Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Pourquoi les Russes ne se réjouissent pas des malheurs de l’Ukraine

Ce poète russe a une expression qui dit assez bien ce que l’on peut percevoir de la fièvre nationaliste russophobe qui depuis 2014 semble s’être emparée d’une partie des Ukrainiens et de Zelensky lui-même: un lapin ivre… On en peut qu’être d’accord et ce même sans être russe, simplement en connaissant un peu la situation en Crimée et dans le sud et l’est de l’Ukraine. Mais il y a le piment de l’âme russe. Quand on sait la propension des Russes, dignes héritiers de Tolstoï, à se prendre pour les martyrs volontaires pour sauver l’humanité, un tel discours n’a rien d’exceptionnel et reflète une opinion toujours choquée par l’ingratitude de ceux pour qui elle ne cesse de se sacrifier de la grande guerre patriotique à la résurgence du nazisme en Europe. La démonstration de la patience et du sang froid russe ne reçoit d’ailleurs pas l’assentiment des lecteurs commentateurs russes du site, qui trouvent que la patience et la mansuétude russe à l’égard de ces gens-là ça commence à faire et qu’il serait temps de mener une vraie guerre face à ces marionnettes de l’OTAN. Dans leur immense majorité les critiques adressées à Poutine et au ministre de la Défense manifestent de la sévérité à la fois contre un discours trop lénifiant qui couvre ceux qui par intérêt personnel n’ont cessé de laisser la patrie russe désarmée face au “lapin ivre” manipulé par des ennemis aussi impitoyables que les nazis(1). (note de Danielle Bleitrach et traduction de Marianne Dunlop pour histoireetsociete)

https://vz.ru/opinions/2022/10/14/1181724.html

par Igor Karaulov
poète, publiciste

La tentative de destruction du pont de Crimée par les terroristes de Kiev a suscité une vague de jubilation en Ukraine, tant au niveau officiel que parmi les citoyens ordinaires. Un timbre-poste a rapidement été émis pour commémorer la grande victoire ; dans le centre de Kiev, les autorités ont érigé une installation représentant le pont en feu, et les passants ont fait la queue pour prendre des selfies devant celle-ci.

“De voir la façon dont ça brûle, les gens adorent. Nous attendions cela depuis longtemps”, a déclaré Krystyna, originaire de Kiev, à une chaîne de télévision ukrainienne. Oleksandr, de Kiev, lui fait écho : “Aujourd’hui, nous allons ouvrir une bouteille de vin et faire la fête”.

La société ukrainienne est depuis quelque temps comme un lapin ivre. Mon parent éloigné d’Odessa, qui s’est enfui au Canada pour échapper à la mobilisation, a appelé sa tante de Belgorod et s’est vanté que bientôt Belgorod sera ukrainien. Et pas seulement Belgorod, toute la Russie sera l’Ukraine.

Mais la joie des gogos ne peut durer longtemps. Deux jours ont passé et des roquettes ont volé dans toute l’Ukraine, frappant des infrastructures critiques. Kiev n’a pas été épargnée, ses habitants passant immédiatement des files d’attente pour les selfies triomphants aux files d’attente pour l’essence et les produits de première nécessité. Entre-temps, le pont de Crimée était déjà tranquillement emprunté non seulement par les trains mais aussi par les voitures. La “victoire” s’est avérée partielle et temporaire. Alors, est-ce le moment pour les Russes de jubiler ?

Bien sûr, à Moscou, l’ambiance s’est améliorée : nos dirigeants ont montré qu’ils étaient prêts à agir de manière décisive et sérieuse. L’e moral est également remonté dans les nouvelles régions russes : enfin, les habitants de Kiev ont pu sentir sur leur propre peau comment Donetsk vit depuis huit ans et Energodar et Novaya Kakhovka depuis six mois. Il y a une certaine justice dans tout ça. Mais il n’y a pas eu de jubilation à proprement parler, ni d’euphorie victorieuse. Une sobre conscience de la nécessité a prévalu.

Pourquoi on ne jubile pas ? Tout d’abord, parce que l’attitude des Ukrainiens vis-à-vis du pont de Crimée et notre attitude vis-à-vis des objectifs en Ukraine ne sont pas symétriques. Pour le régime de Kiev, le pont de Crimée est l’incarnation du talent d’ingénierie et du travail humain de quelqu’un d’autre. C’est le travail et le talent, deux choses détestées par les nazis, qui ont été visés par l’attaque terroriste.

Pour nous, les “installations d’infrastructures critiques” c’est rien moins que notre propre patrimoine historique, qui a été créé autrefois par notre grand pays tout entier. Il ne servirait à rien de frapper le Kiev de Petlioura et de Bandera ; il n’y a que tridents et chemises brodées dans ce Kiev. Nous sommes obligés de frapper à contre-cœur le Kiev de Boulgakov et Koroliov, d’Antonov et Paton, de frapper l’héritage de l’Ukraine internationaliste russe et soviétique, car les nationalistes n’ont pratiquement rien construit pendant les années d’indépendance. La plus grande centrale thermique de Kiev, CHPP-6, qui a été touchée par des missiles russes, a été construite en 1981. L’importante centrale de Burshtyn, dans l’ouest de l’Ukraine, a été mise en service en 1965.

Si après le secteur de l’énergie nous devons nous attaquer aux ponts, le pont Paton à Kiev serait l’une des cibles les plus logiques. Mais il s’agit d’une des merveilles soviétiques. Il s’agit du premier pont au monde entièrement réalisé par soudage. Il n’a certainement pas été construit par un Petlyurovite ou un Banderovite, mais par Yevgeny Oskarovich Paton, Allemand de sang, Russe d’esprit, le créateur de la soudure électrique russe. Les ponts de Kiev avaient déjà été dynamités en quarante et un avant l’arrivée des Allemands, et maintenant une telle opération peut être nécessaire à nouveau. Comment s’en réjouir ?

