Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Alain Deneault : « Les médiocres ont pris le pouvoir »

Ce constat renvoie à une expérience globale de la crise de nos société qui va au-delà de la médiocrité de nos “experts” et idéologues baptisés intellectuels, parce qu’il est le produit, tel qu’il est décrit ici, de la privatisation de toute la société. Privé, privé de quoi, d’abord d’une vision globale autant que de l’intérêt général, ce qui entraîne une force d’inertie qui se transforme en mépris et en concurrence angoissante. Un des symptômes de l’incapacité des forces productives humaines dans le capital à s’adapter à l’évolution des forces productives scientifiques et techniques, à ne voir que dans la régression, la réaction le soulagement face à ce qui peut être vécu par les individus comme une véritable souffrance celle du vide social, de l’anomie du non sens.. Le sens comme la sécurité n’existe que dans le collectif, la coopération alors que la protection est recherchée à ce stade dans l’individualisme et les destructions concurrentielles. (note de Danielle Bleitrach pour histoire et société)

nouvellesasblleprogresargentcapitalismesociété  15 novembre 2021 6 Minutes

Dans « La Médiocratie », un livre coup de poing, le philosophe Alain Deneault critique la médiocrité d’un monde où la moyenne devient une norme. Cet empire s’étend à toutes les sphères de l’existence : travail social, économie, politique.

Avec le tranchant d’une lame, il s’emploie – depuis des années – à dénoncer les scandales miniers et les paradis fiscaux. Son précédent essai, « Noir Canada », ayant fait l’objet d’une poursuite en diffamation. Alain Deneault n’est pas du genre à mâcher ses mots. Docteur en philosophie et enseignant en sciences politiques à l’université de Montréal, il s’attaque à un nouveau régime : la « Médiocratie ». Sous un jour caustique et incisif. Mais c’est d’une « révolution anesthésiante » qu’il s’agit. Celle qui nous invite à nous situer toujours au centre, à penser mou, à mettre nos convictions dans notre poche de manière à devenir des êtres interchangeables, faciles à ranger dans des cases.

Alter Échos : Qu’est-ce que la « médiocratie » ?

Alain Deneault : Quand on veut désigner ce qui est supérieur, on parle de supériorité. Pour ce qui est inférieur, on parle d’infériorité. Mais si l’on veut désigner ce qui est moyen, on ne dira pas la « moyenneté », mais plutôt la « médiocrité ». La médiocrité renvoie à ce qui est moyen. Un « médiocre » n’est pas un parfait incompétent. Ce n’est pas quelqu’un d’étourdi qui n’est pas capable de respecter un horaire, qui n’est pas capable de faire fonctionner la photocopieuse ou de dire bonjour à la bonne personne au bon moment… Mais ce n’est pas non plus quelqu’un qui a de l’initiative, des convictions, du courage ou de l’envergure. C’est quelqu’un de fonctionnel et de soumis. Il n’y a pas de problème à cela. Être « médiocre » n’est pas péjoratif. On est tous « médiocre » en quelque chose… Le problème de la « médiocratie », c’est lorsqu’on se retrouve dans un système qui nous enjoint à être un citoyen résolument moyen, ni totalement incompétent au point d’être incapable de fonctionner ni compétent au point de se savoir fort d’un pouvoir critique. La « médiocratie », c’est donc le stade moyen hissé au rang d’autorité. C’est la moyenne impérative, même lorsqu’on peut prétendre à mieux.

A.É. : Comment les médiocres ont-ils pris le pouvoir ?

A.D. : Ils ont pris le pouvoir sans forcément s’en rendre compte… La division et l’industrialisation du travail – manuel et intellectuel – ont largement contribué à l’avènement du pouvoir médiocre. Au XIXe siècle, on est passé des « métiers » à l’« emploi ». Et ce faisant, on a standardisé le travail sur un mode moyen, parce qu’il s’agissait de rendre les acteurs interchangeables à l’ouvrage. En fait, nous ne sommes plus des artisans – dépositaires d’un savoir-faire – mais des agents qui remplissent une fonction, insérés dans des protocoles dont le sens nous échappe. Le médiocre, lui, n’a pour seul souci que de se positionner sur un échiquier dont il ne contrôle pas les paramètres.

La « médiocratie », c’est donc le stade moyen hissé au rang d’autorité. C’est la moyenne impérative, même lorsqu’on peut prétendre à mieux.

A.É. : Ce système va-t-il jusqu’à marginaliser les compétences ?

A.D. : Dans un tel cadre, les éléments les plus prometteurs se voient systématiquement contraints à la médiocrité même s’ils ne sont justement pas médiocres… On brise toutes les compétences qui ne sont pas compatibles avec les formes « standards » attendues. L’injonction sous-jacente à tout contrat de travail, c’est : « Ta gueule, je te paie ! ». On nous paie pour qu’on se refuse à sa propre pensée. C’est un motif d’inquiétude dans un monde où les problèmes requièrent tellement de perspicacité, de sens critique, d’innovation au sens radical.

