Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Franck Marsal : la science économique est morte

En dehors du fait que la référence à la rupture scientifique du marxisme (si l’on en croit Marx lui-même) n’est pas seulement Copernic mais surtout Kepler et sa mise en évidence du mouvement des étoiles, ce qui insiste sur l’aspect non positiviste de la dite science et fait le lien avec la lutte des classes, le texte de Franck Marsal qui, à partir de la catastrophe britannique nous annonce la fin de la “science économique” est tellement pertinent. Mais là encore il ne faudrait pas oublier tous ceux qui ont dénoncé à leurs risques et périls et à celui de leur carrière ce que Paul Ricoeur avait baptisé “l’utopie néolibérale”. Face à la crise keynésienne qui avait cru pouvoir éliminer la seule découverte de Marx, à savoir la nécessité de la dictature du prolétariat pour mettre à bas la dictature de la bourgeoisie, les capitalistes n’avaient pas choisi le socialisme mais l’Utopie néo-libérale, l’abandon de toute régulation et la main invisible du marché… le Thatcherisme dans lequel le monde, y compris la France de Mitterrand, s’est engouffré laisse nos élites cul nul, mais lisons plutôt ce que nous en dit Franck Marsal (note de Danielle Bleitrach pour histoireetsociete)

illustration: l’escamoteur de Jérôme Bosch

Londres confirme : la “science” économique capitaliste est en état de mort cérébrale.

Marx avait donné pour la première fois une base scientifique à l’économie, en accomplissant un travail équivalent à celui réalisé pour l’astronomie par Copernic (renversement de perspective) et Newton (établissement des lois générales). Mais les conclusions de Marx (baisse tendancielle du taux de profit et mort inéluctable du système capitaliste) étaient insupportables pour le capitalisme. On a donc reformé une nouvelle économie, dite “néo-classique”, sur des bases non scientifiques, puis on a développé une pensée empirique, qui cherche à donner pour chaque époque des recettes de cuisine politiquement orientées en espérant obtenir des résultats.
Il y a eu deux grandes phases de recettes : la phase dite keynesienne, après la crise des années 30 et, pendant quelques décennies, on a cru que ça marchait, puis la phase monétariste, dite aussi néo-libérale, et là aussi, pendant quelques décennies, on a cru que ça marchait.

Au final, l’”économie” officielle est plus une machine à trouver a posteriori des justifications absconses aux politiques menées par la bourgeoisie. Mais, même cela, aujourd’hui, est devenu incroyablement difficile.

Or pendant ce temps, les lois de Marx reçoivent chaque jour confirmation par les faits économiques : Tendanciellement, le taux moyen de profit baisse (plusieurs équipes d’économistes marxistes en font annuellement le calcul mondial et convergent sur cette conclusion). Les capitalistes sont obligés de prendre des mesures de plus en plus massives et visibles, tournant désormais à la prédation directe, pour maintenir et reconstituer le-dit profit.

La crise économique actuelle murit en réalité depuis 2007, c’est la même crise qui se développe, n’a pas été résolue, mais seulement masquée par des artifices grossiers, qui s’amplifie et qui menace l’ensemble du système désormais.

La crise de 2007, l’effondrement du système financier américain, a obligé les dirigeants capitalistes à renverser l’ensemble de leurs politiques néo-libérales. Alors que la doctrine néolibérale préconisait la non-intervention des banques centrales, il a fallu que celles-ci interviennent brutalement et massivement (la BCE violant ses propres statuts et les pactes européens) pour injecter des sommes de monnaie astronomiques dans le système financier.

Alors que les traités ne le permettaient pas, il a fallu également émettre de la dette commune au niveau européen et placer certains pays sous protection spéciale de la BCE pour éviter l’éclatement de la zone euro.

On a fait descendre les taux de prêt et d’emprunt des grandes banques centrales en dessous de zéro (c’est à dire que vous empruntez de l’argent que vous ne remboursez pas en totalité, alors que dans un prêt “normal”, vous remboursez la totalité plus un intérêt).

Cette monnaie injectée est restée bloquée un moment, puis, au pire moment, celui où les capacités de productions étaient touchées par d’autres crises (réchauffement climatique, covid, aujourd’hui guerre en Europe, crise énergétique …), ces quantités de monnaies sont venues chercher des marchandises sur les marchés, provoquant ce que la théorie monétariste avait désigné comme le mal absolu : l’inflation.