Nous ne jubilons pas non plus parce que nous ne sommes pas animés par la haine. Les frappes aériennes russes sont appelées frappes de représailles, mais en réalité nous ne nous vengeons pas, nous ne cherchons pas à insulter et à humilier la population de l’État adverse. Il y a une logique de l’action militaire, il y a une nécessité militaire. De son côté, la nécessité militaire est largement dictée par le flux incessant d’aide militaire occidentale en direction de l’Ukraine. Pour rendre plus difficile l’accès de ces dons mortels au front, pour tuer le moins de personnes possible, certaines actions doivent être menées, comme la suppression de l’électrification des chemins de fer ukrainiens, la destruction des gares de jonction, des carrefours routiers, etc.

Les habitants de Kiev, Lviv, Vinnitsa et d’autres villes ukrainiennes devraient donc savoir clairement à qui ils doivent leurs matins douloureux, leurs soirées sombres et leurs journées sans eau chaude. C’est à eux, les bienfaiteurs occidentaux qui jurent inlassablement de soutenir l’Ukraine jusqu’au bout.

Nous ne nous vengeons pas, donc notre armée ne se livre pas et ne se livrera pas à la terreur contre les civils, et le slogan “tuer un Ukrainien” ne deviendra jamais populaire chez nous. Les morts de personnes innocentes à la suite d’attaques de missiles – heureusement peu nombreuses – suscitent la compassion de la société russe. Et c’est là notre différence fondamentale avec les Ukrainiens infectés par le virus du nationalisme.

Le malheureux chauffeur de camion qui a fait sauter le pont de Crimée et qui a été cyniquement utilisé comme couverture, le couple d’historiens de Saint-Pétersbourg qui ont péri dans l’explosion – ces victimes pour les patriotes ukrainiens dans leur frénésie triomphale c’est comme si elles n’existaient pas. En fait, l’attaque du pont de Crimée est une continuation de l’histoire de la mort de Daria Douguina, qui a également été tuée par des terroristes ukrainiens.

Et donc une autre raison pour laquelle nous ne jubilons pas. Nous n’avons tout simplement pas le temps pour le triomphe de nos egos nationaux blessés en ce moment. Nous sommes réveillés, nous devons être vigilants. Nous savons que l’ennemi va essayer de frapper à nouveau. Nous savons qu’il n’a aucune autorité morale. Nous savons qu’il a réussi à établir un réseau en Russie. Ainsi, la contemplation d’installations en feu de l’autre côté de la frontière ne doit pas nous dispenser de la nécessité de veiller les uns sur les autres et de surveiller attentivement les gens d’en face. Le chemin vers la victoire ne manquera pas d’être long et difficile, et il sera parsemé d’embûches.

La nouvelle de l’explosion sur le pont de Crimée m’a surpris à un endroit emblématique : dans la prairie Bogolyubovsky, sur un chemin pavé de pierres menant à l’église de l’Intercession sur la Nerl. Quelque part au loin, des citernes brûlent, les travées du pont s’effondrent dans la mer. Et devant moi se tient l’église, telle qu’elle a été construite huit siècles et demi auparavant. Elle a survécu à l’invasion de la Horde, à la période des troubles et à toutes les guerres qui ont suivi. Et l’imperturbabilité de la pierre éternelle était plus réelle que toute agonie et toute souffrance humaine, que toute lutte et toute victoire à court terme.

De la même façon nous avons vocation à nous maintenir debout – fermement, calmement, sans céder aux pulsions primaires.

(1) D’ailleurs depuis le 15 octobre, il ya plusieurs forts signaux qui laissent entendre qu’après une semaine de frappes sur l’Ukraine, la Russie et son alliée biélorusse pourraient lancer une nouvelle offensive aéroterrestre. Tout d’abord, le ministère des Affaires Etrangères chinois a appelé tous ses ressortissants à quitter l’Ukraine sans délai. Cette déclaration a été suivie par des déclarations similaires de la part de l’Inde, la Serbie, de l’Egypte et de plusieurs pays d’Asie Centrale. Ce genre de précaution émanant de pays “proches” ne se prend pas sans qu’il plane une menace réelle d’escalade du conflit. Des mesures similaires avaient été prises par les Etats-Unis et la Grande-Bretagne en février dernier avant le début de l’opération russe. Ensuite, ce matin 16 octobre la composante russe du groupement conjoint avec les forces armées biélorusses est presque totalement installée en Biélorussie et elle compte plus de 9 000 hommes. Selon les médias biélorusses, les troupes se concentrent dans la région de Gomel.

Print Friendly, PDF & Email

Vues : 265

Suite de l'article

1 Commentaire

  • Daniel Arias
    Daniel Arias

    La tranquillité de Kiev est rompue par les drones geran (shahed).

    La vie y a suivi son cours avec ses difficultés pendant plus de 8 ans.
    Ce qui est terrifiant est que chez nous c’est un peu la même attitude, inquiets et inactifs.

    Macron va peut être tenir ses promesses de moments difficiles ce quinquennat, d’ailleurs qu’avait il promis déjà au précédent ?

    https://youtube.com/shorts/5lYoFsAhFVo?feature=share

    Renforts Russe au Belarus ( chaîne officielle de la défense du Belarus ):

    https://youtu.be/1DuOtj0ssr0

    https://youtu.be/Dicx5TQnB7s

    Répondre

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.

La modération des commentaires est activée. Votre commentaire peut prendre un certain temps avant d’apparaître.