Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

interview de Günter Zint, le photographe mythique … par Andrei Doultsev

Andrei Doultsev nous envoie ce passionnant reportage sur un des très grands photographes de notre temps, ce qui nous donne l’occasion de revisiter les enfants perdus de mai 68 allemand et de la bande à Baader. D’abord il faut savoir que le mai 68 allemand ne ressemblait pas à mai 68 en France. Ce dernier est caractérisé par l’entrée massive de la classe ouvrière, ce qui n’eut pas lieu en Allemagne, en RFA. Mais la jeunesse rebelle allemande se montra beaucoup plus radicale que celle du mais 68 français dont les chefs sont le plus souvent passés du col Mao au Rotary, à partir d’un solide anticommunisme de base. Ils le payèrent cher et la police ne faisait pas de quartier. Disons également, qu’ils étaient aussi les enfants du grand mouvement culturel brisé par le nazisme avec Brecht et tant d’autres comme Anna Seghers, les membres de la famille Mann, Thomas mais aussi Klaus, Heinrich, des musiciens comme Hanns Eisler… et le parti communiste allemand, qui fut détruit par le nazisme, la colère des enfants du nazisme contre leurs parents. Ils avancent tels des ombres, dans un temps où les apparents vainqueurs allemands sont en train de tenter d’interdire les communistes allemands pour mieux laisser prospérer l’extrême-droite. Quand est-ce que les communistes français, l’ineffable secrétariat international daignera s’apercevoir de ce qui se passe dans l’UE et osera dénoncer ses bailleurs allemands entre autres? (note de Danielle Bleitrach).

On pourrait passer des heures à écouter les histoires et anecdotes incroyables de Günter Zint. Témoin des années soixante, sa vie est liée au quartier légendaire hambourgeois de St. Pauli, réputé pour ses bars et discothèques. C’est ici qu’il prit ses premiers clichés : The Beatles, Rolling Stones, Jimi Hendrix… Mais avant tout Zint est le photographe de Mai 68 en Allemagne.

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Tout d’abord, félicitations pour ton nouveau livre de photos « Wilde Zeiten » (en français, « Les temps d’insouciance ») !

Zint : « Wilde Zeiten » a été nominé pour le prix du livre de la bibliothèque municipale de Hambourg. Hélas le prix a été remporté par un livre sur l’ex-chancelier Helmut Schmidt. J’aurais aimé remporter ce prix: ma co-auteure, Tania Kibermanis, qui a écrit les textes, aurait dû partir à Cuba –son voyage fut annulé parce que nous n’avons pas gagné. Le livre a été le premier à être nominé, et le plus long discours élogieux a été prononcé. And the winner is ? L’ex-chancelier Helmut Schmidt.

Helmut Schmidt, le brave lieutenant de la Wehrmacht qui est devenu chancelier ouest-allemand… La ville de Hambourg est-elle toujours si impitoyable envers toi ?

Zint : Pourtant, ils m’aiment, l’an dernier le quotidien Axel Springer« Hamburger Abendblatt » m’a élu « homme du mois »j’avais tellement honte…Je ne comprends toujours pas qu’ai-je fait de mal pour qu’ils m’aient choisi ?Que dois-je faire pour qu’ils cessent de m’aimer ?

Comment as-tu atterri à Hambourg ? Pourquoi es-tu resté ici ?

Zint : C’était une coïncidence… Je me suis enfui de l’armée de RFA, en 1962 j’ai déserté pour rejoindre la Suède. Mon père écrivit une lettre au Bureau de substitution militaire du district précisant que je n’étais pas objecteur de conscience, mais que j’étais juste mal accompagné. Mon père était un vieux nazi :il aimait juger qui était bon et qui était mauvais pour la société.Nous ne nous sommes jamais entendus.A la fin de sa vie, quand il a voulu boycotter mon livre sur les péchés environnementaux, je lui ai dit : « La seule chose que tu as fait de bien dans ta vie, c’est moi… ».

Et en tant qu’objecteur de conscience, tu es venu à Hambourg ?

Zint : À l’époque, je me rendais régulièrement à Berlin-Ouest :la ville profitait du statut des accords interalliés, ce qui m’a permis d’éviter l’armée. Un co-étudiant de ma femme m’a suggéré d’aller à Hambourg, où ses amis anglais – nous les appelions « Leimis » – jouaient dans un club dans le légendaire rue Große Freiheit. J’y suis allé, c’est ainsi que j’ai découvert le Star Club, qui devint ma deuxième maison. Un an plus tard, j’y étais photographe attitré. J’y ai fondé mon « starservice » : mon slogan était « Tu peux aussi avoir une star chez toi ». Pour trois marks, on pouvait acheter une photo de star ; elles étaient vendues à la caisse. Dernièrement, j’ai vu qu’une de mes photos de Jimi Hendrix était annoncée sur eBay pour 1 300 euros.

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Est-il vrai que Hambourg était un îlot de liberté en RFA dans les années soixante ?

