Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Chine : le nœud du socialisme, de la conquête du pouvoir à la construction de la société.

Vous remarquerez le parallélisme des réflexions y compris chez nos frères italiens en Europe, nous partons d’expériences assez semblables pour le meilleur comme pour le pire. Merci donc à Comaguer qui nous a traduit ce texte… qui approfondit certaines réflexions développées dans ce site et ce dont nous nous réjouissons dans un nombre grandissant d’autres. Ce n’est pas un hasard si c’est de la nation gramscienne que surgit cette passionnante différenciation entre “guerre de mouvement et guerre de position”, la conquête, l’épopée et l’installation de la transformation révolutionnaire. (note de Danielle Bleitrach et traduction de COMAGUER pour histoire et société)

Francesco Piccioni – Contropiano 06.02.2021  (traduction COMAGUER)

Une planète peu connue, dont on parle beaucoup. Nous avons tous été maoïstes, au moins pendant un jour, mais ce n’est pas comme si nous en savions beaucoup plus que ce que Mao a écrit dans ses livres (ou même seulement dans le “petit livre rouge”). Certains s’y sont plongés, certes, mais “la masse” des militants s’est arrêtée aux mots à la mode.

Le mouvement communiste à l’Ouest à cette époque, et surtout le mouvement de 68, se contentait de trouver une alternative passionnante, étant donné l’intolérance pour le “socialisme réel” de Brejnev. C’est-à-dire, les “gardes rouges”, le “bombardement du quartier général”, le “pouvoir aux masses” et non à la bureaucratie. Une réception très idéologique, bien sûr. Pas tout à fait fausse, mais sans aucun doute partielle. Puis la rupture du charme : la mort de Mao, le retour de Deng, “enrichissez vous !”. Une déception qui produit un désintérêt. D’où un regard de plus en plus distrait sur cette planète, considérée jusqu’à un certain point comme “acquise au capitalisme”.

Le lent retour à l’analyse est parallèle à la croissance de la pertinence économique et technologique. La pandémie et la croissance de la consommation ont forcé tout le monde à repenser sa façon de penser. A se poser des questions, avant d’énoncer  des réponses creuses. La première chose à laquelle nous devrions réfléchir sérieusement est la différence essentielle entre la lutte pour la conquête du pouvoir politique et la construction ultérieure de la société. Quant au type de parti, au type de cadres, aux compétences qui peuvent être utilisées, à la planification de l’action, aux priorités dans la relation avant-gardes-masses. Être les fauteurs de troubles du système dominant et en gérer/construire un autre, même intuitivement, sont des tâches différentes.

Le premier processus est toujours le plus étudié, ou du moins le plus lu. C’est la phase héroïque, de la lutte révolutionnaire, de la résistance et de la victoire. Dans cette phase, il est facile de trouver – surtout a posteriori et de loin – une identification avec la “bonne ligne” : c’est celle qui fait gagner. Il est facile de s’imaginer dans les Sierras ou dans la Longue Marche, même si nous savons par expérience, que 90% des supporters romantiques, ou “lions du clavier”, ne pourraient pas supporter une seule journée de cette vie-là.

Il est également facile de distinguer les compromis nécessaires des compromis inacceptables : le critère de l’autonomisation et de la victoire est le rasoir d’Occam dans toute rêverie de “professeur”. Il est également facile d’identifier le rôle des intellectuels par rapport au peuple (l’intellectuel “organique” qui l’aide à atteindre la victoire, apportant des connaissances que l’enthousiasme et le volontarisme ne peuvent pas inventer).

Et les intellectuels comprennent évidemment les “experts” (ingénieurs, architectes, etc.), ceux qui possèdent le savoir-faire indispensable pour accomplir toute tâche au-delà du pur artisanat. Il est facile d’assumer, sans vraiment y réfléchir, un imaginaire romantique et abstrait du socialisme de l’oignon et du pain, un imaginaire paupériste de “l’économie de guerre” qui est évidemment adapté à des périodes précises et surtout limité par une condition objective, dont le responsable est l’ennemi.

