Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

El día D, par Romane Frachon

Romane Frachon m’a envoyé pour notre blog ce petit texte du jour où se trouvant à Cuba elle a vécu la mort de Fidel Castro et elle a relayé les préoccupations de la presse occidentale face à ce qu’elle vivait au milieu du peuple cubain. Ce récit va bien au-delà de l’événement, il reflète le désarroi des jeunes comme Romane pris entre la corruption qu’exige d’eux pour faire carrière notre “monde” occidental, et leurs propres aspirations, celles du peuple cubain qui a connu cette liberté suprême de vivre et mourir pour ses idées, un peuple en souffrance et que sont incapables de comprendre ceux qui n’offrent rien d’autre à leur propre jeunesse que l’asservissement. Nombreux sont les jeunes gens qui m’adressent ainsi comme une bouteille à la mer le récit de leurs âmes trahies… Sans doute est-ce que parce confusément ils sentent que “j’ai vécu le jour des merveilles” et que cela rend tout le reste vain… De la mort de Fidel me revient seulement la phrase qu’il empruntait à José Marti : ‘toute la gloire du monde tient dans un grain de maïs’ et l’image de ce modeste cortège encadrant une petite boite qui contenait ses cendres et qui traversa l’île de la liberté avec un peuple en pleurs en chaines interrompues sur la chaussée. (note de Danielle Bleitrach)

J’ai écrit ce petit texte simple et personnel sur mon ressenti et mon expérience de la couverture du décès de Fidel Castro. A ce moment là, fin novembre 2016, je partais à Guantanamo pour un long reportage sur la promesse non tenue de Barack Obama: fermer la prison et rendre ce territoire à Cuba. C’était il y a 7 ans, j’avais 23 ans.

Romane FrachonJournaliste.Abonné·e de Mediapart

el día D | Édition | Le Club de Mediapart

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Vendredi 25 novembre 2016, casi minuit. 

Il était assez tard et on avait assez bu pour écouter du raggaeton sans gêne aucune. Ce mec s’est mis à pleurer et personne n’a compris pourquoi. Rafa a éteint la musique. Il était au téléphone avec ses parents. Moi je le connaissais de loin, on s’était presque disputé cette nuit sur le pays et il avait crié dans la pizzeria : “t’façon pour que Cuba change il faudrait qu’il meure”… Peut être à la même heure, plus ou moins, qu’il s’est éteint. 22h29. Tout le monde, serveur compris, s’était tu devant ses propos et certains de nos amis mexicains, sans être particulièrement de gauche, s’étaient indignés en lui rappelant dans quelle violence et quelle insécurité ils ont grandi, eux; à la différence de lui, fils de Fidel.

Il avait raccroché et fait tomber son téléphone. Ce grand musclé chialait et soudain riait, nerveusement. “QUE PASO?” répétait incessamment Eliza, sa meuf. “Fallecio el commandante… Fidel est décédé…” – “Arrête, arrête…” et quand ils ont réalisé que non, ce n’était pas une blague : “Pourquoi tu pleures? Il y a une heure tu souhaitais sa mort.” (le pote du Mexique)- “Mais c’est le père de la Patrie… C’est comme si mon père mourrait… J’ai toujours vécu avec lui, tout le temps, je lui dois tout…”

Moi j’étais déjà loin. J’ai regardé mon cel, cette fois pas de doute… Alex, l’AFP ici, numéros inconnus à l’indicatif français ou suisse… Le seul organe nécessaire pour continuer à faire ce travail de fou a failli me lâcher. Je suis partie en courant, je n’ai jamais couru aussi vite. Personne dans les rues. Personne. J’ai arrêté le premier véhicule russe qui passait. Ils étaient 3 dedans. Sa radio avait pété en 93. Je leur ai tous appris la nouvelle. Je me souviendrai toujours de la réaction du conducteur, qui a pilé. “Non, non, non…” Il voulait pas. Il voulait vraiment pas. Il prenait son temps, je lui ai crié dessus comme une vieille folle, dépêche toi pinga, dépêche toi, je te donnerai tout ce que tu veux. Maintenant que j’avais parlé d’argent il a appuyé sur l’accélérateur. On est passé chez moi, j’ai grimpé les 5 étages 5 marches par 5 marches. Mes chats m’ont regardé avec des yeux ronds, ils ont même pas osé me demander à manger. Gerardo dormait dans son atelier d’architecture. J’ai pris ce sac qui traîne dans le salon, j’ai jeté un micro un zoom un ordi des câbles une bouteille d’eau et un pantalon. Cette putain d’énergie me rappelait quand mon frère était dans le coma. Je sais la sortir quand il faut. Dans la voiture, le passager à ma droite m’a demandé “T’es quoi? Un agent secret?” J’ai dit journaliste. Il m’a regardé ironique et dégoûté : “c’est ça ouais.” Le chauffeur m’a déposé et j’ai donné tous mes billets en bonne yuma, ce que je n’avais pas fait depuis des mois, vu que les rédactions oubliaient gentiment de me payer.

