Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Quand l’Amérique manquera de tout, par Dmitry Drobnitsky, politologue, américaniste

Un excellent article russe qui présente l’économie pour les nuls ou le caractère nouveau de la crise qui déferle sur les Etats-Unis, un rappel de celle des années soixante et dix pour laquelle la nation hégémonique a renoncé à indexer le dollar sur l’or et par cette mesure dictatoriale a réussi à se mettre en situation de reporter indéfiniment sa crise sur le reste de la planète avec des privilèges pour les vassaux. Nouvelle phase qui a été signalée par l’épidémie mais qui est plus profonde et qui pose encore la même question : sur qui et comment les USA cherchent-ils à reporter leur crise et sont-ils en mesure de le faire ? (note de Danielle Bleitrach traduction de Marianne Dunlop)

              18 octobre 2021

https://vz.ru/opinions/2021/10/18/1124256.html

Les économistes, les analystes et les gourous de la finance du monde entier tirent la sonnette d’alarme. L’inflation du dollar ne faiblit pas, les chaînes d’approvisionnement s’effondrent et s’emmêlent, les prix de l’énergie et des denrées alimentaires galopent, le marché du travail fonctionne mal et les marchés développés connaissent des pénuries sans précédent de biens de consommation. Le “leader du monde libre” et son ministre des finances ont averti que le dollar pourrait perdre son statut de monnaie de réserve.

Tous les yeux sont fixés sur le centre du capitalisme mondial, le moteur de l’économie mondiale, les États-Unis. Que vont faire les élites qui ont construit le modèle moderne du monde et qui le dirigent depuis au moins quelques décennies ? Mais les élites américaines semblent être désemparées. Leur message le plus rassurant au monde est le suivant : « Cela ne durera pas longtemps, tout ira mieux bientôt. »

Bien entendu, ce n’est pas ce qu’on attendait d’eux. D’autant plus qu’il y a quelques mois à peine, la plupart des experts et des grands médias occidentaux vantaient les mérites de la nouvelle administration de la Maison Blanche comme étant “les adultes de retour à Washington”. Maintenant, les choses sont différentes. C’est à Biden et à ses subordonnés que l’on reproche que l’économie mondiale ait perdu la raison.

On peut dire que l’administration actuelle de la Maison Blanche a été confrontée à une série de malchances. C’est en partie vrai. Toutes les crises se sont produites presque simultanément en 2021, comme si la théorie des probabilités s’était soudainement effondrée. Quelqu’un objectera cependant que l’excès de confiance et, pour le moins, la compétence douteuse des “adultes” sont à blâmer. Et cela est également vrai. Le facteur pandémique ne doit pas non plus être ignoré. Les Etats-Unis, l’Occident uni et l’ensemble du système financier et économique mondial ont sans aucun doute été sérieusement affectés par l’arrivée du COVID-19. L’aide en espèces à la population, la stimulation de la demande, la vaccination et le traitement covidien lui-même coûtent beaucoup d’argent. Les fermetures, la reconversion de nombreuses entreprises, une demande volatile – tout cela, bien sûr, a touché la chaîne d’approvisionnement.

Mais il ne s’agit certainement pas seulement de l’impact de la crise sanitaire. Depuis un an, des efforts sans précédent ont été déployés pour rectifier la situation. Et ça ne fait qu’empirer. Au moment le plus critique, à l’automne-hiver 2020, les choses allaient nettement mieux. Il n’y avait pas la pénurie aiguë de puces informatiques, avec ses répercussions sur les pénuries de tout, des gadgets aux voitures. Il n’y avait pas l’inflation du dollar. Il n’y avait pas la pénurie de personnel comme aujourd’hui. Tout le monde, des autorités portuaires commerciales aux constructeurs de voitures électriques, s’en plaint. La demande n’était pas aussi pressante qu’aujourd’hui, et il n’y avait pas cette soif d’assortiment. Derek Thomson, économiste et commentateur de marché de renom, a publié sur son blog un article au titre révélateur : “L’Amérique est à court de tout”. L’article a été si populaire que même l’agrégateur d’informations américain Real Clear Politics l’a cité.