Et là, l’absence de base scientifique à l’économie officielle a présenté un dilemme aux économistes du système : poursuivre les injections de monnaie, c’est accélérer l’inflation à des niveaux dangereux ; les arrêter, c’est provoquer non seulement une récession mais aussi prendre le risque d’un nouvel effondrement financier. La crise de la livre sterling, survenue au lendemain des obsèques de la reine (faut croire qu’elle sentait quelque chose venir et qu’elle a préféré partir avant…) en a donné une amère illustration.

Cela faisait un certain temps que l’establishment britannique trouvait la politique de Boris Johnson un peu trop sociale (il n’en faut pas beaucoup, pour être social là-bas) et souhaitait une réorientation Thatcherienne. Voici donc un nouveau gouvernement qui profite de la crise générale pour annoncer une réorientation générale de politique et, quitte à faire du Thatcher, allons-y franchement : réduction d’impôts pour les plus riches, endettement massif de l’état.

Au passage, il faut faire quelque chose pour répondre à la hausse de l’énergie, et comme on n’est pas dans la science mais dans l’empirisme, on ne craint pas la contradiction. Le gouvernement adopte une mesure absolument contraire à la théorie néo-libérale, en dépensant l’argent du gouvernement pour faire baisser artificiellement le prix de l’énergie.

Résultat pour le budget de l’état : coût des mesures thatcheriennes + coût des mesures non thatcherienne = (si j’ai bien lu) environ 100 milliards de livres (par an).

Or si la science permet de s’accorder sur une vision commune (car vérifiable) du monde, l’empirisme permet à chacun de voir midi à sa porte. Les marchés financiers ont fait leur compte et ont jugé que la promesse de Liz Truss, la nouvelle première ministre britannique, qu’une nouvelle croissance allait permettre de payer la dette n’avait aucune base solide.

Ils ont donc massivement cherché à se débarrasser de cette dette malodorante et la livre s’est effondrée. Clou du spectacle : la Banque d’Angleterre est alors intervenue massivement sur les marchés pour racheter cette dette afin d’éviter que l’effondrement de la livre se prolonge en une chute sans fin. Retour à la case départ (à la politique pro-inflationniste), dans des conditions bien dégradées, puisque d’une part, les promesses de baisse d’impôt ont été faites, et d’autre part, tout le monde a vu maintenant la faiblesse dangereuse dans laquelle se trouve la Grande Bretagne. L’adage boursier dit : “lorsque la mer descend, on voit ceux qui se baignent sans maillot” et désormais, tout le monde a compris que le gouvernement et la Banque d’Angleterre font partie de cette catégorie. Nul doute qu’il ne sont pas les seuls.

La sortie de l’Euro n’a pas permis à l’Angleterre d’éviter la crise énergétique provoquée par les mesures de guerre économique prises contre la Russie. Et comme, pour l’instant au moins, cette guerre économique est gagnée haut la main par la Russie…

Alors, pourquoi le Thatcherisme a semblé marcher dans les années 1980 et pourquoi est-il simplement impraticable aujourd’hui ?

Fondamentalement, je dirai que le Thatchérisme est arrivé à un moment très particulier : un moment où il était possible de substituer largement l’industrie des grands pays industrialisés, dans lesquelles le taux de profit baissait et les revendications sociales montaient (c’était particulièrement le cas en Angleterre) par le développement (ou la délocalisation de celle-ci) dans des pays qu’on appelait à l’époque “le tiers monde”, dans lesquels une main d’oeuvre complétement neuve arrivait massivement des campagnes par la constitution de mégalopoles gigantesques.

L’idée générale du Thatchérisme n’était pas du tout le catéchisme monétariste, qui n’était qu’un habillage. L’idée générale tait qu’il était possible de développer un néo-colonialisme, dans lequel les pays les plus puissants se débarrasseraient d’une large partie de leur industrie, en gardant le contrôle et les bénéfices non plus par le colonialisme classique, l’occupation des pays dominés, le pillage des ressources naturelles et l’extorsion forcée mais par un contrôle financier et technologique, bancaire et politique plus discret et moins coûteux.