Zint : Hambourg et d’autres grandes villes… C’était notre génération, nous nous appelions exis, existentialistes : nous travaillions uniquement pour couvrir nos frais de subsistance. Les citoyens nous traitaient de clochards,nous en étions fiers, nous avions notre propre projet de vie. Nous ne voulions pas seulement travailler, nous voulions profiter, et cela commençait au Star Club.

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Du plaisir mais aussi de la liberté ?

Zint : Oui, et avant tout la liberté de pensée. Nous étions des gens politiquement conscients, qui pensaient à l’avenir.Nous ne voulions pas vivre dans la jungle du quotidien des travailleurs. Bien que je n’aie pas été étudiant, j’ai rejoint le Syndicat des étudiants socialistes, le SDS. J’ai vécu dans une commune avec Ulrike Meinhof et Günter Wallraff oùnous avons travaillé pour la revue « konkret ». C’est ainsi que je suis entré dans le journalisme. Le journalisme de gauche. Nous sommes toujours restés à l’écart de nos collègues des autres médias.Parfois ils nous invitaient à partager une bière, mais son gout aurait été bien amer en leur compagnie.Stefan Aust a travaillé pour mon journal« St. Pauli-Nachrichten », en un an le tirage est passé à 1,2 million. Peggy Parnass et ma femme étaient nos modèles photo,nous n’avions pas les moyens de payer des modèles professionnels.

Quand est-ce devenu plus politique ?

Zint : 1968, avec la tentative de révolution. Un de mes livres porte le titre« Leichte Schläge » (français « Des coups légers ») : j’ai été battu à plusieurs reprises, mais j’ai toujours eu les meilleurs avocats, et on a même réussi à faire condamner un policier, qui m’a battu et a cassé mon appareil photo.

Tu parles de 1968 comme d’une tentative de révolution. Y avait-il vraiment un sentiment du changement radical,que quelque chose bougeait ?

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Zint : Nous étions fous de croire que demain le gouvernement serait à nous. A ce moment-là j’ai décidé même de ne plus payer mes impôts…

Quel a été pour toi l’événement le plus important des années soixante ?

Zint : Le mouvement anti-Springer (Axel Springer, magnat de la presse allemande-ouest) après l’attentat contre le leader de SDS Rudi Dutschke. D’un coup c’était insupportable : d’abord l’assassinat d’étudiant Benno Ohnesorg par un policier berlinois et immédiatement après cet attentat d’un néo-nazi contre Dutschke. Nous avons manifesté et chanté « Springer est un meurtrier ». Je me suis fait tabasser pour avoir photographié nos manifs, j’en parle dans mon nouveau livre. Ils m’ont « rafraîchi », comme on dit dans le langage policier allemand. J’avais photographié un jeune homme qui se faisait frapper dans les couilles par un policier. Son supérieur l’a vu : « Attrapez le type et débarrassez-vous de lui ! »Ils m’ont tabassé et pris ma caméra.Le chef de police Binte a été condamné à une amende de 500 Mark pour cela, c’était un dédommagement. Après le jugement il m’a dit : « Ne croyez pas que je vais payer ça – il y a une collecte au commissariat ! »C’est ainsi que fonctionne la camaraderie policière.

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Et tout cela malgré le fait que Berlin-Ouest, où l’on a tiré sur Ohnesorg et Dutschke, avait un gouvernement social-démocrate tout comme Hambourg ?

Zint : Tout à fait.Le maire de Berlin excitait la haine contre les étudiants : « Regardez ces types ! »Pour lui répondre, j’aifait tirer une série des cartes postales des policiers,intitulé « Regardez CES types ! ». Ma maison fut fouillée de fond en comble. Cet esprit glacial prussien le permettait à l’époque, heureusement aujourd’hui ce n’est plus possible, surtout pour quelques misérables cartes postales.

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Tu dis que c’était différent. En quoi cela a-t-il changé ? Dans ton livre « Zintstoff 2 », on voit des photos du sommet du G20 en 2017 à Hambourg.La police ne semble pas trop avoir changé ?

Michael Imhof Verlag Zintstoff 2 - 65 Jahre deutsche Geschichte

Zint : Lorsque tu discutes avec un policier en tête à tête, il n’est pas impossible qu’il sache réfléchir. Mais dans une situation majeure, un esprit de corps militaire se met en place. Enfin une fois à la retraite de nombreux policiers ose déballer leur passé.

Tout dépend aussi du commissariat de police ?

Zint : Le commissariat de police à Budapester Straße est connu pour être le plus inhumain et sévère envers les prisonniers qui régulièrement se font casser le nez, pousser dans ce fameux escalier réputé d’être très raide.

La tactique de l’État était-elle de faire saigner financièrement les voix critiques?

