Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Soy Cuba, le film cubano-soviétique qui a failli changer le visage du cinéma mondial

Invisible pendant plus de trente ans, “Soy Cuba” est la toute première coproduction cinématographique entre Cuba et l’URSS. Cette œuvre officiellement de propagande qui glorifie la révolution cubaine est un poème splendide, selon la critique unanime. Ce qui est vrai. Mais on ajoute aussitôt que c’est un film maudit, d’abord parce qu’il n’aurait pas plu aux Cubains. Peut-être a-t-il souffert du gel des relations entre Cuba et l’URSS à la suite de l’affaire des fusées et de leur retrait malgré l’avis de Cuba. Mais pour son interdiction je m’inscris en faux, je l’ai vu à la Havane en 1994 où il passait quasiment en continu dans un cinéma pas tout à fait central il est vrai. Le texte de présentation de ce chef d’œuvre, que nous publions ici est relativement correct à ce détail près qui consiste à transformer toutes les censures dont est victime Cuba en faute du “régime”. L’essentiel est de bien marquer à quel point ce film reste imprégné dans le mémoire de tous ceux qui le visionnent. Donc quand je l’ai découvert à Cuba, c’était la période spéciale, pas de transport, la faim, comme aujourd’hui le blocus se resserrait avec la loi Helms Burton, et pourtant Cuba ne renonçait pas à la culture, au savoir. Néanmoins selon la légende occidentale, telle qu’elle est exposée ici, il fut sauvé de l’oubli en 1995 par Francis Ford Coppola et Martin Scorsese – ce dernier le considère comme l’un des plus grands films de l’histoire du cinéma – « Soy Cuba » a été restauré en 2020 dans un nouveau master 4K à découvrir dans un magnifique coffret DVD/BluRay. Nous pensons dans notre cercle marseillais présenter ce film à la fin janvier, début février comme amorce de toute une série d’activités que nous vous présentons par ailleurs. (note de Danielle Bleitrach pour histoireetsociete)

Avant d’évoquer ses qualités cinématographiques, il faut raconter l’histoire de “Soy Cuba”, immense aventure humaine ayant accouché d’un “film maudit”, certes moins légendaire que “La Porte du paradis” ou “Apocalypse Now”, mais tout aussi passionnant.

Première coproduction entre Cuba et l’URSS, le film est commandé par l’administration de Nikita Khrouchtchev, alors chef du gouvernement soviétique, dès l’arrivée des rebelles à La Havane en 1959. L’objectif donné au projet est de raconter la fraternité entre les deux peuples et d’affirmer le soutien de la Russie au nouveau régime cubain.

Soy Cuba, un film de Mikhaïl Kalatozov.

L’Institut Cubain des Arts et de l’Industrie Cinématographique (ICAIC) est créé dès 1959, moins de trois mois après l’arrivée au pouvoir de Fidel Castro et ses alliés. Son Président et fondateur, Alfredo Guevara, a pour mission de créer un monopole sur la production et la distribution de tous les films à Cuba. L’inspiration vient d’Europe : la Nouvelle vague française et le réalisme italien sont étudiés comme modèles à suivre. Chris Marker, Gérard Philipe et Agnès Varda viennent d’ailleurs honorer Cuba d’une visite.

Soy Cuba, un film de Mikhaïl Kalatozov.

Pour réaliser ce grand film à la gloire de la révolution, les russes proposent comme réalisateur Mikhaïl Kalatozov. « Il avait pour talent de nous raccorder à l’époque » expliquera Alfredo Guevara à la fin de sa vie. Le réalisateur soviétique est en effet apprécié en Occident, et vient même d’obtenir une Palme d’Or au Festival de Cannes en 1958 pour son avant-dernier film “Quand Passent les Cigognes”. La Russie lui offre un budget illimité et une carte blanche. Le tournage durera deux ans !

