Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Les récents voyages de François avant le synode d’octobre peuvent être des signaux sur la direction future de l’Église.

Nous étions, nous jeunes marxistes des années soixante et dix, des lecteurs enthousiastes de Teilhard du Chardin. “Le phénomène humain” pour reprendre le titre de son ouvrage le plus célèbre, s’inscrivait dans une dynamique vers ce qu’il appelait le point Oméga. Ce point Oméga représente le point ultime du développement de la complexité et de la conscience vers lequel se dirige l’Univers. Suivant sa théorie, exposée dans L’Avenir de l’homme et Le Phénomène humain, l’Univers est en constante évolution vers des degrés toujours plus hauts de complexité et de conscience, le point Oméga étant l’aboutissement mais aussi l’origine de cette dynamique de la matière vers la pensée. En d’autres termes, le point Oméga existe d’une manière suprêmement complexe et suprêmement consciente, étant transcendant par rapport à l’Univers en devenir. Pour Teilhard de Chardin, un savant paléontologue, physicien, sinologue, le point Oméga évoque le Logos chrétien, c’est-à-dire le Christ, en ce que celui-ci attire toute chose à lui, et est, selon le symbole de Nicée, « Dieu né de Dieu, Lumière née de la Lumière, vrai Dieu né du vrai Dieu », avec l’indication : « et par lui tout a été fait ». Nous ne le suivions pas dans cette parousie, mais cela se conciliait avec le caractère inépuisable de la matière, notre refus du matérialisme vulgaire y compris dans l’appétit de connaissances. Ce qui me parait intéressant dans ce positionnement du Pape François aujourd’hui, c’est que premièrement il n’y a pas de “gauchisme” de sa part au contraire. Ce n’est pas la théologie de la libération, le choix du marxisme, c’est l’Église dans son “stalinisme”, sa discipline et son exigence intellectuelle. Mais c’est aussi le dépassement de l’Occident, une autre dialectique, celle du bouddhisme, de la Chine. Là aussi, c’est la fin du libéralisme libertaire.

Ce qui est annoncé dans cet article est la confrontation qui se prépare entre le pape et les conservateurs américains. Cette église conservatrice paraissait l’avoir emporté sur Vatican II, mais voici qu’à partir d’un retour à Saint Paul, le “serviteur des serviteurs” tel est le titre papal tente de faire opérer à son institution deux fois millénaire une mutation impressionnante et qui nous dit l’ampleur de la mutation et l’aventure intellectuelle dont l’illumination laisse loin derrière celle de Rimbaud qui nous y a invités. Là encore, ce n’est pas nécessairement de la “gauche” que vient cette initiative mais de la manière dont les forces traditionnelles abandonnent l’ancienne hégémonie et ses formes “démocratiques”, libertaires, libertariennes. (note et traduction de Danielle Bleitrach pour histoireetsociete)

Par Paul Elie18 septembre 2023

Le pape François debout dans la lumière du soleil.

Le « voyage apostolique » du pape François en Mongolie au début du mois a eu pour conséquence inattendue de faire ressurgir sur le devant de la scène la figure de Pierre Teilhard de Chardin, un scientifique jésuite français singulier et controversé décédé il y a près de soixante-dix ans. Il s’avère que la théologie du progrès spirituel cosmique de Teilhard peut fournir des pistes utiles pour comprendre les défis auxquels François est actuellement confronté, alors que lui et l’Église se préparent pour un synode mondial le mois prochain à Rome. Là, trois cent soixante-trois dirigeants cléricaux et laïcs représentant deux conceptions rivales de l’Église se rencontreront pour plusieurs semaines de dialogue à huis clos – une confrontation qui se dit amicale mais qui peut conduire à un conflit ouvert avant une deuxième session en octobre prochain.

La question principale entourant le voyage du Pape pourrait être « Pourquoi la Mongolie ? » Le pays, avec une population d’environ 3,3 millions d’habitants, ne compte que quinze cents catholiques, moins que le nombre des fidèles dans une grande paroisse de Chicago – et beaucoup moins que dans d’autres pays asiatiques, comme le Vietnam, qui compte sept millions de catholiques et une histoire complexe avec l’Église. (En comparaison, au début du mois d’août, François a célébré la messe à Lisbonne pour un million et demi de fidèles, dont beaucoup de jeunes présents pour les Journées mondiales de la jeunesse.)

