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Jai Arjun Singh, critique dont les écrits dans diverses publications sont rassemblés sur son blog Jabberwock (http://jaiarjun.blogspot.com) et qui est notamment l’auteur de l’anthologie The Popcorn Essayists: What Movies Do to Writers, nous écrit de Delhi, mais tourne son regard vers le Sud. “Non pas le sud en général mais celui de son propre pays l’Inde. Il parait invraisemblable qu’il ne connaisse pas un des plus grands cinéaste de son propre pays, Satyajit Ray, alors que pour les cinéphiles français c’est quelqu’un de la carrure de Mizoguchi et il est vrai lui-même très influencé par un Godard et surtout Renoir. A défaut de connaitre son réalisme et son féminisme on connait Pather Panchali. C’est la rencontre avec le cinéaste français Jean Renoir, lors du tournage en Inde du film Le Fleuve et le visionnage du film italien néo-réaliste Le Voleur de bicyclette, lors d’un voyage à Londres, qui le décident à se lancer dans la réalisation cinématographique. Inspiré par le roman Pather Panchali de Bibhutibhushan Bandopadhyay, il décide d’en faire un film et le tourne en décor réel, faisant appel à des amis pour tenir les rôles d’acteurs, et le finançant tout seul. À court de fonds, il obtient un prêt du gouvernement du Bengale communiste ce qui lui permet d’achever le film. C’est un succès tant artistique que commercial, et Ray reçoit un prix en 1956 au Festival de Cannes, faisant découvrir au monde l’industrie cinématographique indienne. Le cinéma de Ray est réaliste ; ses premiers travaux sont pleins de compassion et d’émotion ; son travail postérieur est plus politisé et parfois cynique, mais il y infuse toujours son humour typique. Au-delà de ce cas étrange de la méconnaissance non seulement du cinéma du sud de son pays, il faudrait consacrer un article au rôle joué par la France grâce à la lutte à la libération des communistes et de la CGT qui a permis non seulement la survie d’un cinéma français mais aussi d’un cinéma “du sud” avec le rôle également d’un critique comme Sadoul, le soutien apporté à un cinéma réaliste et poétique, de tradition et de modernité, féministe et proche du peuple. C’est d’ailleurs étrange que les Cahiers du cinéma puissent faire un article de ce type en ignorant totalement cette base politique essentielle pourtant même si personne ne songe à limiter Ray pas plus que Mizoguchi au politique ou au féminisme. (note de Danielle Bleitrach pour histoire et société)

par Jai Arjun Singh19 octobre 2021

Depuis mon plus jeune âge, je suis fasciné par le Mahâbhârata, le grand poème épique sur la guerre qui oppose cinq princes héroïques (les Pandava et leurs cousins). Adolescent, j’avais déjà lu plusieurs traductions et adaptations de ce récit, vu de nombreux films et émissions liés à lui, dont la fameuse production internationale de Peter Brook. On peut donc trouver étonnant que je n’aie découvert qu’à l’âge de 40 ans le film fantastique indien Mayabazar (Kadiri Venkata Reddy, 1957) – qui n’est pas seulement une adaptation de ce grand texte antique, mais l’un des plus grands succès populaires d’Inde du Sud jamais tournés.

 Mayabazar ne s’intéresse pas à l’histoire principale du Mahâbhârata. Avec humour, musique et magie, il se concentre sur un épisode secondaire : un amour interdit, encouragé et aidé par le malicieux dieu Krishna et le démon au cœur pur, le prince Ghatotkacha. Il a été tourné simultanément en deux langues du Sud de l’Inde, le tamil et le telugu, avec des vedettes (dont la superstar N.T. Rama Rao, qui joue Krishna), qui rejouent leurs rôles dans chacune des versions.

Des générations de spectateurs ont grandi en écoutant les chansons mélodieuses de Mayabazar et en vibrant devant ses scènes d’action et de comédie.


Pour comprendre pourquoi, bien que critique de métier, je ne l’ai vu qu’une fois adulte, il faut rappeler combien l’Inde est un pays divers : même des Indiens du Nord cultivés et voyageurs méconnaissent les cultures du Sud – et vice versa.

Ayant grandi en anglais et en hindi à New Delhi dans les années 80, j’ai vu dans un premier temps des films hindi (de « Bollywood », donc) et des films hollywoodiens pour enfants. Adolescent, j’ai étendu mon intérêt au cinéma étranger. Mais ironiquement, alors que je voyais des films japonais, français, suédois ou iraniens, des pans entiers du cinéma indien me restaient totalement inconnus.


J’ai même mis un certain temps à aborder le travail du célèbre cinéaste bengali Satyajit Ray. Pour les spectateurs du Nord de l’Inde, les cinémas du Sud – des États du Tamil Nadu, du Kerala, de l’Andhra Pradesh et du Karnataka – sont encore plus lointains. Nous connaissions des acteurs du Sud comme Kamal Haasan, Sridevi et Rajinikanth parce qu’ils étaient aussi à l’affiche de films hindi ou que certains d’entre eux sont devenus par la suite politiciens –, mais nous ignorions tout de leur carrière dans le Sud, ne serait-ce que parce qu’aucune copie décemment sous-titrée de films que nous qualifiions avec un certain paternalisme de « régionaux » n’était disponible. La situation a changé ces dernières années grâce aux restaurations. 

Mayabazar, par exemple, est devenu plus accessible depuis sa remastérisation numérique et sa colorisation en 2010 par une société basée à Hyderabad – ce qui a conduit à une plus large distribution, y compris de la version en noir et blanc. (Bien que je sois rétif par principe à la colorisation, j’aime à vrai dire les deux versions : cette restauration a été faite avec soin.) Un autre classique restauré récemment : Kummatty (G. Aravindan, 1979), conte folklorique dans lequel les enfants d’un village rencontrent un elfe bienveillant, provient du petit État du Kerala.


L’usage croissant des plateformes de streaming a aussi ouvert d’autres mondes pour des spectateurs comme moi, qui ont pu découvrir des films contemporains stimulants en malayalam et tamil. De nombreux critiques indiens écrivent désormais sur eux avec l’enthousiasme qu’ils accordaient jadis exclusivement au cinéma hindi, et les spectateurs, autrefois allergiques aux sous-titres, s’y mettent. Les cinémas et les traditions du pays diffèrent d’une région à l’autre de bien des manières : paysages, façons de se saluer et d’interagir, vêtements…

Dans le cinéma en malayalam d’aujourd’hui, les intrigues sont généralement plus concrètes et leur traitement plus réaliste, là où le cinéma hindi est volontiers hyperbolique – les acteurs principaux de ces films n’ont pas l’allure glamour de stars mais celle de gens ordinaires. Il est d’autant plus important que les Indiens embrassent leur pluralité culturelle que le gouvernement actuel essaie d’établir de manière rigide une nation uniment hindi.

Les films du Sud proviennent de régions non « mainstream », dont des États qui, historiquement, ont toujours questionné les traditions religieuses – aussi leur popularité croissante nous aide-t-elle, au Nord, à comprendre d’autres aspects de ce pays compliqué. Ils nous permettent aussi de conserver une part d’enfance, une capacité d’émerveillement. Enfin, ils donnent à espérer qu’à mesure que ce cinéma sera de plus en plus connu à l’étranger, de nouveaux courants naîtront dans le cinéma indien, au-delà de ses deux pôles existants : Bollywood et Satyajit Ray.

Jai Arjun Singh

Traduit de l’anglais (Inde) par Charlotte Garson.

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