Vu de loin, une fois la victoire acquise , tout suit : “nous faisons le socialisme, n’est-ce pas ? Tout au plus faut-il se méfier des petits-bourgeois qui tentent de conserver un rôle, mais nous assurons la lutte des classes, même au sein du parti… “ Les conditions matérielles de départ, dans cet imaginaire, ne sont jamais un gros problème. Et la route à suivre aussi…

Ce que signifie “construire le socialisme”, à partir de conditions données, n’est généralement pas trop étudié. Il y a eu une grande production, même théorique, dans le domaine disparu du “socialisme réel”, mais ici, en Occident – et c’est compréhensible – très peu. Les exceptions, peu nombreuses, confirment la règle. Derrière cet imaginaire, surtout à l’Ouest, il y a le poids caché, mais incalculable, de la principale défaite du mouvement ouvrier du XXe siècle : la révolution en Allemagne.

Ici, en Occident, dès lors, mais surtout après la Seconde Guerre mondiale, le premier pas vers le socialisme – la conquête du pouvoir politique, de l’équilibre général des forces qui permet de changer l’organisation sociale – est devenu un horizon au profil incertain, toujours à la limite entre les désirs révolutionnaires et les pratiques réformistes qui les nient.

Mais au-delà des importantes questions politiques négatives, cette défaite a incubé la pire des “déformations” que la pensée du mouvement communiste a subies, sans même s’en rendre compte : le besoin désespéré d’identifier un modèle abstrait, un socialisme idéal à prendre comme référence. Renversant ainsi radicalement la relation dialectique entre le projet de transformation et la réalité empirique qui devrait en être l’objet.

En d’autres termes, au lieu d’analyser en profondeur les caractéristiques du pays (ou de la région) dans lequel on opérait, afin d’esquisser la transformation possible du projet dans un sens socialiste, par une rupture politique nécessairement radicale avec le mouvement socialiste, la nécessité d’un modèle socialiste a été rendue plus difficile.

En d’autres termes, au lieu d’analyser en profondeur les caractéristiques du pays (ou de la région) dans lequel on opérait, afin d’esquisser la transformation possible au sens socialiste, par une rupture politique nécessairement radicale, on finissait lentement par imaginer une forme idéale de socialisme – n’existant que dans le monde des catégories théoriques, et souvent différente de secte en secte – par rapport à laquelle on décidait, de temps en temps, si et dans quelle mesure les expériences historiques concrètes l’approchaient. Cela a eu deux conséquences opposées et complémentaires : l’incapacité à identifier une stratégie politique pour la conquête du pouvoir politique et le confinement du socialisme à l’empyrée des utopies.

Dans les pays industriellement avancés, en d’autres termes, nous nous sommes adaptés pour “adopter” la “bonne variante” parmi celles qui nous sont proposées par les expériences concrètes d’autres peuples. Il y a évidemment eu des exceptions, toutes battues et donc rapidement oubliées. Mais la principale “stratégie originale”, dans cette partie du monde, a malheureusement été la “démocratie progressive” de Togliatti. Avec les résultats que l’on peut admirer en regardant D’Alema, Fassino ou Zingaretti en face. En bref : en Europe, la Révolution, à partir de l’après-guerre, a plus peuplé l’imagination que la pratique sociopolitique. Dans cet imaginaire, quel que soit le “modèle préféré” (la Chine de Mao, le Cuba de Fidel, la Russie de Lénine et de Staline), le socialisme était certainement synonyme de justice sociale, tandis que la question de la production de richesses restait en arrière-plan, un horizon à long terme qui serait atteint à force de sacrifice, de militantisme, de discipline.

En termes théoriques plus précis : dans cette dimension idéale, ou utopique, l’accent était davantage mis sur les rapports de production (modifiables avec la détermination de la volonté politique, même en peu de temps) que sur le développement des forces productives (un processus long ou très long, à programmer de façon ingénieuse selon un plan d’une énorme complexité et soumis à des avancées/reculs pour les raisons les plus diverses). Dans ce sillon de rêve, on pourrait même aller jusqu’à penser que “le capital travaille pour nous” – de Kautsky à Toni Negri – c’est-à-dire qu’il prépare les conditions de la socialisation des moyens de production, etc. qui tomberaient entre nos mains presque sans coup férir au moment de l’inévitable “effondrement”.

Dans cette perspective, en somme, la question du développement des forces productives était un problème à résoudre pour le capitalisme ; les socialistes-communistes n’auraient “qu’à” changer les rapports de propriété et la structure politique (par la révolution ou par des “réformes structurelles”, c’était à voir). Le reste serait venu tout seul, sans problème ou presque. Je me suis longuement attardé sur la façon dont l’Occident regardait la Chine, dans les années 1960 et 1970, parce qu’aujourd’hui, nous devons abandonner le stade catatonique de l’imagination révolutionnaire qui a sévi ici, dans le “capitalisme avancé”, et commencer à travailler sérieusement pour identifier les voies d’un socialisme du XXIe siècle qui soit possible selon les caractéristiques de la formation sociale dans laquelle nous vivons concrètement. Ne plus rêver de copier des expériences irréproductibles, ne plus se sentir incapable de penser, d’organiser, de se battre, de planifier. Les conférences comme celle d’aujourd’hui ont cet objectif, et non le couronnement d’un nouveau “guide suprême”.

