l’indignité des autres.

C’est pourquoi une critique de Civil war qui se contenterait de stigmatiser la complaisance d’Hollywood qui trouve dans le spectacle qu’elle offre l’apologie de sa démocratie, avec le sacrifice assumé des héros du photojournalisme sans jamais s’interroger réellement sur ce que l’on sait depuis la guerre au Vietnam, celle en Irak et qui est décrit dans le film la manière dont l’armée américaine emmène sa presse accréditée quitte à tuer les indépendants qui ne participent pas du narratif. Le film joue avec cette réalité mais il la dédouane à travers le récit d’un apprentissage et la bonne conscience que cela permet. Dire cela ne suffit pas…

Il est plus important de mesurer ce que nous avons, nous Français, de commun avec cette utilisation des clichés pour nous blanchir de nos turpitudes… Paradoxalement, il y a dans le cinéma italien comme un vestige du communisme, une capacité politique parce qu’il y a encore la fierté d’appartenir à la classe ouvrière… Alors que dans le petit monde mondain de notre “culture” le prisme est autosuffisant comme ici, c’est l’entre-soi du photo-journalisme, ou des révélations sur les mœurs du cinéma lui-même.

Attention il ne s’agit pas seulement d’un aspect formel, il ne suffit pas de dénoncer les clichés autour des reporters de guerre et de l’objectivité. On ne peut pas être l’ennemi des clichés, cela fait partie de l’écriture, de l’échange avec le lecteur ou le spectateur, puisque le renouvellement part souvent comme dans le cinéma asiatique de la contemplation d’un paysage, d’une histoire devenue patrimoine mais questionné par la camera sous un autre angle par le personnage qui ne sait plus … Autre chose est le cliché par lequel un groupe se place au cœur de la justification de ce qui est comme le moins pire… Pour mieux éviter de se poser les questions politiques, pour éviter que soient bouleversées les certitudes tout en feignant d’être irréprochables, le conformisme au cœur de la “dénonciation”…

Danielle Bleitrach

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1 Commentaire

  • un prol parmi
    un prol parmi

    très perspicace. rien à dire, si ce n’est que tout cela mérite d’être lu par tout le monde !

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