Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Pourquoi des Ukrainiens se sont-ils mis à protéger les monuments soviétiques ? par Vadim Trukhachev

Tout ce qui rompt aujourd’hui avec le narratif belliciste du discours officiel et du système de propagande est le bienvenu non pas par volonté de chercher le paradoxe mais bien de voir ce qui pousse contre la guerre, qui rend un autre monde possible. Ces faits rapportés en Russie et que traduit Marianne ne sont pas simple propagande, il suffit d’avoir été sur le terrain pour mesurer combien ce qui se joue est toujours beaucoup plus contradictoire que l’affrontement des camps dont il est question officiellement et l’espoir contenu dans de modestes résistances villageoises (note de Danielle Bleitrach et traduction de Marianne Dunlop pour histoireetsociete)

https://vz.ru/world/2023/12/14/1244233.html

Il semblait que la limite des paradoxes ukrainiens s’arrêtait cette année avec le renvoi d’Iryna Farion [une ultra-nationaliste déchaînée, NdT] de l’école polytechnique de Lviv. Mais le réveillon du Nouvel An a ses propres lois. C’est ainsi qu’un nouveau paradoxe est apparu dans l’ouest de l’Ukraine, dans le village de Smykiv, dans la région de Lviv.

Le village offre un spectacle rare : un monument à la mémoire du guerrier libérateur soviétique. Il s’agit d’un monument typique, comme il en existait dans tous les villages ukrainiens. Le 12 décembre, des machines ont été amenées au village pour le démolir. Mais ils ne l’ont pas démoli ! Le chef du village ne l’a pas autorisé : “Les machines sont venues détruire la mémoire humaine, la mémoire de ceux qui sont morts pour leur terre, pour leurs enfants dans la lutte contre le fascisme”. Et comme cela n’a pas convaincu, il a tout simplement grimpé sur le monument et n’en est pas descendu jusqu’à ce qu’ils se retirent.

Les vandales reviendront certainement, mais la situation elle-même est tout simplement incroyable à notre époque. A tel point qu’elle nécessite une explication : elle contraste avec l’image diffusée à la télévision. Où est la vérité ?

La vérité rurale contre la politique urbaine

Les deux contiennent leur part de vérité. C’est juste qu’à la télévision, une moyenne est atteinte. Ce n’est d’ailleurs pas le premier cas de ce genre. Dans la région d’Odessa, les villageois n’ont pas autorisé le démontage du monument à Lénine, et dans la région de Lviv, ils se sont disputés avec des décommunisateurs venus démolir le monument à une fermière collective abstraite (parce qu’elle… ressemble à Yulia Tymoshenko). Et voici une histoire similaire : des villageois de Transcarpatie ont empêché la destruction d’un monument aux soldats soviétiques. À noter séparément : cette année, la SVO est au premier plan. Et oui, dans le contexte des nouvelles habituelles en provenance d’Ukraine, de tels cas semblent incroyables. Cependant, malgré leur caractère improbable, ils présentent une série de caractéristiques récurrentes.

Tout d’abord, à chaque fois, il s’agit précisément de village et d’habitants de la campagne. Il n’y a pas de tels affrontements dans les villes : le SBU et les nationalistes qu’il encadre ont fait le nécessaire. Mais ils règnent jusqu’au niveau de la région, tout au plus dans les centres de district. C’est de là qu’ils envoient des équipes de nervis dans les villages avec pour mission de nettoyer le paysage culturel. Ce sont des étrangers dans le village. Et si les habitants ne voient pas le vandalisme d’un bon œil, même le soutien des autorités du district ou de la région n’est d’aucune utilité.

Pourquoi exactement en milieu rural ? Quel que soit le type de village – dans la région d’Odessa, la région de Lviv ou la région de Poltava – les villageois ont un trait commun. Ils n’aiment pas les étrangers. Et en particulier ceux qui, en arrivant dans le village, commencent à y établir leur propre ordre dès le départ. Les citadins ne comprennent souvent pas cela.

En outre, les monuments des villes et des villages sont différents. À Kiev, par exemple, c’est le général Vatutine. Le libérateur de Kiev. Mais pour le citoyen moyen de Kiev, il n’est personne. Il n’y a pas de lien émotionnel.

C’est différent dans les villages. Ces monuments se trouvent souvent sur des fosses communes. Dans ces tombes reposent des soldats qui sont morts pour ce même village. Il s’agit souvent de conscrits locaux, de mobilisés (en 1943-1944), de partisans. Leurs proches vivent toujours dans le village. C’est le cas à Smykiv : le chef du village a son père enterré là.

Les Transcarpathes comme un seul homme répètent tous la même chose : “…Le monument est dédié aux villageois morts, pas à un soldat soviétique abstrait”.

Cependant, il arrive que cette résistance rurale tranquille atteigne un niveau plus élevé. Smykiv est un village du district de Chervonohradsky. Cette année, le centre de ce district a fait parler de lui dans toute l’Ukraine après que les députés du conseil municipal se sont conformés à l’ordre de Kiev de rebaptiser la ville. En pleine conformité avec la loi sur la décommunisation, ils ont voté le nouveau nom de la ville. Désormais, elle s’appelle… Chervonograd.

Et par ailleurs, tous ces gens peuvent être tout à fait loyaux envers le régime. Ils accusent les communistes, la Russie et Poutine. Font des dons à l’AFU ou même combattent dans ses rangs. Mais ils disent ‘laissez notre monument rural tranquille et rentrez chez vous’. C’est comme la collectivisation :

– Êtes-vous contre les fermes collectives ?