A.É. : Vous dites que la figure centrale de la médiocratie, c’est l’expert. Drôle de paradoxe…

A.D. : L’expert, très souvent, transforme de l’idéologie en science et présente un discours d’intérêts en un discours de savants. Il est le représentant de pouvoirs qui l’embauchent portant les habits du scientifique désintéressé. L’expertise consiste de plus en plus souvent à vendre son cerveau à des acteurs qui en tirent profit. À l’université, c’est une vraie question que doivent désormais se poser les étudiants : veulent-ils devenir des experts ou des intellectuels ?

A.É. : En quoi l’Université participe-t-elle de cette médiocratie ?

A.D. : Au Canada, plus de la moitié du budget des universités provient de fonds privés. Les professeurs savent que si les travaux n’utilisent pas les mots du vocabulaire managérial, ils n’obtiennent pas de bourse de recherche. Certaines universités ont des représentants des entreprises dans leur conseil d’administration et l’assument. En 2013, le recteur de l’université de Montréal a déclaré la même chose que l’ancien patron de TF1, Patrick Le Lay : « Les cerveaux doivent correspondre aux besoins des entreprises » ! À l’école de commerce de Montréal, il n’y a plus de numéros de local, mais des logos. Les cours ont lieu en salle « L’Oréal », « Air Transat » ou « Goodyear », du nom des sponsors. Les réformes successives de l’Université en Europe, notamment celle de Bologne, tendent vers ce modèle-là. Un modèle où le savoir est généré pour satisfaire le marché, alors que le rôle des intellectuels est de faire de l’entreprise un objet de la pensée.

Désormais on ne parle plus du bien commun, on fait comme si l’intérêt général n’était plus que la somme d’intérêts particuliers que les uns et les autres sont ponctuellement invités à défendre.

A.É. : Selon vous, la politique s’efface devant la « gouvernance ». Pourquoi ?

A.D. : Les premiers à avoir formulé le terme sont les théoriciens de l’organisation, dans les années 1980. C’est Margaret Thatcher qui l’a, par la suite, propulsé dans la sphère publique. Appliquée au champ politique, la « gouvernance » prétend « gérer » l’État comme n’importe quelle multinationale, avec les mêmes critères de rendement, d’efficacité, etc. L’État devrait en quelque sorte se mettre au diapason des critères de rentabilité économique. Et cela vaut pour tout genre d’organisation, y compris les ONG, les universités et les associations civiques, qui sont invitées à rendre des comptes, à prouver que chaque centime de subvention est rentabilisé dans une perspective entrepreneuriale. C’est à partir du moment où tout n’est que gestion que la démocratie disparaît, au profit d’un management totalitaire. Désormais on ne parle plus du bien commun, on fait comme si l’intérêt général n’était plus que la somme d’intérêts particuliers que les uns et les autres sont ponctuellement invités à défendre. C’est à partir de là que la culture du grenouillage, des arrangements douteux, se développe. Or un ordre qui met en péril 80 % des écosystèmes, et qui permet à 1 % des plus riches d’avoir 50 % des actifs mondiaux n’a rien de pondéré.

A.É. : Comment repolitiser la société ?

A.D. : Je milite pour le retour à des mots investis de sens, tous ceux que la gouvernance a voulu effacer, galvauder ou récupérer : la citoyenneté, le peuple, les droits collectifs, la contrainte sociale, la souveraineté, le bien commun… Parce qu’une révolution, ce n’est pas des barricades ou des bannières ensanglantées. À chaque fois, ce sont les mots qui ouvrent la voie. La médiocratie, elle, a réussi une « révolution anesthésiante » : dans l’esprit des puissants, on va parler de « partenaires sociaux », de « société civile », de « droits libéraux », d’acceptabilité sociale, de questions sociétales, d’empowerment… « d’économie de la connaissance » qui fait entrer les multinationales à l’université, de « l’essor des marchés émergents » qui autorise le néocolonialisme bon teint. Le langage n’est plus vecteur de sens ou d’interrogation, mais un jeu de faux-semblants articulé sur l’idéologie du profit. Aujourd’hui, même l’Administration publique recrute des « architectes en gouvernance ministérielle » qui maîtrisent « l’approche client » et qui sont également « propriétaires de processus ». On entre dans un domaine du langage qui nous fait perdre le sens des choses… L’économie nous rend stupides. Ce statu quo n’est plus tenable.

La Médiocratie, d’Alain Deneault, Lux éditeur, 224 pages, 15 euros.

Rafal Naczyk

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2 Commentaires

  • Daniel Arias
    Daniel Arias

    La médiocratie dans les métiers de l’informatique est encouragée par la recherche du profit.

