Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Sacha Bergheim. La guerre en Ukraine et Israël

J’ai retrouvé par hasard Sacha Bergheim dont les analyses me paraissent toujours pertinentes et qui plaide tel un odessite pour que les Juifs ne jouent pas le mauvais cheval. Il explique, Poutine n’est pas imprévisible : il est Russe, c’est la Maskirovka, ou l’art de la roublardise militaire à la russe qui ne voit pas pourquoi il irait dire à l’ennemi sa stratégie et si l’autre se trompe surtout ne pas le contredire. L’esprit de la Maskirovka : les Russes savent souffler le chaud et le froid, frapper quand on ne les attend pas ou plus, livrer des armes en secret ou même envoyer dans un pays voisin des troupes sans insignes, dont ils jurent la main sur le cœur ne rien savoir, ne rien connaître. La Maskirovka est à la fois un outil et une stratégie en soi. Dissimuler, brouiller les cartes, frapper, feindre la retraite. Mais rares sont les armées et États à manier cette stratégie avec autant de maîtrise et dans tous les domaines, qui se croisent et se superposent. Politique, diplomatie, stratégie : tout contribue à faire de la Russie un acteur impénétrable et glaçant, avec son agenda, ses priorités, ses objectifs et sa manière – et un budget militaire, rappelons-le, dix fois inférieur à celui des États-Unis. Il a reconstruit une armée, mais pas comme les Etats-Unis pour aller porter le fer et le feu chez les autres, non pour défendre son chez soi et les relations de voisinage, tout est subordonné à cela. A partir de là ne pas sous-estimer et s’interroger sur ce qu’Israël peut en espérer alors que la Russie flirte avec l’ennemi iranien ? Il y a au moins quelque chose qui rapproche les Juifs des Russes, c’est qu’ils ne peuvent compter sur personne et surtout pas sur les occidentaux, alors le mieux c’est de dialoguer en évitant de devenir le guerrier par procuration d’un conflit qui ne les concerne pas. C’est une approche intelligente qui tend à gagner des partisans dans le monde, alors qu’en France, en Europe, non seulement nous sommes mal partis mais face à la catastrophe imminente sans moyen de la conjurer, nous devons de surcroît subir une propagande indécente, stupide avec ses bulletins de triomphe que rien ne justifie et dont nous sentons bien que nous sommes les dupes imbéciles. (note de Danielle Bleitrach)

12 mars 2023 Tribune Juive Israël Russie Ukraine 1

Plusieurs articles ont insisté sur le développement dangereux du conflit entre la Russie et l’Ukraine dans l’arène proche-orientale. Présente en Syrie pour défendre ses intérêts méditerranéens, la Russie est alliée de l’Iran d’au moins trois façons: le soutien officiel au nucléaire civil iranien (Bushehr), le soutien indirect au nucléaire militaire par le biais de la Corée du Nord dont la Russie est un très proche soutien et enfin le soutien militaire, sous la forme de la fourniture croissante d’équipements militaires offensifs ou défensifs. Mais là où les analystes font une erreur, c’est dans l’idée qu’il existerait une dépendance croissante de la Russie face à l’Iran ou à la Chine, voire la Corée du Nord, auprès desquels on annonce souvent des fournitures d’armes censées refléter une situation militaro-industrielle désespérée du côté de Moscou. C’est en réalité l’inverse.

Le premier paradigme qu’il faut avoir en tête est celui de la maskirovka. Sans entrer dans un cliché, il faut partir du principe constant que les Russes n’ont ni la nécessité ni la volonté ni encore moins l’intérêt de faire preuve de la moindre transparence sur ses actions et moyens militaires. Mais comme tout acte linguistique, la prise de parole fait toujours sens et révèle l’intentionnalité de son auteur. Entre l’accroissement dangereux des capacités sous-marines de la Marine russe en dix ans, qui ne fait pas la Une des journaux, et la publicité donnée aux différentes armes censées ne pas pouvoir être interceptées par les moyens occidentaux existants, nous avons une guerre de propagande qui révèle cependant une rééchelonnement de la stratégie militaire russe. 

En effet, si la fin de la guerre froide fut marquée par un recul complet de la capacité militaire russe, qui dut s’employer durement pour maintenir son contrôle territorial contre les velléités séparatistes en Tchétchénie, un tournant a été mené par Poutine dans la recherche d’une ceinture de dissuasion, c’est-à-dire l’établissement d’une défense destinée non à projeter sa puissance, comme le font les USA, mais à assurer une interdiction d’action de l’ennemi dans la vicinité proche de la Fédération de Russie, incarnée par les multiples strates des défenses anti aériennes. On remarque néanmoins que le développement de ces armes “nouvelles” et “uniques” revendiquées par le président russe ouvre la voie à une seconde étape de la sanctuarisation du territoire russe: celle de la capacité à infliger des dommages irréversibles à l’ennemi en étant capables, en théorie, de viser n’importe quel point de son propre territoire sans contre-mesure possible. 