Mais le voyage répondait au souhait déclaré de François que l’Église aille « à sa marge » et lui a permis de passer du temps avec Giorgio Marengo, un ecclésiastique italien qui vit depuis plus de deux décennies en Mongolie, faisant du travail missionnaire, assuraant la promotion du dialogue catholique-bouddhiste. En août de l’année dernière, François a fait de Marengo, âgé de quarante-neuf ans, le plus jeune membre du Collège des cardinaux, là où il est susceptible d’être une présence progressiste pour les décennies à venir. Et le fait d’être en Mongolie a donné à François l’occasion de faire des remarques directes, implicitement, aux puissances voisines : la Russie, dont la guerre en Ukraine a suscité chez lui des réponses changeantes et parfois confuses ; et la Chine, où l’accord du Vatican de laisser le gouvernement choisir quels prêtres deviennent évêques, en échange de la tolérance de la présence de l’Église dans cette nation, a été largement critiqué.

Le voyage a également exprimé l’intérêt de François pour l’Asie. Jeune homme en Argentine, il voulait être missionnaire au Japon ; puis et après, il espérait suivre les traces de jésuites influents qui ont passé une grande partie de leur carrière en Asie: saint François Xavier, Matteo Ricci, Pedro Arrupe et Teilhard de Chardin. Né en France en 1881, Teilhard était une figure agitée et un chercheur audacieux : un prêtre, un poète, un brancardier pendant la Première Guerre mondiale, un paléontologue basé en Chine (où, dans les années vingt, il a participé à une importante expédition à la recherche des origines humaines) et un théologien mystique. Son travail écrit, un effort soutenu pour réconcilier la théologie chrétienne avec la théorie de l’évolution, l’a placé à l’avant-garde de la théologie du XXe siècle – bien que ces derniers temps, des théologiens par ailleurs reconnaissants aient exprimé leur inquiétude quant au fait que son accent sur le progrès par l’évolution l’ait amené à opposer « l’aile avancée de l’humanité » avec des « groupes ethniques définitivement non progressistes », s’alignant ainsi sur les mouvements en faveur de l’eugénisme basé sur la race. L’idée de Teilhard selon laquelle la terre serait un jour entourée d’un système d’information complexe alimenté par la conscience humaine a été considérée comme anticipant Internet, et le prédicateur épiscopal au mariage du prince Harry avec Meghan Markle, en 2018, a fait allusion à l’un des aphorismes de Teilhard : « Un jour, après avoir maîtrisé les vents, les vagues, les marées et la gravité, nous exploiterons pour Dieu les énergies de l’amour, Et alors, pour la deuxième fois dans l’histoire du monde, l’homme aura découvert le feu ». Mais le concept le plus mémorable de Teilhard est la notion que « tout ce qui monte, converge » ou « tout ce qui s’élève doit converger » – que les diverses forces de l’évolution naturelle et de la civilisation humaine s’élèvent toutes dans un modèle de progrès spirituel et convergeront dans un « Point Oméga » à la fin des temps.

En 1923, alors qu’il travaillait sur le terrain en Mongolie, Teilhard célébra ce qu’il appela une messe sur le monde ; faute de pain et de vin à consacrer selon la méthode habituelle, il consacra simplement l’ensemble du monde physique, représenté par la vaste steppe où il se trouvait. Cette messe exprimait la pensée de Teilhard qui, en 1927 et par la suite, suscita l’attention du Vatican, et celle des responsables de la foi qui s’opposèrent à son rejet de l’idée selon laquelle la race humaine descendait d’Adam et d’Ève, et à son désintérêt pour l’idée du péché originel.

Au cours des trois décennies suivantes, Teilhard a développé ses perspectives dans un certain nombre d’essais et deux livres, « Le milieu divin » et « Le phénomène de l’homme ». Le Vatican et ses supérieurs jésuites lui interdirent de publier aucun écrit théologique, mais il resta un catholique fidèle et un jésuite obéissant. Après une visite aux États-Unis en 1948, il s’installe dans une résidence jésuite à New York, où il meurt en 1955, le dimanche de Pâques – et la publication posthume de son travail commence. Au cours du Concile Vatican II, qui s’est réuni pour la première fois en 1962, la critique de son travail s’est faite moins âpre et ses livres sont devenus des textes standard pour les théologiens progressistes – jusqu’à ce qu’ils tombent à nouveau en disgrâce, sous les papes traditionalistes Jean-Paul II et Benoît XVI, même s’ils parlaient personnellement chaleureusement de lui de temps en temps.