    • Si vous faites preuve de créativité, d’initiative il est fort probable que cela ne se reflète pas sur votre feuille de paye ou votre évolution de carrière.
    • Si vous prenez le risque d’innover et que vous vous plantez vous serez saqué.
    • Les prix bas font des produits standardisés dont on ne tirera rien pouvant servir à d’autres projets. Voir l’usage massif de WordPress et de Windows, Word, etc,…
    • Le temps compté au plus juste ne permet pas l’échange entre ceux qui ont l’expérience et les connaissances et les nouveaux arrivants dont leur seul bagage sera ce qu’ils ont appris à l’école.
    • La formation coûtant cher elle sera réduite au minimum et toujours avec une vue à court terme, l’informaticien arrivé à 35 ans n’a pas intérêt à perdre son emplois, il sera rejeté et remplacé par un jeunot tout frais formé à l’université.
    • Cette absence d’investissement dans un solide développement des compétences associé aux contraintes de temps, font des logiciels minables, quitte à mettre en danger les entreprises et leurs employés. Il est important de livrer à l’heure pour éviter les pénalités, peu importe si les tests sont bâclés.

    Dans le monde du logiciel libre open source certains projets décentralisés reçoivent les contributions des utilisateurs et d’autres développeurs de manière spontanée, par libre association, parfois hors du marché et même parfois hors des entreprises. Un embryon de production communiste, où le logiciel est produit et laissé à disposition de ceux qui veulent l’utiliser ou le modifier très souvent gratuitement, parfois avec une incitation à la contribution volontaire.

    Si une direction du projet ne plaît pas à certains développeurs ou utilisateurs un produit dérivé peut en naître. C’est ce qui se passe après le rachat de l’excellent logiciel Audacity par une entreprise guidée par le profit, le produit se fait descendre par la communauté Open Source et une nouvelle branche est née. Audacity a commencé à envoyer des données à Google et Yandex, et déconseille l’usage aux moins de 13 ans, ce qui a immédiatement déplut à la communauté du logiciel libre. (Ce logiciel est installé dans presque tous les collèges, lycées et universités de France, les dirigeants de ces établissements étant médiocres en logiciel libre ne réagiront probablement pas).

    Cette forme de production autogérée par les producteurs de logiciel permet aux développeurs d’exprimer leur talent et on y retrouve parfois d’excellent développeurs, comme Linus Torvald, —créateur de Linux et de Git— ou Richard Stalman —Fondateur de la licence GPL et du projet GNU—.
    Il suffit d’installer et essayer une distribution GNU/Linux pour se rendre compte de la richesse, de la diversité des logiciels, dans tous les domaines. Il y a de quoi couvrir tous les besoins des particuliers et de nombreuses administrations et entreprises sans engraisser qui que ce soit.

    Reste à trouver le modèle économique permettant une sécurisation de se type de production et de leurs producteurs.

    Il me semble qu’à Cuba les musiciens sont payés par l’État après validation de leurs compétences et à conditions qu’ils se produisent en public un certain nombre de fois.

    Il ne devrait pas être bien difficile de payer des informaticiens à faire des logiciels libres non intrusifs et de qualité, loin du bricolage actuel de notre gouvernement en faveur du Cloud ou des logiciels libres.

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    • Renaud Bernard
      Renaud Bernard

      Il n’y a pas que dans les pays socialistes que le logiciel libre a des chances de se développer, au grand dam des capitalistes. Aux Etats-Unis aussi, temple de la libre entreprise, ils existent et occupent une place grandissante sur le marché, soutenus par leurs usagers.

      Les deux exemples cités sont significatifs sur ce plan :  Linus Torvald est un ingénieur américain d’origine finlandaise, créateur du noyau Linux à l’université d’Helsinki et qu’il développa à aux Etats-Unis. Richard Stallman est un programmeur américain, initiateur du projet GNU. Il fonda la FSF (Free Software Foundation) aux Etats-Unis en 1985 pour promouvoir le logiciel libre.

      Il est peu probable que Torvald et Stallman soient des marxistes-léninistes patentés, mais ils réalisent la prédiction de Marx qui voyait le capitalisme générer motu proprio sa propre négation. Là, ce n’est pas le prolétariat en nombre croissant qui le menace, mais les entrepreneurs eux-mêmes, par leur compétence et leur esprit inventif. Il n’y a pas que des médiocres à être issus de l’enseignement supérieur, ici dans la spécialisation informatique. Beaucoup le sont, mais pas tous.

      ‘Les capitalistes nous vendront la corde avec laquelle nous les pendrons’ disait Lénine à propos des pays capitalistes avec qui l’URSS commerçait. Que la citation soit vraie ou apocryphe, les capitalistes font mieux : ils se passent eux-mêmes directement la corde au cou sans qu’il soit besoin de les y forcer.

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