Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

La montée de l’extrême droite en Europe se nourrit d’un déficit démocratique, par le magazine Marianne

Le diagnostic est difficilement contestable mais il faut en mesurer l’ampleur. Les sociétés occidentales impérialistes se sont tout autorisé en matière de pillage, d’injustice en regard de leur excellence démocratique et c’est justement là où se révèle leur point faible : comme le disait Brecht, le fascisme ou la démocratie capitaliste poussée jusqu’à son stade ultime. Ce qui est le caprice de quelques-uns sur le mode libertarien, celui de l’individualisme dont nous donnons aujourd’hui quelques exemples et contre-exemples. Le déficit démocratique concerne bien sûr les opprimés, les exploités, les “invalides du capital” selon le terme de Marx pour désigner les “exclus” de chaque phase de l’accumulation capitaliste, les SDF, les vieux des EHPAD, les noyés en Méditerranée mais cela concerne également les scientifiques marginalisés, les artistes dont les travaux doivent être marchandisés, obéir au conformisme. Un système où chacun n’a plus sa place et où il craint d’être déclassé. (note et traduction de Danielle Bleitrach pour histoireetsociete)


Geert Wilders, fondateur du PVV, parti d’extrême droite arrivée en tête aux élections législative de novembre 2023, aux Pays-Bas.
© 2023 Anadolu
Le PVV (Parti pour la liberté) de Geert Wilders est donc arrivé en tête du scrutin législatif qui s’est tenu mercredi 22 novembre aux Pays-Bas, avec pas moins de 8 points d’avance sur ses poursuivants. Depuis, la litanie des analyses s’inquiète à moindres frais de la poussée de l’extrême droite en Europe, présentant celle-ci comme un phénomène endogène à nos sociétés.

Rien de mieux donc pour exonérer le reste de la sphère politique de ses responsabilités dans l’enracinement et la progression des droites radicales, voire pour présenter les autres forces politiques comme des victimes des choix citoyens. Une telle cécité est démocratiquement criminelle.

Un blocage démocratique

Bien sûr, l’extrême droite avance dans la plupart des pays de l’Union européenne. Avant son succès électoral au Pays-Bas, le SNS (Parti national slovaque) avait quelques semaines auparavant fait son entrée dans la coalition gouvernementale sortie des urnes en Slovaquie. En Finlande, le Parti des Finlandais participe au gouvernement depuis avril dernier. Les Démocrates de Suède occupent quant à eux 73 des 300 sièges de la Chambre depuis septembre 2022 et ont apporté un soutien sans participation à la formation du gouvernement.

Au même moment en Italie, Frères d’Italie, la Ligue et Forza Italia se retrouvaient pour former le gouvernement Meloni. Sans compter la dynamique supposée du Rassemblement national (RN) en France selon les sondages, ou encore la percée jusque dans les Länder de Hesse et de Bavière de l’AfD en Allemagne. Après chacune de ces élections, c’est alors la même complainte tant chez les commentateurs qu’au sein d’une gauche bien-pensante : l’extrême droite progresse parce que nos sociétés seraient intrinsèquement plus polarisées et plus radicalisées, le champ du politique restant extérieur à une telle mutation.


« L’extrême droite prospère sur un rejet par les citoyens de l’offre politique existante. »

C’est oublier – volontairement – que la progression des extrêmes droites se nourrit d’un blocage démocratique à l’échelle du continent. L’effondrement du bipartisme au tournant de la décennie 2010 a laissé place aux grandes coalitions « gauche-droite » (Groko) pour permettre à ceux qui, jusqu’alors, se succédaient au pouvoir, de se le partager pour s’y maintenir : 14 des 28 pays de l’UE étaient ainsi sous le régime de grande coalition en 2014. Mais très vite, dans la deuxième partie de la décennie, la poursuite du mouvement destituant a fait voler en éclat cet artifice de système. Les citoyens ont bloqué en conscience le jeu électoral. Aucune majorité ne se dégageait plus alors des urnes (16 des 28 pays de l’UE en 2018), même malgré des retours répétés devant les électeurs (Italie, Espagne, Bulgarie…).

Les délais pour former des gouvernements se sont allongés (271 jours aux Pays-Bas en 2021, 464 en Belgique en 2020…) et les sangsues du pouvoir ont accepté le principe de la démocratie minoritaire pour garder leur rang. Soit en gouvernant de manière minoritaire (Belgique en 2020, Suède jusqu’en 2022, Espagne jusqu’en 2023, France depuis 2022…), soit par le biais de coalitions hétéroclites dites « grand chapiteau » ou technocratiques (Allemagne, Autriche, Belgique, Luxembourg, Espagne, Irlande, Bulgarie, Pays-Bas…). Bien qu’exprimée, l’aspiration destituante des peuples ne peut être purgée de la sorte. Ainsi, l’extrême droite prospère sur un rejet par les citoyens de l’offre politique existante.