Il est vrai qu’à cette époque-là, la démographie de l’Asie en particulier était favorable à un tel transfert et que nul autre ne pouvait contrôler les flux financiers énormes que le capitalisme avait placé dans les grandes places anglo-saxonnes. D’un coup, le rapport de force avec les ouvriers anglais changeait : vous refusez les conditions qui vous sont faites ? Nous fermons l’usine. Et les usines fermèrent, furent souvent démontées et remontées dans différent pays, en Asie, mais aussi dans d’autres pays. Les différences de niveau de développement assurait aux usines délocalisées un taux de profit bien supérieur à celui de l’Angleterre ou de l’Europe. Et les travailleurs anglais et européens durent accepter un niveau d’exploitation en hausse du fait de cette concurrence nouvelle. Comme le dit Marx dans le Manifeste du Parti Communiste, l’”organisation du prolétariat en classe, et donc en parti politique, est sans cesse détruite à nouveau par la concurrence que se font les ouvriers entre eux”.

Je pense que, jusqu’à un certain point, les capitalistes se bercent de leurs mensonges et que pour partie, nombre d’entre eux ont réellement crû à la magie du Thatchérisme. Pour eux, la suprématie technologique de l’occident était l’expression de leur supériorité “naturelle” sur le monde. Le contrôle par les places de Londres et de New York des flux financier leur était dû. Le contrôle du gouvernement américain sur les institutions financières était assuré. Donc, le système financier était la garantie inviolable de leur domination et leur permettrait de conserver la maîtrise des profits, des titres de propriété et in fine de l’économie.

Dans une première étape, les récipiendaires des délocalisations étaient des pays asiatiques “bien dans le système”. Le Japon connaît dans les années 80 un développement fulgurant dans l’électronique mondiale puis dans d’autres secteurs comme l’automobile. C’est la grande époque des marques japonaises : Toyota, Sharp, Mitsubishi … Puis suivent Taiwan, la Corée du Sud, Singapour, puis d’autres. Mais au début, les crises reviennent à intervalles régulier. La chute du bloc socialiste européen, en 1989 ouvre de nouvelles perspectives: des pays entiers, disposant d’une base industrielle solide et d’une main d’oeuvre très bien formée sont mis à terre et deviennent des terrains d’investissement propices et très rentables.

Puis émerge un géant, la Chine, un pays certes socialiste mais qui promet et offre des conditions d’investissement si favorables que c’est quasiment une sorte de ruée. Pendant plus de vingt ans, la Chine offre un taux de change et un taux de profit très favorable et aspire une part croissante des investissements et des usines occidentales.

Le capitalisme occidental devient un capitalisme de rente financière et pendant un temps, cela marche. Pendant un temps seulement, car inévitablement, la réalité de la production l’emporte tôt ou tard sur le système de contrôle financier. La montée en puissance de la Chine, et en particulier le projet de “Nouvelles routes de la soie” a changé radicalement les conditions dans lesquelles le contrôle financier de l’économie mondiale pouvait être exercé. Progressivement mais inéluctablement, la City et Wall Street perdent leur statut de place financière dominante. La recherche socialiste chinoise fait des pas de géant et les secteurs dans lesquels l’occident domine réellement technologiquement sont devenus minoritaires dans l’économie.

De plus, les lois de Marx s’appliquent à l’économie capitaliste de tous les pays, y compris en Chine pour la partie “capitaliste” de son économie. Les taux de profits sont à la baisse et les perspectives de “re-délocalisation” vers d’autres eldorado sont limitées. Aucun pays ne peut ajouter à l’économie mondiale des centaines de millions de travailleurs, bien formés, structurés et portés par une politique planifiée et scientifique de développement comme la Chine l’a fait.

Enfin, dans les pays occidentaux, ce qui a été délocalisé l’a largement été. Aller plus loin, c’est abandonner rapidement toute possibilité de maintenir une base industrielle sérieuse, le seuil minimum de compétences clés nécessaires est déjà atteint.

Par ailleurs, la mise en oeuvre du Thatchérisme s’est accompagné du boom des pétroles en mer du Nord, dont l’Angleterre détient la part prépondérante en termes de production pétrolière. Les premières découvertes ont eu lieu à la fin des années 1960 et la production a démarré simultanément à la première crise pétrolière en 1973. Les découvertes se sont accélérées dans les années 80. En 1999, la production de pétrole en mer du Nord a atteint son maximum et, du fait de l’épuisement des gisements, décline depuis. De presque 140 millions de tonnes par an en 1999, la production britannique était déjà tombée à moins de 40 millions en 2014.

C’est pourquoi la Grande Bretagne ne peut vivre aujourd’hui que dans le fantasme du Thatchérisme et est condamnée, comme Liz Truss vient d’en faire l’amère expérience, à se heurter au mur de la réalité si elle essaye de reproduire cette expérience.