L’imaginaire du XX° siècle doit être abandonné, en préservant la force de la théorie marxiste et la tension vers un changement réel et révolutionnaire. En bref, il faut développer l’imagination, la capacité créative qui sait prendre en compte l’existant, en connaissant exactement les faiblesses à partir desquelles on part et la rareté des instruments à sa disposition. Qui sait comment faire du feu avec le bois qui est là….

C’est un passage qui s’est déjà produit dans l’Histoire réelle, avec le crash de 1989-91, mais il n’a pas encore été métabolisé dans la pensée communiste “européenne”, qui est restée “grillée” par ce choc. L’évolution de la Chine, de ce point de vue, sert à relancer notre action et notre réflexion. Pour trouver enfin une vision révolutionnaire et très concrète, “conçue” sur les caractéristiques de cette partie du monde au stade actuel. Ne pas imaginer un autre “modèle” qui remplace les défunts par un autre qui est, pour l’instant, un gagnant.

Comme nous avons eu l’occasion de le raisonner à une autre occasion, la question du passage du mode de production capitaliste à une certaine forme de socialisme – dans la théorie marxienne – devient mature à un niveau avancé du développement des forces productives. En d’autres termes, le socialisme est pour Marx un dépassement traumatisant du capitalisme, qui préserve et maintient dialectiquement les niveaux de développement atteints tout en renversant et en remettant à zéro les anciens rapports de production et de propriété.

Comme nous le savons, sur le plan historique et politique, les choses ont été différentes jusqu’à présent.

Depuis octobre 17, la Révolution a gagné exclusivement dans les pays capitalistiquement arriérés (Russie tsariste), ou même dans les colonies qui ont dû mener de longues luttes de libération nationale, ou encore dans les pays opprimés par la domination impérialiste (toute l’Amérique latine). Le maximum de chance / malchance pourrait être une certaine richesse en matières premières (pétrole, gaz, lithium, etc.), qui fournissent un revenu extractif, puis des ressources à utiliser, mais qui font aussi l’objet d’appétits multinationaux très peu amicaux.

La Chine post-révolutionnaire a longtemps résumé un peu de toutes ces caractéristiques, avec l’ajout d’une culture millénaire profondément différente de la culture occidentale d’origine grecque et, comme on dit, d’abord judéo-chrétienne puis des Lumières. Cela a probablement toujours pesé négativement sur la précision de la réception, en Occident, de cette expérience et de son apport, même théorique.

Le trait commun de toutes les révolutions qui ont été victorieuses jusqu’à présent est donc : une direction forte d’un parti communiste dirigé par de grandes personnalités capables de souder la vision marxiste, la politique révolutionnaire léniniste et les conditions spécifiques de leur propre pays (niveau de développement, composition sociale, culture, traditions, modes de pensée et de production).

Mais même dans les tentatives concrètes de construction du socialisme dans ce genre de pays, il est possible de dégager un trait commun à des expériences très différentes : toutes sont parties de conditions de développement industriel extrêmement arriérées (souvent après des décennies de guerre), de faibles taux d’alphabétisation, d’une pauvreté de masse, d’une prédominance numérique écrasante de paysans (divisés entre eux en de nombreuses “strates”, d’ailleurs), d’une petite population ouvrière et urbaine.

En particulier dans les grands pays – la Russie et la Chine, essentiellement, les seuls à posséder quelques îlots de production industrielle de niveau moyen à élevé – le développement s’est traduit par des processus d’industrialisation par étapes forcées, équivalents (en termes d’ampleur de l’impact sur la structure sociale préexistante) à “l’accumulation initiale de capital”. En termes simples, l’excédent de main-d’œuvre et de ressources du monde agricole devait servir à financer une longue période d’investissements industriels et infrastructurels, vers lesquels la main-d’œuvre “libérée” de la terre devait converger.

Pire encore : les conditions de salaire et de reproduction à la limite de la survie ont dû être maintenues pendant longtemps afin d’affecter tout le surplus aux investissements pour le développement (y compris la tare de la corruption, qui a toujours atteint différents niveaux du “parti”, dans chaque pays).