Thompson, en particulier, écrit : « L’économie est comme ça maintenant. Les sorties [shopping] d’une heure se transforment en odyssées de plusieurs heures. La livraison du lendemain devient la livraison après la livraison suivante. Cette simple pièce de voiture dont vous avez besoin ? Ça va prendre une semaine de plus, désolé. Ce livre que tu cherchais ? Revenez en novembre. Le lit d’enfant que tu as payé ? Il arrivera probablement en décembre. Vous envisagez de réaliser des travaux d’amélioration de l’habitat qui nécessitent l’intervention de quelques constructeurs ? Ha ha, priez pour 2022 ! ».

À partir de là, selon l’auteur, la situation ne fera qu’empirer : « L’économie américaine n’est pas encore en récession comme la période stagflationniste des années 1970. C’est quelque chose de différent et d’assez étrange. Les Américains entrent dans une nouvelle phase d’économie pandémique dans laquelle le PIB augmente, mais nous souffrons également de pénuries d’une variété choquante de choses : kits de test, pièces de voiture, semi-conducteurs, navires, conteneurs d’expédition, travailleurs. C’est une pénurie de Tout » (la majuscule est de l’auteur).

La comparaison avec la situation des années 1970 est tout à fait remarquable. À l’époque, l’inflation atteignait deux chiffres et la croissance économique était proche de zéro. Cette situation (stagnation et inflation simultanées) a été appelée stagflation. Les autorités américaines ont dû prendre des mesures sans précédent, y compris l’abandon complet de la garantie or du dollar. Il y a également eu un changement dans la politique étrangère américaine – détente avec l’URSS et rapprochement avec la Chine. L’Empire céleste a commencé à devenir l’usine du monde, tandis que l’inflation du dollar a atteint même l’Union soviétique, dont les dirigeants ont dû augmenter les prix de la vodka et d’un certain nombre d’autres produits de base dans les années 1980.

Il n’y a pas eu de catastrophe mondiale, mais le monde a changé. La crise n’était pas une mince affaire. Elle aussi s’est accompagnée de pénuries d’énergie en Occident et de prix galopants. Mais les États-Unis sont restés le leader incontesté de l’Occident dans la guerre froide. Le monde a continué à vivre sous le système financier de Bretton Woods, qui n’a été que légèrement modifié. L’inclusion de la Chine dans la division internationale du travail a partiellement compensé la hausse des coûts, l’émission de dettes a stimulé la croissance économique et les initiatives de paix de Nixon et Kissinger ont mis fin à la fronde des monarchies pétrolières du Golfe face à Washington.

Depuis lors, la domination américaine repose sur trois bases : le parapluie stratégique, l’accès à l’économie du dollar émetteur et le soi-disant libre-échange. Trois “prix” que les alliés des États-Unis ont reçus simultanément, comme ils disent, dans le même flacon. Si vous participez à la confrontation avec l’URSS, vous bénéficiez de la protection, des avantages du système financier de Washington et du riche marché américain, et souvent aussi du marché européen. C’est ainsi que l’empire américain, la Pax Americana, a vu le jour.

Les pays de l’Asie du Sud-Est, de l’Asie-Pacifique, du Moyen-Orient et d’autres régions, devenant des alliés des États-Unis, ont été récompensés par le ” saint Graal ” de l’économie mondiale : l’accès à des marchés stimulés par les émissions (et, par conséquent, par la dette du gouvernement américain). L’étape suivante du drame s’est déroulée dans les années 1990, après la fin de la guerre froide. Dans un premier temps, l’élite américaine s’est attachée à limiter le déficit budgétaire, voire à réduire la dette nationale. Le Congrès républicain et le président démocrate Bill Clinton y ont travaillé et ont pratiquement réussi. Techniquement, 1999 a été le premier exercice budgétaire sans déficit en trois décennies.