Une impressionnante puissance formelle

Pour lancer le projet, Mikhaïl Kalatozov est invité à Cuba. L’ICAIC nomme un conseiller technique (Enrique Pineda Barnet) pour aider aux repérages, suggérer des anecdotes et identifier des lieux de tournage. Il deviendra co-scénariste du film. Un tour de l’île est offert au cinéaste russe afin de lui en faire découvrir tous les secrets. Mais celui-ci refuse de quitter sa voiture pendant le long voyage, et ne descend jamais se frotter au contact de la population. Les choses s’engagent donc plutôt mal, jusqu’à ce que l’équipe cubaine se décide à faire découvrir à Kalatozov la dimension plus festive de Cuba, sa musique, ses danses et ses traditions caribéennes. Le russe se détend alors et y trouve l’inspiration du début de son film, qui sera un étourdissant plan séquence. Dans celui-ci, après des images de pirogues évoquant la découverte de l’île par Christophe Colomb, le film bascule sur un orchestre jouant sur le toit du building de l’Hôtel Habana. Pendant de longues minutes (aujourd’hui étudiées dans les écoles de cinéma), la caméra de Kalatozov se faufile partout, passe entre les danseurs, puis s’envole dans les airs, descend tout en bas de l’immeuble comme si elle était portée par un ascenseur imaginaire, traverse de nouvelles foules de fêtards, puis surplombe les nageurs d’une piscine avant de finir sous l’eau.

Soy Cuba, un film de Mikhaïl Kalatozov.

Ce plan séquence résume le film, pendant lequel la caméra sera toujours portée. Sans cesse en mouvements, elle glisse entre les protagonistes, s’envole pour de longs travellings, ou dessine de nouveaux plans séquences tout aussi spectaculaires que celui de l’ouverture. Un autre moment de bravoure montrant une foule portant un cercueil est proprement irréel : ses mouvements de caméra qui semblent toujours aujourd’hui impossibles à réaliser sans trucage ont fasciné des générations de cinéastes.

Un goût pour l’expérimentation

Grâce au génie conjugué de Kalatozov et de son chef opérateur Sergueï Ouroussevski, qui collabore avec lui pour la quatrième fois, “Soy Cuba” est une œuvre d’une grande puissance formelle. Kalatozov, qui ne semble vivre que pour le cinéma, ne cesse d’expérimenter. Dans un documentaire passionnant présenté en bonus (« Le Mammouth Sibérien ») l’assistant caméra Raul Rodriguez raconte que lorsque le ciel cubain était très bleu et qu’il voulait un plan extérieur lumineux, Kalatozov s’isolait pour se bander les yeux longuement avant de reprendre sa caméra, afin de dilater ses pupilles au maximum et d’avoir une vision plus brillante de l’image au moment de mettre l’œil dans le viseur de la caméra. Pour capter cette lumière sur pellicule, il utilise alors des négatifs à infrarouges, une technologie utilisée par l’armée soviétique pour filmer la face cachée de la lune ! En résulte un noir et blanc charbonneux, aux reflets étranges (les feuilles des palmiers semblent blanches), et des clairs-obscurs magnifié par la restauration en très haute définition.

A l’image des décisions prises sur la lumière, les choix artistiques de l’équipe sont radicaux. Kalatozov opte pour un atypique format d’image 1:37 ainsi que des focales très courtes à l’effet souvent déformant sur les bords du cadre. Sous l’inspiration des réalisateurs français de la Nouvelle Vague, Ouroussevski opte pour une petite caméra Cameflex Eclair qui offre au cadreur une liberté de mouvement presque totale. Les angles de prise de vue sont inhabituels, utilisant souvent la contre-plongée avec des axes en biais qui pivotent au cœur d’un même plan, et Kalatozov n’hésite pas à déformer par moments son image pour l’amener aux limites de l’abstraction. L’effet de virtuosité qui résulte de sa réalisation habitée est total. Le film offre une expérience sensorielle unique, et impressionne visionnage après visionnage.