Des processus sociaux troublants, pleins de conflits, avec des réflexions importantes également au sein des partis communistes qui les ont dirigés (“la lutte contre les koulaks”, la collectivisation et les résistances relatives, etc.)

De ce point de vue, et tant que la relation entre les deux pays est restée solide (fin des années 50), le début du processus de modernisation et de développement en Russie et en Chine a été dans l’ensemble assez similaire. Mais même par la suite, du moins jusqu’à la mort de Mao, l’accent a toujours été mis sur la politique au poste de commandement (avec le parti en tête de tous les processus), sur la justice sensiblement égale entre tous les citoyens (en termes de revenus comme dans la répartition du travail nécessaire, ou même en termes d’habillement).

Les résultats obtenus, souvent avec des taux de croissance comme ceux d’un “boom” économique, ont été considérés comme une confirmation de la justesse de la ligne politique suivie. Et les échecs attribués, d’autre part, à une mauvaise compréhension de la ligne ou au sabotage des adversaires de classe, à la corruption, etc.

Je ne vais pas revenir sur des moments ou des épisodes trop connus et pas toujours appréciables. Il est certain que le volontarisme et l’enthousiasme des masses, la capacité de mobilisation idéologique, ne peuvent pas compenser les déficits de connaissances scientifiques, l’indisponibilité de technologies appropriées (bien que peut-être obsolètes) et des dizaines d’autres “détails” très concrets.

Il suffit peut-être de prendre l’exemple de la tentative de “production diffuse” d’acier, par l’installation de dizaines de milliers de “hauts-fourneaux de village” dans les communautés paysannes, dont les restes de métal fondu de toutes sortes produisent – comme c’est inévitable – quelque chose de très éloigné de la qualité minimale d’acier utilisable par l’industrie. La physique des matériaux est indifférente à la meilleure volonté politique.

Cependant, l’exemple est également utile pour éclairer visuellement le type d’imagerie qui dominait le mouvement communiste de cette époque, et pas seulement en Occident. C’est-à-dire cette vision “paupériste” du socialisme qui exalte l’égalité des conditions et sous-estime l’efficience, l’efficacité, la maturité du développement (économique, industriel, social). Ou, dans le meilleur des cas, qui tente de faire dans le domaine de la production ce qu’il a si bien fait au niveau politique : mobiliser d’immenses forces sociales dans la conviction que des réponses efficaces pourraient naître “d’en bas” (“cent fleurs s’épanouissent, cent écoles se font concurrence”).

Mais avec la matière et la nature, cette solution ne fonctionne pas. Nous avons également besoin de la recherche scientifique, du savoir-faire, “du chat qui attrape les souris”.

Sur le plan théorique, je me suis toujours demandé pourquoi la formule “le rouge l’emporte sur l’expert”. Au point de penser à une erreur dans la première traduction, qui s’est ensuite imposée par la force de l’habitude et du bouche à oreille.

Le problème évident est son manque de dialectique. Cette formule fixe un moment du conflit et le rend éternel, soustrait à la synthèse et à la dynamique. S’il est évident, en étudiant sérieusement nos “textes sacrés” de référence, que le “choix politique de classe” peut et doit certainement déterminer la direction de la marche, le programme à moyen-long terme. Mais lorsqu’il s’agit de la phase de mise en œuvre, des projets concrets, la parole doit largement passer aux “experts” (s’il y en a).

Vous ne pouvez pas construire de bâtiments, de barrages ou d’autoroutes, de centrales électriques ou d’usines de toute sorte sans l’aide d’ingénieurs. On ne fabrique pas de médicaments sans chimistes, sans biologistes, sans chercheurs et sans laboratoires. On ne construit pas des réseaux de communication ou des architectures informatiques. Et même pas de l’acier de qualité passable.

La manière dont les choses sont faites est tout aussi importante, elle est l’autre face, de ce qui doit être fait, produit, etc.

Une fois le résultat obtenu (synthèse dialectique), les effets enregistrés, les nouveaux problèmes apparus, il s’agit de décider politiquement comment s’y prendre pour résoudre les nouveaux besoins. Et “le rouge” revient, la décision politique, le conflit pour établir la direction de la marche.

Mais elle revient avec un niveau d’expérience et de connaissances plus élevé, et non avec le niveau de départ. C’est un escalier en colimaçon, pas l’anneau de l’éternel retour.