Ce que la perte d’un mammifère nous apprend sur la mortalité : Requiem pour une baleine

Le pape François, cependant, a lui regardé avec insistance Teilhard comme exemple. Dans « Laudato Si », son encyclique historique sur le climat, de 2015 – il devrait en publier une autre le mois prochain – il a cité Teilhard comme source d’inspiration. Après avoir célébré la messe dominicale en Mongolie, François a parlé ardemment de Teilhard, à l’occasion du centenaire de la messe qu’il y a célébrée. « Ce prêtre, souvent incompris – a-t-il dit – a eu l’intuition que « l’Eucharistie est toujours célébrée d’une certaine manière sur l’autel du monde ». Le pape ramenait le prêtre des marges et unissait son propre voyage asiatique à celui de Teilhard.

Le style de discours caractéristique de François est d’émettre un commentaire désinvolte qui est clairement du côté du progrès, mais de rester vague sur la façon dont le progrès doit être réalisé, et cette tendance a également récemment suscité la controverse. À la suite d’un appel vidéo avec de jeunes catholiques russes, le 25 août, dans lequel François les a exhortés à se connecter à leurs racines dans la « Grande Russie des saints, des dirigeants, la Grande Russie de Pierre Ier, Catherine II, cet empire – grand, éclairé, de grande culture et de grande humanité », l’archevêque Sviatoslav Shevchuk, chef de l’Église grecque-catholique ukrainienne, a immédiatement fustigé le pape pour avoir célébré l’impérialisme russe passé et présent. Ensuite, le journal jésuite La Civiltà Cattolica a publié une transcription partielle d’une conversation que François a eue avec des jésuites portugais lors de son voyage un peu avant le même mois d’août. Quand on l’a interrogé sur les critiques ouvertes de certains catholiques américains, y compris des évêques, François a longuement répondu. « Vous avez vu qu’aux États-Unis, la situation n’est pas facile : il y a une attitude réactionnaire très forte. Elle est organisée et façonne la façon dont les gens appartiennent, même émotionnellement », a-t-il déclaré. « Je voudrais rappeler à ces gens que l’indietrism » – l’arriération – « est inutile, et nous devons comprendre qu’il y a une évolution appropriée dans la compréhension des questions de foi ». Il a ajouté plus tard: « Ces groupes américains dont vous parlez, si fermés, s’isolent. Au lieu de vivre par la doctrine, par la vraie doctrine qui se développe et porte toujours du fruit, ils vivent fermés dans des idéologies ».

De quels groupes américains, tout le monde voulait savoir, Francis parlait-il ? Dans le Times, C. Preston Noell III, de l’American Society for the Defense of Tradition, Family, and Property (une ramification basée en Pennsylvanie d’un groupe brésilien fondé en 1960 pour résister à l’influence communiste supposée sur l’Église), a souligné que François a passé moins d’une semaine aux États-Unis en tant que pape, suggérant qu’il est mal informé sur la vie de l’Église ici. Le Washington Post a publié un dossier de suspects, parmi lesquels Raymond Arroyo, un animateur du réseau câblé catholique traditionaliste EWTN, basé en Alabama, qui a personnifié l’opposition du réseau à François. D’autres ont souligné le cardinal Raymond Burke, qui a été archevêque de Saint-Louis, puis fonctionnaire du Vatican, jusqu’à ce qu’il soit démis d’un poste en 2014 et remplacé dans un autre plus tôt cette année. Dans la préface d’un nouveau livre, Burke écrit que le synode d’octobre causera « confusion et erreur » et conduira au « grave préjudice de nombreuses âmes ». Le livre a été publié en huit langues par la Société pour la défense de la tradition, de la famille et de la propriété, qui en a envoyé des exemplaires aux évêques et au clergé, dont certains seront délégués au synode.

Il est probable que ce sont quelques-unes des personnes que François avait à l’esprit lorsqu’il a parlé aux jésuites au Portugal. Mais il est peut-être plus instructif d’examiner ses remarques en termes de place du catholicisme américain dans l’histoire récente du catholicisme dans le monde. Et c’est là que l’idée que « tout ce qui s’élève doit converger » est pertinente. Il y a un siècle, « modernisme » et « américanisme » étaient synonymes aux yeux de la Rome catholique. L’affirmation par Vatican II du principe de la liberté religieuse était enracinée dans le travail du philosophe politique jésuite américain John Courtney Murray. Le voyage que le pape Paul VI a fait à New York, en octobre 1965 – lorsqu’il a pris la parole à la cathédrale Saint-Patrick, rencontré le président Johnson à l’hôtel Waldorf-Astoria, s’est adressé à l’Assemblée générale des Nations Unies, a célébré la messe au Yankee Stadium et a visité l’Exposition universelle, le tout en une seule journée – a sans doute été le point culminant de son pontificat. La liturgie vernaculaire, l’architecture angulaire moderne de l’église, l’accent mis sur l’amitié avec d’autres églises chrétiennes et d’autres religions qui sont venues après Vatican II étaient tous un bon ajustement avec l’Église américaine peuplée, influente, flexible et prospère. Jean-Paul II, élu en octobre 1978, a acquis une stature emblématique lors de deux premières visites aux États-Unis et a été salué par le président Ronald Reagan ; Jean-Paul II est resté extrêmement populaire parmi les catholiques américains, même si beaucoup étaient en désaccord ou se distanciaient des positions particulières qu’il avait prises.