Un film en quatre tableaux

Après quelques hésitations au départ sur le scénario, le parti pris du cinéaste est de faire s’enchaîner plusieurs courts-métrages distincts, qui seront autant de tableaux du pays. Quatre séquences sont écrites. La première est une critique de l’arrogance coloniale des Américains pendant la dictature de Batista (autour d’une jeune femme obligée de se prostituer pour survivre), la deuxième aborde la situation agraire (elle montre un paysan dépossédé de ses terres qui finit par brûler sa plantation de canne à sucre), tandis que les deux derniers segments abordent plus frontalement la révolution qui vient de se terminer : un étudiant pro-castriste assassiné par la police, puis un paysan prenant les armes sont les deux héros imaginés par l’équipe pour galvaniser les spectateurs.

Soy Cuba, un film de Mikhaïl Kalatozov.

Il faut rappeler que les débuts du nouveau régime à Cuba créent un grand espoir. La nouvelle ère qui s’ouvre suscite une effervescence, un véritable élan populaire optimiste, une confiance absolue dans l’idée que les nouveaux dirigeants vont lutter contre la pauvreté et le sous-développement. Mais sur le plan international, Cuba et les Etats-Unis rompent leurs relations diplomatiques. Kalatozov entend alors faire de son film – plus qu’une œuvre de propagande à la gloire de la révolution cubaine – un « grand manifeste cinématographique contre l’agression américaine ». Fidel Castro et le Che assistent au tournage puis au montage du film, dont personne n’imagine qu’il va être un flop monumental.

Un film censuré à sa sortie, redécouvert par hasard en 1992

Le film est projeté en avant-première – et en grandes pompes – le même jour à Cuba et à Moscou. Ces projections sont catastrophiques. Les spectateurs trouvent à l’œuvre de Kalatozov un air emprunté, artificiel. On reproche au réalisateur d’avoir accordé plus d’importance à l’image et à la mise en scène qu’au propos, et de s’être détourné du réalisme attendu pour proposer une œuvre poétique. Bref, d’avoir oublié de faire de la propagande et déçu le Politburo. La presse officielle malmène le film, qui est immédiatement retiré de l’affiche.

Le négatif de “Soy Cuba” est déposé sur une étagère. Le film tombe rapidement dans l’oubli, puisque personne ou presque ne l’a vu. Par le hasard d’une découverte par un de ses assistants, Martin Scorsese est alerté trente ans plus tard sur la beauté du film. Il récupère le négatif à Moscou pour une projection privée du film. Il affirmera que cette découverte lui fait alors « retrouver la flamme de la réalisation » alors qu’il prépare le tournage de “Casino”. Scorsese récupère les droits d’exploitation de “Soy Cuba” en association avec Francis Ford Coppola pour le distribuer en 1995 aux Etats-Unis. La France doit attendre encore une petite décennie pour une sortie au cinéma puis en DVD.

Le film est désormais à nouveau accessible à tous, en vidéo haute définition, permettant à chacun de découvrir dans les meilleures conditions possibles la beauté plastique d’un film inouï, dont la grâce égale la liberté. Ce qui n’est pas le moindre des paradoxes pour un film de propagande. « Si Soy Cuba avait pu être montré au public de 1964, le cinéma du monde entier aurait été différent » affirme Martin Scorsese. On connaît la capacité du réalisateur à s’enthousiasmer. Mais lorsqu’il est question de cinéma, Martin Scorsese a toujours raison.

● Soy Cuba, film de Mikhaïl Kalatozov, coffret DVD / BluRay (éditions Potempkine), 30 euros.https://www.youtube-nocookie.com/embed/u5cP9n6PUdA

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1 Commentaire

  • Yannick
    Yannick

    Décidément Martin Scorsese a toujours les bons tuyaux 😉
    Je ne peux qu’approuver ces propos et recommander ce film du réalisateur de Quand passent les cigognes (palme d’or 1958) dont le plan séquence d’ouverture marque à vie tous les cinéphiles.
    J’ai eu la chance de tomber un peu par hasard sur Soy Cuba l’an dernier lors d’une projection parisienne. Œuvre intemporelle, à l’instar du communisme, après quelques minutes du film avec une réalisation tirée au cordeau qui donne le vertige, je me suis convaincu que le film n’avait pu qu’être tourné avec l’aide des moyens technologiques modernes et du numérique.
    Dernièrement Cuban Network d’Olivier Assayas avec l’improbable Pénélope Cruz était également une très agréable surprise.

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