La reconstitution de l’affrontement entre Mao et Deng, entre 1974 et 1976 – réalisée par Alessandro Russo dans Com’è finita la Rivoluzione culturale ? Gli anni Settanta in Cina e l’ultima disputa tra Mao Xedong e Deng Xiaoping (en 1985, Le rovine del mandato, Angeli ; 2009, et Com’è finita la Rivoluzione Culturale ?, Gli anni Settanta Tra crisi mondiale e movimenti collettivi, Clueb) *- rend compte avec une grande précision de l’enchevêtrement des problèmes auxquels le Parti chinois était confronté à l’époque. En commençant, paradoxalement, par la question posée par Mao lui-même au début de la “dispute” : “Pourquoi Lénine parle-t-il de dictature sur la bourgeoisie ?

*ouvrages non traduits en français

Une question, là où l’on s’attendrait à une déclaration péremptoire.

Comme on le sait, Deng n’aimait pas les discussions philosophiques pour elles-mêmes, mais ce n’est pas qu’il n’était pas conscient de la tournure théorique des problèmes concrets. Au contraire. On sait également qu’il est “tombé en disgrâce” à deux reprises, précisément au cours de ces deux années, sans autre conséquence que d’être destiné à des postes de second rang (et sans organiser de scissions, comme cela se produit toujours ici). A la mort de Mao, et déjà pendant l’intermède de Hua Guofeng, sa position est devenue dominante. Ayant établi que l’objectif politique était de développer la Chine – et sur ce point il n’y avait pas de désaccord stratégique même avec les maoïstes – il s’agissait “seulement” de voir comment le faire.

Certes, sa position “plus technique” impliquait une approche – comme on dit – descendante. C’est-à-dire qu’il faut trouver des solutions au plus haut niveau, avec beaucoup moins de “discussions à la base”, du moins en ce qui concerne la grande industrie et les infrastructures stratégiques.

Mais le cœur le plus détesté du denguisme est certainement cet “enrichissez vous” qui marque le début d’un pari très risqué : utiliser le désir de profit typique de l’entreprise privée pour développer et dynamiser le pays, mais sans perdre le contrôle de la machine étatique et le pouvoir/la capacité d’établir le cadre dans lequel ce désir privé de richesse était légitimé à se déplacer.

Une programmation et une planification centralisées, une grande “liberté d’entreprise” (même pour les multinationales étrangères !) pour atteindre ces objectifs.

Selon ses propres termes :

“Certains affirment qu’à mesure que les investissements étrangers affluent et que des entreprises communes sont créées, de plus en plus d’éléments du capitalisme sont introduits et ce dernier va s’étendre en Chine. Mais ces personnes manquent de compétences de base. Au stade actuel, les entreprises à capitaux étrangers en Chine sont autorisées à faire de l’argent, mais dans le cadre des normes politiques en vigueur. Et le gouvernement prélève des impôts auprès de ces entreprises, les travailleurs reçoivent des salaires de ces entreprises, et nous acquérons de la technologie et de la compétitivité. De plus nous pouvons de ces entreprises des informations qui nous aideront à ouvrir de nouveaux marchés. Ainsi, sous réserve des limites dictées par les réalités politiques et économiques de la Chine, les entreprises à investissement étranger sont un complément utile à l’économie socialiste et bénéficient en fin de compte au socialisme” (Deng 1994 dans Una Cina perfetta page 166) *

*Ndt : il n’existe pas de traduction française de ce livre, l’édition française préférant les biographies du personnage surtout celles publiées aux Etats-Unis. La traduction française de l’ouvrage de l’intellectuel chinois MOBO GAO (Bataille pour le passé de la Chine Mao Tsé Toung et la révolution culturelle) vivant et enseignant aujourd’hui en Australie publié en 2020 par les Éditions Delga tente une réhabilitation de la révolution culturelle telle que l’a vécue l’auteur dans une petite ville de la campagne chinoise et donc assez différente de l’imagerie en vigueur mais oppose frontalement la politique de Mao et celle de Deng d’un façon qui accrédite quand il publie son livre en 2008 l’idée en cours en Occident selon laquelle la capitalisme a pris le pouvoir en Chine. Douze ans plus tard il est possible de mieux saisir que la construction du socialisme pour 20% de la population mondiale est une longue marche.

Le prix social et environnemental de ce choix “pas trop rouge” a été énorme. Quelques générations de travailleurs ont été pressés comme des citrons pour accumuler le “surplus” qui a permis des investissements gigantesques dans les entreprises d’État et les infrastructures. Le niveau de pollution a rendu une grande partie du territoire inhabitable, et l’air des grandes villes irrespirable. Beaucoup plus qu’à l’Ouest.