Comme l’Europe en a déjà fait l’expérience dans les années 1930, la crise du capitalisme est désormais systémique et ne peut plus être masquée. Les forces productives de l’occident elles-mêmes sont en déclin et seules deux voies sont possibles : la fuite en avant dans le fascisme et la guerre, pour tenter de faire durer encore un peu le mythe de la toute-puissance, ou le socialisme, qui – et c’est un pas difficile mais salutaire – supposera d’abandonner toute velléité et toute illusion de domination sur le monde pour bâtir des voies de coopération sincères et équitables avec l’ensemble du monde.

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4 Commentaires

  • Franck Marsal
    Franck Marsal

    Ah là là !!! Mais comment ai-je pu oublier Kepler ! Merci Danielle de m’avoir corrigé sur ce point. C’est bien Kepler, qui, après que Copernic ait donné la perpective de l’hliocentrisme, va proposer les 3 premières lois de mouvement des planètes, en s’appuyant sur les observations très précises menées par Tyvho Brahé. Newton ne modifiera pas les lois de Kepler, mais fournira une théorie d’ensemble qui permet de décrire à la fois le mouvement des planètes autour du Soleil (ou de la Lune autour de la Terre) , donc l’univers céleste et l’icii-bas terrestre, la chute des objets sous l’effet de la gravité (la pomme légendaire).

    Quelques concepts clés : masse, distance, vitesse, quantité de mouvement, accélération, … s’exprimant par des grandeurs mesurables permettent de saisir l’essence d’une grande classe de phénomènes.. L’astronomie y acquiert une base scientifique solide, que les découvertes ultérieures ne vont pas détruire, mais simplement transformer, d’une certaine manière compléter, pour l’élargir encore et encore.

    Rien de tel n’est possible en économie, tant que l’on refuse les apports de Marx, qui donne les concepts scientifiques clés, reformulant la valeur, redonnant tout son sens à celle marchandise, introduisant la force de travail précisément comme marchandise, et ensuite, plus-value, taux de profit et la délicate (et aussi décriée et pourtant si importante) transformation des valeurs en prix.

    Tout cela permet d’expliquer et de décrire une grande classe de phénomènes en plaçant l’économie à se juste place de science sociale et historique. Sans cela, point de vision d’ensemble ni de vision perenne. L’économie non marxiste est condamnée à tâtonner, à considérer des phénomènes de manière étroite et limitée, avec une grande complexité d’outils. Et les questions qui ont été soigneusement dissimulées sous le tapis (comme l’origine de la plus-value, par exemple) reviennent continuellement en boomerang. Les lois économiques de Marx sont encore confirmées par les faits alors que l’économie non marxiste se noient dans ses contradictions.

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  • Xuan

    Voilà qui rappelle plusieurs interventions de notre camarade Jean Claude Delaunay, sur le capitalisme monopoliste d’état, et sur certaines incantations concernant la “logique néo libérale”.
    Déjà les sanctions de Trump contre la Chine sont à l’opposé du néo libéralisme. Et dès la crise de 2008 en effet, les états sont intervenus pour aider les too big to fall.
    A tel point qu’ils n’ont plus de quoi recommencer, des pays comme la Grèce ont été punis par la France et l’Allemagne, à deux reprises. C’est alors qu’on a pu mesurer en vraie grandeur les divisions réelles de l’Europe. Depuis elles n’ont fait que s’approfondir, sur les travailleurs détachés, sur les vaccins, sur l’immigration, et maintenant sur la Russie.

    Or aujourd’hui la situation change. Qui peut punir qui ? L’UE s’est elle-même mise sous la botte des USA, les nationalismes la déchirent, la tirent à hue et à dia.
    Mais que peuvent les nationalismes bourgeois maintenant ? La communauté de pensée souverainiste se heurte précisément à la réalité nationale des voisins dès qu’elle prend le pouvoir.
    Ou bien elle doit très vite s’orienter dans le conflit en cours, sur lequel elle n’est pas unie.
    En fait le seul dénominateur commun du fascisme ce sont les USA.

    Le maillon faible de l’impérialisme est bien notre UE, et l’attentat contre le gazoduc l’a clairement démontré

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    • Daniel Arias
      Daniel Arias

      Le sabotage du gazoduc semble venir servir de prétexte guerrier de l’OTAN.
      La Russie sera accusée de seule responsable des pénuries cet hiver.
      Cependant la TV publique française semble hésiter, une reste de résistance face au piège qui se referme ?

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