De manière significative, c’est le type de discours que revendique la Corée du Nord depuis plusieurs années: développer des armes qui permettent non pas de répondre à une attaque ennemie, mais de le dissuader d’agir au point de ne pas pouvoir empêcher ses actions hostiles elles-mêmes. La parenté est assez éloquente entre les deux pour ne pas manquer d’en faire le constat. Et nous pouvons relever une revendication similaire de la part de la Chine, notamment dans l’établissement d’une ligne d’attaque extérieure obtenue grâce à ses bases avancées en mer de Chine et ses missiles hypersoniques. Le principe est similaire : la principale force des USA repose sur la projection de puissance qui nécessite deux points d’appui (des bases militaires fixes et des porte-avions) et dépend de deux conditions (la maîtrise des voies maritimes et la sanctuarisation du territoire américain). 

Nos experts, si prompts à affirmer les pertes colossales de la Russie ou à se gausser de ses échecs supposés en Ukraine, ne partent pas du principe essentiel que la stratégie repose sur une analyse précise des moyens, forces et faiblesses des adversaires. Refuser d’admettre non seulement la rationalité mais aussi la capacité à élaborer une stratégie défensive / offensive de la part de la Russie obscurcit l’appréhension correct du réel et conduit à des incohérences démagogiques : on nous dira que la Russie voulait conquérir Kiyv en 3 jours tout en constatant qu’aucune armée ne peut prendre une capitale avec aussi peu de troupes. Certains iront jusqu’à parler de mauvaises analyses du renseignement russe mais il est simplement aberrant de croire que les Russes, même sur la base d’un mauvais renseignement, auraient l’illusion que 30.000 hommes seraient suffisants pour prendre le contrôle d’une ville de 3 millions d’habitants. La conclusion logique est la suivante: la finalité de l’opération sur Kiyv n’a jamais été son contrôle mais bien d’obliger l’adversaire à protéger sa capitale et à détourner ainsi des forces présentes dans le sud-est du pays. Que l’on juge de la capacité militaire russe à l’aune des gains territoriaux ne doit pas faire oublier que la Russie est parvenue à assurer la jonction territoriale avec la Crimée et à continuer à contrôler ces territoires en dépit des annonces répétées de la défaite future de ses troupes, du moral censé être abyssal de ses troupes, ou de ses manques de moyens, détrompés par les frappes de missiles régulières. Autrement dit, le discours officiel est une hérésie qui provient autant de la maskirovka russe que d’une tentative désespérée de vendre à l’opinion publique l’horizon proche d’une victoire, qui amèrement s’éloigne chaque semaine.

Dans le même ordre d’aberrations intellectuelles, les multiples pseudo-révélations, qui sur l’état de santé du président russe dont le cancer terminal ressemble plus à une maskirovka que les occidentaux désespérés auraient repris sans vérification, pour alimenter un narratif sur un état supposé inférieur de l’ennemi. 

Quel est le lien avec Israël? Il se situe à quatre niveaux

1 Étant alignée avec l’axe Iran – Corée du Nord – Chine, la victoire russe ne ferait que renforcer les ennemis mortels d’Israël. De fait, une défaite russe en Ukraine est dans l’intérêt d’Israël mais demeure un horizon aussi incertain qu’improbable, notamment en voyant de quelle façon l’établissement d’une ligne de défense au Donbass et l’utilisation de méthodes éprouvées (usage de drones et d’armes de guerre électronique) qui génèrent un taux alarmant de pertes côté ukrainien autant qu’elle a annulé l’effet initial de certaines armes fournies à l’Ukraine qui en a été réduite dans certaines zones de combat à des attaques ponctuelles à la chlorine..

La croyance dans la capacité à vaincre l’adversaire iranien et ses alliés dans une guerre éclair dévastatrice n’est valable qu’à la condition politique d’accepter d’infliger à l’ennemi un prix civil élevé. On le constate en Ukraine, la nécessité opérative conduit les deux camps à ignorer totalement l’impératif de protection des civils : entre l’usage des civils comme boucliers humains par les Ukrainiens ou les bombardements russes répétés dans des villes  dévastées, c’est malheureusement l’obligation de survie d’Israël que la société ou l’échelon politique n’est pas prêt d’accepter. Car la capacité d’une armée, que ce soit le Hezbollah ou les Gardiens de la Révolution, à opérer dépend d’une logistique entée sur la société civile est un constat simple. Les moyens de transmission, les moyens de circulation des groupes armés par exemple sont ceux des civils. De fait, on constate, à la suite de la bataille de Raqqa ou de Mossoul, que préserver l’environnement civil est un frein à l’anéantissement de l’ennemi. Des frappes chirurgicales ne garantissent pas la victoire, au contraire, elles augmentent les chances de résilience de l’ennemi.