Mais l’économie mondiale a tremblé. De nombreux lecteurs se souviennent de la crise financière russe de 1998. Elle a été précédée d’un effondrement similaire en Corée du Sud et d’une vingtaine de crises de moindre ampleur dans d’autres pays. En 1999, c’était le tour de l’Amérique latine. La plus célèbre est la crise brésilienne. Mais l’ensemble de l’hémisphère occidental, au sud de la frontière entre les États-Unis et le Mexique, était en pleine tourmente. Puis les problèmes sont arrivés aux États-Unis. En 2000, la crise dite des “dot-com” a fait éclater la bulle boursière entourant les actions des premières grandes sociétés Internet. De nombreux économistes pensent que les événements de 1998-2001 se seraient aggravés si deux choses n’étaient pas intervenues. Tout d’abord, les effets négatifs du déficit budgétaire américain en difficulté ont été atténués par l’ouverture de nouveaux marchés – Europe de l’Est et ancienne Union soviétique. Deuxièmement, en 2001, George W Bush a commencé à assouplir la politique fiscale dès ses premiers jours à la Maison Blanche. Des réductions d’impôts ont été adoptées, ce qui a augmenté le déficit et a automatiquement déclenché la “planche à billets”.

    Ainsi, avant même les attentats du 11 septembre, la question de la dette a été relancée avec une vigueur renouvelée. Puis vint une décennie de guerres au Moyen-Orient. Personne ne comptait l’argent.

Dans le même temps, les dépenses des programmes sociaux Medicare et Medicaid se sont accélérées – les compagnies d’assurance, Big Pharma et l’industrie médicale voulaient une part du gâteau. Les dépenses pour ces programmes sont devenues si importantes que même si les dépenses militaires étaient supprimées, le budget restait en déficit.

Les alliés ont également continué à recevoir leurs bonus. L’Europe s’est dotée de sa propre monnaie de réserve, l’euro. Cette monnaie jouait, entre autres, le rôle de réserve d’émission supplémentaire pour l’économie mondiale. Et les autres membres du “banquet” commerçant librement avec les États-Unis et l’UE avaient accès à cette réserve. Ce modèle était extrêmement vulnérable à tout stress majeur, mais surtout à un ralentissement soudain de la croissance dans un secteur quelconque de l’économie. Le désastre financier de 2007-2009 n’est donc pas tant la conséquence de l’irresponsabilité des banques d’investissement (les banques sont toujours irresponsables) que de l’incapacité des autorités monétaires américaines à réagir rapidement à un fort ralentissement du marché boursier spéculatif. Au final, la crise a été gérée “correctement” – elle a simplement été inondée d’argent.

Aucune autre option n’a été pratiquement envisagée. Si quelqu’un proposait une alternative, il était immédiatement étiqueté comme un dangereux marginal. Les leçons de la discipline budgétaire de l’ère Clinton ont été fermement gardées à l’esprit par les patrons mondiaux. Dès le début, la crise du Covid a été traitée avec des dépenses supplémentaires qui atteignaient déjà des proportions cosmiques. Des trillions de dollars ont été utilisés. Mais l’arrêt de la croissance n’a pu être évité. Pire encore, la reprise de la croissance a causé presque plus de problèmes que la récession covidienne.

L’inflation, le chaos sur les marchés du travail et l’effondrement des chaînes d’approvisionnement – tous ces problèmes, ensemble ou séparément, peuvent être surmontés et leurs conséquences maîtrisées. Retoucher le système financier, lancer de nouveaux cycles d’investissement, réaligner les chaînes d’approvisionnement, ajuster la structure de la demande – et tout fonctionnera. Mais cela ne peut se faire que si la confiance dans le système est maintenue. Et pour que cela se produise, un nombre suffisant de pays doivent rester dans la Pax Americana, faisant confiance à la fois au système de sécurité de Washington et à la vision de Washington (qui apparemment devrait être aussi réajustée) de la division internationale du travail.

Mais c’est précisément le problème. L’économie du dollar, qui repose essentiellement sur la confiance, se transformera en rien en un clin d’œil dès que les doutes sur sa crédibilité dépasseront un niveau critique. Peut-être qu’en 2021-2022, un effondrement complet sera évité. Mais la prochaine crise ne tardera pas à survenir. Et d’ici là, les pays qui souhaitent survivre feraient bien d’avoir leurs propres systèmes économiques et financiers capables de se passer du dollar.

Le fait que la conception de ces systèmes alternatifs soit déjà bien avancée indique que la crédibilité de la Pax Americana est presque épuisée. La seule question est de savoir à quelle vitesse l’élite de Washington détruira ce qu’il en reste.

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