« Stratégie du socle »

Pire, l’acceptation de la démocratie minoritaire dans son principe conduit les forces électorales à adopter « la stratégie du socle » : faute de perspective majoritaire, elles se concentrent sur leur socle électoral pour sortir en tête du scrutin. L’objectif n’est plus de rassembler mais de se compter et, pour ce faire, de cliver. La polarité n’est désormais plus tant celle qui existerait sui generis au sein des sociétés que celle qui y est importée par un champ politique où les partis privilégient le communautarisme électoraliste en ne s’adressant qu’à des franges bien circonscrites du corps électoral.

« Nul ne peut aujourd’hui prétendre répondre aux aspirations des citoyens s’il pratique l’eurobéatitude. »

Un tel enfermement dans cette stratégie était jusqu’à présent l’assurance-vie des partis dans une position centrale (tel Emmanuel Macron en France qui l’a adoptée comme stratégie unique depuis 2017) qui bénéficient ensuite des lois de la gravitation politique pour attirer à eux les corps plus faibles qui l’entourent. Il est par contre plus surprenant (sauf à ce qu’ils ne se contentent de ne faire que de la « boutique ») que des forces de périphérie comme La France insoumise (LFI) adoptent cette même stratégie du socle, se résolvant alors à la démocratie minoritaire alors même qu’ils ne peuvent en tirer bénéfice. Face à ceux-là, le Rassemblement national, qui dispose, lui, d’un socle originel, se garde bien d’être dans ce mouvement centripète et prend même le contrepied en cherchant à élargir son assise.

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L’autre raison de la poussée des extrêmes droites tient pareillement à un problème d’offre politique. Nul ne peut aujourd’hui prétendre répondre aux aspirations des citoyens s’il pratique l’eurobéatitude ou s’il maintient artificiellement des angles morts de la pensée sur des sujets comme l’immigration ou l’insécurité. Dans le premier cas, on n’oubliera pas qu’aux Pays-Bas, les sociaux-démocrates avaient rapatrié pour cette élection le vice-président de la Commission européenne Frans Timmermans. Dans le second, la gauche moraline préfère la rente électorale garantie par ses totems sur le sujet plutôt que de chercher à y répondre. Sera foudroyé sur-le-champ celui qui cherchera à s’y confronter, comme l’a été Arnaud Montebourg lors de son éphémère campagne de 2022.

Faillite démocratique

À l’inverse, dans d’autres pays, certains ont pris acte du hiatus entre les électeurs et ceux qui prétendent les représenter. Ainsi Sahra Wagenknecht en Allemagne qui, ayant fraîchement rompu avec Die Linke, est créditée de 14 % des intentions de vote. Ou comme le KKE en pleine émergence en Grèce (donné à 12 %) qui fait désormais jeu égal avec Syriza. Leur positionnement résolument antilibéral et prônant la répartition des richesses sur un plan économique et social assume d’être beaucoup plus protecteur sur les questions régaliennes et de souveraineté. Ce qui offre de la sorte à la fois une échappatoire à un électorat tiraillé entre deux aspirations que les partis en place présentent comme incompatibles, mais aussi une perspective pour reprendre à l’extrême droite un champ qui lui avait été abandonné.

De fait, ce n’est pas tant chez leurs anciens partenaires que mordent ces partis que chez un électorat trop longtemps laissé orphelin. Moins qu’un mouvement inéluctable de l’histoire, la poussée des extrêmes droites est avant tout la résultante de la faillite démocratique d’une offre politique qui a rompu avec les aspirations populaires.

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2 Commentaires

  • Philippe, le belge
    Philippe, le belge

    En Belgique, les scores de l’extrême droite flamande (fascistes du Vlaams Belang et, à peine moins, les nationalistes de la NVA) servent bien entendu, comme ailleurs, de bonne excuse au blocage des institutions et aux socialistes francophones d’argument électoral pour inviter à refuser le vote PTB.
    Dernièrement, un sondage préélectoral a été réalisé et, encore une fois, la presse appointée s’est empressée de pointer (excuser le double jeu de mots!) le score de l’extrême droite flamande pour montrer à quel point le pays sera ingouvernable au vu de la situation wallonne ou le PTB fait des scores largement à deux chiffres, faisant ainsi le jeu du PS qui semble être prêt, pour rester au pouvoir sans devoir “se taper” le PTB, à faire des concessions à la NVA.
    Hors, si on y regarde de plus près, ce sondage montre, il me semble pour la première fois depuis longtemps, une gauche en Flandres qui monte dans son ensemble (au détriment de la droite), et un PVDA (aile néérlandophone du PTB, seul parti encore unifié en Belgique) qui monte fortement, ce qu’il ne faut bien entendu pas trop ébruiter!

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    • Philippe, le belge
      Philippe, le belge

      J’ajouterai que les déboires judiciaires récents (partiellement post-sondage), racistes et sexuels, du président de Vooruit (socialistes flamands) qui vient d’être forcé à démissionner risquent encore d’augmenter le virage vers l’extrême de l’électorat de gauche flamand!

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