La capacité industrielle est la clé de la victoire: sans destruction du potentiel industriel russe, il n’y aucune possibilité de vaincre le pays. De fait, non seulement les Russes ont encaissé le choc des sanctions mais sont entrés en économie de guerre et continuent d’envoyer des satellites, notamment militaires, dans l’espace. Entre le projet Sféra, qui vise à disposer d’un réseau équivalent à celui de Starlink au projet Liana de surveillance électronique, le manque de publicité par la Russie de ses programmes civils ou militaires ne signifie pas que le pays en soit resté à des technologies datant de l’Union Soviétique. Même les systèmes radar chinois de détection et alerte précoce sont une version d’exportation de leur version russe intégrée déjà à l’armée russe. Que l’armée française de Napoléon III ne manque pas d’un seul bouton d’uniforme n’a pas empêché la défaite face à l’armée allemande. À l’inverse, les déboires de la logistique russe (uniformes, etc) ne devraient pas susciter un sentiment d’auto-satisfaction : et quoi qu’on ait pu répéter dans les médias ou les chancelleries, il est loin d’être démontré que la Russie chancelle. De fait, Israël a bien pris la mesure de l’enjeu en ciblant récemment, sur le sol iranien, des usines de fabrication de drones. Mais il semble aussi que cela est loin d’être suffisant. A l’inverse, l’étroitesse du territoire israélien et la capacité des milices ennemies à arrêter l’économie (par souci de protection des civils face aux salves saturantes de missiles) ou à susciter des vagues de migrations intérieures (comme en 2006), entravent concrètement les capacités de l’armée israélienne à agir à plein régime, sans parler des missiles de précision censés cibler directement les dépôts, bases et infrastructures militaires et civils israéliennes. Si le Hezbollah n’existe que par ses livraisons d’armes, en revanche, l’Iran dispose de capacités industrielles sanctuarisées par la taille du pays et la distance requise pour mener des frappes potentielles d’Israël, sans intervention directe des USA…

Le quatrième niveau est celui de l’analyse des objectifs de l’ennemi. La Russie a clairement pour objectif la destruction des capacités militaires de l’Ukraine (objectif immédiat, éliminer l’armée la plus grande et la plus capable à ses portes) mais a formulé aussi clairement son objectif de faire reculer l’OTAN. Que cela prenne la force politique d’une vassalisation de l’Ukraine à moyen terme voire même des pays baltes est moins un enjeu que le fait même que la Russie se sente suffisamment en mesure d’engager le combat et d’affirmer publiquement son intention de poursuivre la guerre jusqu’à la réalisation de son objectif de “démilitarisation” et de révision de ses engagements envers l’Occident. Loin d’être dans une perspective de sacrifier des vagues de soldats, elle procède méthodiquement à la fixation de l’armée ukrainienne jusqu’à attendre son point de rupture. Et c’est là la leçon pour Israël : sa capacité à tenir le coup économique et social d’une guerre totale d’attrition est-elle suffisante face à l’incapacité à décapiter le régime iranien pour en ôter le danger mortel? 

A ne pas vouloir accepter la totalité des défis engagés par l’ennemi et ses alliés, on risque de ne pas donner une réponse appropriée. Non seulement des villes ukrainiennes sont entièrement dévastées mais des dizaines de milliers de soldats sont sacrifiés sur le front pour tenir du prix ultime leurs positions. La bataille de Bakhmut est perdue, seul le sacrifice de brigades entières permet encore de garder les quartiers ouest pris en tenailles. Mais la clé de la bataille du Donbass ne se situe pas à Slaviansk ou Kramatorsk mais sur la ligne de collines qui se situe entre Bakhmut et ces villes ukrainiennes.

Cela doit servir d’avertissement pour Israël: non seulement l’économie occidentale est trop désindustrialisée et trop dépendante, léthargique, pour être prête à une économie de guerre, mais la solidarité occidentale envers Israël – “coupable d’oppression” envers les Palestiniens – est rien moins que garantie. De fait, sans nier qu’il y ait des enjeux fondamentaux autour d’une Cour suprême en Israël qui s’érige en instance absolue, supérieure au vote démocratique (mais sans une Constitution qui en serait la justification), le leadership politique devrait commencer par faire prendre conscience à l’opinion publique du péril qui se présente et de la nécessité de réorienter la vie sociale, économique et politique dans ce but, de la même façon que la société juive en 1947 avait pris conscience que sa survie collective était en jeu. 

© Sacha Bergheim

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