Zint : Dans les années quatre-vingt, j’ai été jugé douze fois simultanément… Toujours avec des institutions, jamais avec des particuliers, c’était à l’époque du mouvement anti-nucléaire. J’ai reçu une inculpation après l’autre mon syndicat a eu la gentillesse de me donner une protection juridique. Wolfgang Schimmel, notre conseiller juridique, m’a dit un jour : « Guenter, tu dois rester membre pendant 180 ans encore pour compenser les dégâts que tu as fait ici. » Un an plus tard, nous avons gagné tous les procès et le syndicat s’est fait rembourser toutes ses dépenses. Malheureusement la plupart de mes collègues ne se batte pas pour leurs droits. Je suis le porte-parole des photographes de l’Union allemande des journalistes et je le dis par expérience. Je ne cesse de répéter faites valoir vos droits, ne nous laissons pas marcher sur les pieds. Aujourd’hui, j’ai assisté au procès d’un collègue. Six photos de lui ont été utilisées à mauvais escient dans une publicité d’un restaurant : le tribunal lui a accordé 7 200 euros de dommages et intérêts. Le juge a dit clairement que ce rafistolage des photos serait une atteinte très grave aux droits de la personne et de l’artiste, aux droits du photographe, et que cela doit être sanctionné.

Penses-tu qu’un nouveau départ vers un mouvement de gauche émancipatoire en Allemagne est possible ?

Zint : La jeunesse d’aujourd’hui n’est pas seulement orientée vers la consommation, il y a des jeunes de gauche et des jeunes critiques… En 1968, nous pensions naïvement que nous gagnions de la sympathie lorsque nous allions dans les pubs le soir pour vendre « Arbeiterkampf » (un ancien hebdo de la gauche radicale des années soixante-dix en Allemagne). Chez « Blohm & Voss » les ouvriers ouest-allemands voulaient nous battre lorsque nous nous rendions aux portes de l’usine. Nous étions fous de croire que les masses nous suivraient. Les gens nous criaient dessus : « Camp de travail ! Il faut vous jeter en prison ! »

Ton deuxième projet en dehors de la photographie est le Musée du quartier du St. Pauli.

Zint : Tout a commencé par mon livre « La colombe blanche » (« Die weiße Taube »). En cherchant des anciennes photos de St. Pauli je me suis rendu compte qu’il y en avait aucune archive existante.J’ai créé les archives de St.Pauli et fondé le musée. J’organisais des événements mensuelles de témoins où les lutteurs du ring et les stripteaseuses – des gens du milieu -venaient raconter leurs vies.

Hambourg – comme la plupart des villes allemandes – nous rappelle un centre commercial géant. Le quartier de St. Pauli survivra-t-il à la gentrification ?

Zint : Heureusement, je suis dans une toute autre situation à St. Pauli : je suis copropriétaire dans le coopératif de la Hafenstraße (immeubles anciennement occupées par les artistes qui la ville de Hambourg après plusieurs années de bataille leur a offert pour un prix symbolique), j’y possède une porte et une fenêtre… Il y a trois courants à St. Pauli qui se côtoient sans jamais se gêner : les touristes, les jeunes cadres qu’on appelle les yuppies, car il n’y a presque plus des ouvriers, et le troisième courant est le milieu de gauche. Je pense que St. Pauli est un quartier, qui se réinvente. On a souvent parlé de la fin de St. Pauli, mais si un yuppie y sort dans la rue et croise le chemin de quelqu’un qui lui vomit dessus, alors il dégagera pour toujours…Notre vrai problème sont les touristes : la rue Große Freiheit est invivable. Notre quartier voisin de Sternschanze, autrefois un bastion d’ultra-gauche, est devenu un endroit complètement corrompu. Je préfère rester, dans la Hafenstraße. Au musée du FC St. Pauli, une salle a été aménagée avec mes photos sur le sujet de la Hafenstraße. Une barricade y fut construite comme exemple pour permettre aux enfants de la reproduire en cas de besoin, contre la hausse des loyers exorbitante.

Quel est l’essentiel de ton style de photo ?

Zint : Ce que j’aime, c’est aussi l’art à mes yeux. C’est une question de goût. Tout d’abord, je suis documentariste. Je ne construis pas mes photos et ne fais pas d’installations. Je vole mes photos au bord de la route. Il vaut mieux que vous ne me reconnaissiez pas. J’ai secrètement photographié le procès d’aujourd’hui, personne ne l’a remarqué.Avec les téléphones portables je peux prendre des photos la nuit dans les pubs «Goldener Handschuh » ou « Elbschlosskeller », sans lumière.Un appareil photo moderne voit plus que mon œil. J’en aurais bien eu besoin dans les années soixante, j’emportais toujours un gros flash avec une batterie au plomb,une vraie galère…Le revers de la médaille à cette évolution sont les journalistes amateurs comme ceux qui courent pour « Bild » de Axel Springer: à cause d’eux un footballeur qui pisse dans une station-service d’autoroute devient un sujet d’actualité.

Le volume « Wilde Zeiten » est publié par les éditions Junius et coûte 49,90 euros.

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