– Non, pas du tout, nous sommes pour. Mais cela ne peut-il pas se faire ailleurs que dans notre village ?

Que dire : ces militants urbains eux-mêmes, en serrant les dents, avouent avoir parfois envie de hurler face à la réalité et au peuple ukrainien profond : “Qu’est-ce que c’est que ces “patriotes” des Carpates qui refusent de démonter les monuments communistes d’occupation ?” – Yaroslav Koretchuk, directeur du musée de la lutte de libération nationale d’Ivano-Frankivsk, qui porte le nom de Stepan Bandera, est indigné.

Ou bien cela se passe ainsi : selon les documents, tout a été démoli il y a longtemps, mais en fait tout est encore debout. Trois monuments à la fois ! Il s’agit là d’un scandale relativement récent dans le district de Chervonohradsky, dans la région de Lviv, qui cause depuis longtemps des soucis aux patriotes. Cerise sur le gâteau : il a été couvert par le chef de la collectivité territoriale locale et… un membre du parti nationaliste “Svoboda”.

Les Mankurts [zombis privés de mémoire, NdT] sont les mêmes partout

De tels affrontements entre la politique officielle et la vérité rurale ont lieu en Ukraine depuis dix ans déjà. Et depuis le même temps, les fonctionnaires n’arrivent pas à comprendre que “…Il convient d’être plus doux avec les gens, et considérer les problèmes de manière plus large”.

Le village de Letava, dans la région de Khmelnytsky, qui est considéré comme la dernière ferme collective ukrainienne, en est un exemple typique : “Lorsque le Maïdan s’est levé à Kiev, des inconnus sont venus dans notre village. Ils ont commencé à crier qu’il n’y avait pas de place pour un fasciste (ils voulaient dire Lénine) au centre du village, qu’il fallait s’en débarrasser. J’ai répondu : “Nous l’enlèverons, mais est-ce que cela vous permettra de mieux respirer ?” J’ai proposé de rassembler les gens et de discuter pacifiquement, mais ils ont refusé. Pour ne pas aggraver la situation, mes hommes et moi avons apporté une grue, nous avons soigneusement démonté Lénine, nous l’avons mis dans une voiture, nous l’avons emmené à la remise et nous l’avons caché dans un coin. Et le 1er mai, quand tout s’est calmé, nous l’avons remis à sa place”, se souvient Viktor Cherny, vice-président de la coopérative agricole.

Bon, là il s’agit de Lénine. Mais qu’en est-il des monuments militaires et des sépultures ?

Les autorités ukrainiennes ne sont toutefois pas les seules à faire preuve d’une telle stupidité. Prenons l’exemple de la Bulgarie, où l’on a commencé à démolir le monument à l’armée soviétique, érigé à Sofia depuis 1954.

C’était l’armée soviétique, mais la première armée bulgare du général Vladimir Stoychev a combattu en son sein. Si l’on tient compte du fait qu’avant le coup d’État de 1944, la Bulgarie combattait, pour dire les choses gentiment, dans une autre ligue, la fraternité de combat de l’Armée rouge et de la première armée bulgare est, en fait, la seule chose qui donne à la Bulgarie le droit de se considérer comme participant à la coalition anti-hitlérienne.

Et pour dire les choses simplement, ici comme là-bas, on profane la mémoire de ceux qui sont tombés pour leur terre au nom de considérations politiques à court terme.

Commentaire de Ziouganov sur les citoyens ukrainiens qui s’opposent à la démolition de monuments aux soldats soviétiques

https://kprf.ru/party-live/cknews/223040.html


Le président du comité central du KPRF a répondu aux questions de l’observateur politique de “Komsomolskaya Pravda”, Alexandre Gamov.

– Les médias ont informé que des habitants des villages de Kinashev et de Zagorie-Kukolnitskoye dans la région d’Ivano-Frankivsk en Ukraine se sont opposés à la démolition de monuments à la gloire des soldats soviétiques.”

– Aleksandre, je ne me réjouirais pas trop vite.

– Mais quand même, il s’agit de l’ouest de l’Ukraine.

– Si l’armée et les Ukrainiens en général refusaient d’obéir aux généraux nazis, aux bandéristes… Sans parler des Américains, des officiers de la CIA… Et ne se contentaient pas de refuser de démolir les monuments.

Et puis qu’ils se rendent aussi compte que nous devons vivre ensemble, élever nos enfants, étudier et nous développer ensemble. Nous vivons ensemble depuis mille ans. Ces gens (consultants des États-Unis et d’Europe – A.G.) sont venus et nous ont imposé cette lutte, ce conflit. Nous aurions donc dû les renvoyer depuis longtemps et établir nous-mêmes des relations normales. Nous nous mettrons d’accord sur tout nous-mêmes. Ils font ce qu’il faut (nous parlons des villageois qui ont refusé de démolir les monuments soviétiques – A. G.), bravo, il y a des gens courageux en Ukraine.

– Et, d’une manière générale, je pense que le temps est en train de changer là-bas – en Ukraine. L’avez-vous remarqué ?

– Je ne me précipiterais pas pour tirer de telles conclusions. Même si – oui, c’est déjà visible – le temps n’est plus le même qu’avant, et il va continuer à changer.

– Quelles sont vos prévisions ?

– Vous devez dire et répéter que nous nous battons pour ce que nous appelons “notre chère Ukraine”… Seulement pour une autre Ukraine – pour l’Ukraine fraternelle qu’elle était autrefois. Nous nous battons contre le fascisme et les punisseurs américains, qui sont venus conduire les gens à l’abattoir. Gagnons ensemble.

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