Jean-Paul II et un de ses adjoints, le cardinal Joseph Ratzinger, ont également remodelé le clergé et la hiérarchie américains à leur image, promouvant des hommes farouchement orthodoxes et carrément opposés à l’homosexualité et à l’avortement. Des cardinaux américains — John O’Connor, à New York; Bernard Law, à Boston; Theodore McCarrick, à Newark et à Washington, D.C., jouissaient d’un accès exceptionnel au pape. Comme Ratzinger a succédé à Jean-Paul II, devenant Benoît XVI, Timothy Dolan, à New York, Charles Chaput, à Philadelphie, et José Gómez, à Los Angeles, leur ont succédé en tant que figures dont la stature au Vatican leur a donné une stature dans l’Église américaine, et vice versa. Alors que le catholicisme perdait de l’influence en Europe et en Amérique latine, aux États-Unis, il gagnait en influence sur la politique publique, un développement qui culminerait dans l’annulation de Roe v. Wade. Il n’était pas exagéré d’imaginer qu’un Américain puisse être élu pape – le cardinal Dolan, par exemple, dont le nom est apparu sur les listes restreintes après la démission de Benoît XVI, en 2013.

Au lieu de cela, le cardinal jésuite de Buenos Aires a été élu. Et non seulement ce premier pape des Amériques n’a montré aucune considération particulière pour les États-Unis ; l’Église américaine est devenue l’Église qui se tient entre François et sa vision du catholicisme. Cette vision est dédiée aux pauvres et déterminés à aller aux marges du monde, et dévouée au Dieu de « proximité, de proximité », confiant que, comme l’a dit Teilhard, « Dieu n’est pas éloigné de nous. Il est à la pointe de ma plume, de mon pic, de mon pinceau, de mon aiguille, de mon cœur et de mes pensées. » La montée du catholicisme américain traditionaliste, c’est-à-dire a rencontré la montée d’un pontife latino-américain progressiste, dont la vision est axée sur le Sud global.

Tout cela est le prélude au prochain compte rendu lors du synode du mois prochain. Le récit familier est que l’âge de François – il aura quatre-vingt-sept ans en décembre – rend urgents ses efforts pour favoriser le progrès dans l’Église. Mais le vieillissement des traditionalistes américains est tout aussi important. Les cardinaux-archevêques (ceux qui dirigent les archidiocèses des grandes villes) sont tenus de présenter leur démission lorsqu’ils atteignent soixante-quinze ans, et ceux qui sont autorisés à rester ne peuvent plus voter au Collège des cardinaux pour un nouveau pape une fois qu’ils ont quatre-vingts ans. Le cardinal Burke a soixante-quinze ans. Le cardinal Dolan, qui sera délégué au synode, a soixante-treize ans. Les traditionalistes ont des raisons de craindre que François ne conduise l’Église jusqu’à quatre-vingt-dix ans (comme Benoît XVI aurait pu le faire s’il n’avait pas pris sa retraite de manière inattendue à l’âge de quatre-vingt-cinq ans) et cède ensuite la papauté à un successeur choisi par les cardinaux plus jeunes qu’il a nommés. Pour les traditionalistes, donc, le synode est quelque chose comme un dernier combat, où l’héritage de deux papes qui viennent de passer convergera avec la détermination du pape présent. ♦https://2aa4f05ce20f5baad2cd84c6d9708178.safeframe.googlesyndication.com/safeframe/1-0-40/html/container.html

Favoris du New Yorker

Inscrivez-vous à notre newsletter quotidienne pour recevoir les meilleures histoires du New Yorker.Paul Elie est chercheur principal à l’Université de Georgetown. Son prochain livre, « Controversy », traite de la religion et des arts dans les années quatre-vingt.

Print Friendly, PDF & Email

Vues : 190

Suite de l'article

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.

La modération des commentaires est activée. Votre commentaire peut prendre un certain temps avant d’apparaître.