Je suis arrivée à la Lonja, au bureau de l’AFP avant Alex, le directeur (j’avais gardé une bonne relation avec lui après mon stage de fin d’année donc je pouvais me connecter à internet en cas d’urgence, et c’en était une). Seul, Adalberto Roque n’a même pas levé les yeux de son écran. “Bueena”. Il avait déjà envoyé l’alerte. Sans rien dire, il m’a filé une clef usb avec l’annonce de Raul. Mes yeux étaient braqués sur le petit frère. Et là, le téléphone fixe de l’AFP a sonné, j’ai décroché, quelqu’un a parlé en français, et Roque m’a murmuré “c’est ta chance”. La nausée. C’est pas possible. Je savais que j’allais pas dormir ni manger avant longtemps mais à ce point là… 

France Info rappelait sans cesse : “raconte ce que tu vois”- “je n’ai aucune info, je vous rappelle dans 3 minutes”. J’ai écrit 3 mots sur une feuille au crayon de papier et hop, j’étais en direct. L’adrénaline n’a même pas le temps d’arriver jusqu’en haut. Et ça a été comme ça pendant 3 jours non stop. Tu sais pas ce que tu fais, t’as pas de retour. Ceux qui te lancent sur un truc faux. Pas le temps de corriger. En Q/R ils te demandent de confirmer des rumeurs… Boulot de merde. J’hallucine quand j’écoute en sonnerie d’attente d’un gros média une chanson “Castro est mort, lalala”. Allons bon. A peine tu raccroches que t’as quelqu’un d’autre. Refuser un média et qu’il propose aussitôt de payer le double. “C’est pas une question d’argent les gars je peux pas faire deux papiers en même temps en fait”. Jusqu’à ce qu’ils se décident à envoyer quelqu’un. Puis un autre. J’avais jamais fait de télé de ma vie, j’ouvrais le 20h de TF1. A 3h du mat, les cernes jusqu’aux oreilles, les chefs qui me lancent “t’as pas une autre veste ? t’es habillée pareil qu’hier” euh bah non en fait je vais plus chez moi et j’habite à Cuba je sais pas si t’es au courant mais si on n’a pas d’oeufs on n’a pas Dior. 

J’ai dormi sur la moquette à l’AFP, à AP aussi, comme tant d’autres qui arrivaient du monde entier, c’est là qu’ils ont des spots de transmission. Et puis il y a rien à bouffer, toute activité économique s’est arrêtée. Les Cubains sont mobilisés partout pour faire passer le cortège de cendre. Pas besoin de militaires, les civils sont tous “volontaires”. Je bois des litres de café, du sucre au café aussi. Si je m’arrête je tombe. Relativiser : t’es pas à plaindre, regarde les gens autour de toi sont comme toi, et ils ont le sourire. Force toi. T’es au bon endroit pour tomber malade.

Et puis je suis descendue dans la rue, après tout je ne suis qu’une témoin. “Parce que Fidel, tu comprends, il n’y en a pas 2 comme lui… Il était malade depuis 10 ans mais pour moi il était encore président. Et d’ailleurs il sera toujours le seul président de ce pays… Tu comprends? À Miami les Cubains vont te dire que c’est un tyran parce qu’ils veulent être riches… Mais c’est pas possible que le monde entier soit riche, tu sais… Ils veulent pas participer au projet révolutionnaire… Ça va être plus facile pour eux, de partir, maintenant que Fidel est plus là… Non, non, je veux pas que tu m’enregistres. Non j’ai dit. Parce que, vous êtes tous pareil, vous les étrangers, vous venez et puis ensuite vous rentrez dans vos beaux pays, et vous déformez nos propos, vous manipulez l’information pour défendre vos intérêts… C’est vrai, je l’ai déjà vécu avec une télé… Une télé espagnole. Ben oui la radio c’est pareil. Vous savez ce que c’est vous que de vivre sous blocus? Vous savez qu’il y a plus de médecins cubains en mission dans le monde que tous les pays du G8 réunis ? C’est l’armée blanche de Fidel. On n’a pas besoin de vos conseils. Fidel est en chacun de nous. Yo soy Fidel, yo soy Fidel, yo…” Je suis Fidel. C’était peu après Charlie. Heureusement j’étais déjà partie. 

Ce Fidel, il se fait de plus en plus présent plus on avance vers el Oriente, vers la Sierra Maestra et le fief des guérilleros… RFI me loue une voiture de yankee à 100 balles la journée. Sur la route les gens sont de plus en plus nombreux, et silencieux. Ils et elles regardent passer la caravane les yeux rouges. Ils sont sincèrement tristes. Leur casquette du CDR et leur drapeau. Parfois leur vierge. On mélange tranquillement religion et révolution.

Mujica et Maduro viennent d’arriver. Il y a des journalistes africains qui pleurent. Des microphones passent des chants révolutionnaires, qui n’ont de révolutionnaire que le nom. Des mamies qui décident de se laisser mourir maintenant que c’est fini tout ça. Il fait horriblement chaud mais je ne peux pas enlever cette foutue veste de merde. Je pue. Y a plus de joie. Plus de salsa, plus de raggaeton, plus de soupe populaire ou de lechon, ni d’alcool à vendre. On n’oserait pas. Le blasphème. On est en deuil. 9 jours. Jusqu’à dimanche, les funérailles. Le retour de Fidel à Santiago. Ses cendres ont fait le même chemin, à l’inverse, qu’en 1959. De là a triomphé la Révolution des barbudos. De là est née la première constitution qu’aucun journaliste étranger ne prendra la peine de lire.

À demain. El día D. No habrá más día nunca.

Roque me l’avait dit : “les journalistes n’attendent qu’une chose : el Dia D”. Le jour J. Et le lendemain, ils partiront. 

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