Mais après 40 ans, on ne peut certainement pas dire que ce choix n’ait pas donné de résultats, qu’il était inefficace. Ni que le Parti se soit mis simplement à la disposition de capitaux privés, comme cela se passe à l’Ouest. Amazon, par exemple, ne court certainement pas le risque d’être nationalisée, comme c’est sur le point de se produire avec Alibaba de Jack Ma…

Si nous ne voulons pas entrer dans de longues discussions théoriques – certainement pas simples et pas agréables – sur le rôle réel de la classe ouvrière dans la détermination des choix stratégiques faits en son nom, nous pouvons réfléchir sur le tournant écologique de la Chine au cours des dix dernières années. Et le comparer avec ce qui se passe, dans le même domaine, ici dans l’Ouest néolibéral.

Comme l’explique magistralement Michelangelo Cocco dans sa recension du livre “Une Chine parfaite“, Pékin a réagi à un certain nombre de soulèvements populaires locaux provoqués par la pollution et/ou les tentatives de mise en place d’une production polluante, tous classifiables de loin comme des phénomènes classiques “pas dans ma cour” (Not in my backyard), d’une manière diamétralement opposée à ce qui se passe en Occident : elle a renoncé à certains projets “démodés” et a complètement repensé sa politique énergétique, industrielle et environnementale. Promotion des technologies d’économie d’énergie, des énergies renouvelables, de la recherche et du développement (la Chine est aujourd’hui le premier pays au monde à avoir déposé des brevets dans ce domaine : plus de 130 000), répression sévère des entreprises qui continuent à déverser leurs eaux usées et leurs déchets dans les rivières, l’air et le sol, récupération de dimensions colossales. Qui ont créé des compétences, du PIB, des technologies innovantes et des emplois à une plus grande échelle que ceux qui ont été abandonnés.

D’une manière très synthétique le besoin “des masses” a été saisi et a reçu une réponse de haut niveau. “Des masses aux masses”, mais avec plusieurs sauts qualitatifs sur le chemin de l’aller et du retour….

Ici, les militants de No Tav, No Muos, No Tap,* etc. ne sont pas seulement massacrés par la répression, mais les projets ne sont pas du tout arrêtés. A peine modifiés. Et sans même chercher (ce serait très facile) les sources industrielles de pollution des rivières et de l’air. Les entreprises sont aux commandes, la politique obéit et ferme les yeux (et le nez aussi).

  • Ndt mouvements de lutte italiens contre un TGV dans la haute vallée du Po (NO TAV), contre une base d’un réseau mondial de surveillance militaire des Etats-Unis en Sicile (NO MUOS), contre un corridor énergétique (gazoduc) reliant la Grèce à l’Italie via l’Albanie (NO TAP).

En Chine, les résultats de cette politique, comme l’admettent même les agences occidentales, sont visibles. La réduction des émissions nocives a été drastique et les promesses (basées sur les mesures réellement prises et les pratiques mises en place, et non sur les déclarations des politiciens et des entrepreneurs) de les réduire dans les années à venir.

Dans la pratique, le modèle de développement industriel a changé, tant en termes de méthodes de production que de type de produits (les bicyclettes, les motos et les voitures électriques chinoises sont les plus nombreuses sur le marché mondial).

En bref, dans le domaine de l’environnement, nous pouvons dire que le gouvernement (le Parti), lorsqu’il a réalisé que l’ancienne façon de produire détruisait non seulement l’environnement, mais aussi la possibilité de croissance future, a pu changer de vitesse et d’objectifs.

Ici, la comparaison avec l’Occident dominé par les intérêts des entreprises privées est embarrassante : toute mesure, même timide, décidée par voie législative est boycottée dans la pratique. Évité, contournée, niée en fait. Des améliorations de l’environnement, peu ou rien, sinon une aggravation parfois même drastique (avec Trump et Bolsonaro).

En bref, la question environnementale et la pandémie nous racontent la même histoire et montrent toutes deux une différence dans le système. Qui concerne l’imbrication matérielle du mode de production, des relations de propriété et du système politique. Pas l’idéologie…

Dans l’Occident néo-libéral, les pouvoirs étatiques sont ouvertement au service de la classe dominante (finance, multinationales industrielles, responsables de la logistique et des plateformes, etc.) En Chine, il existe un pouvoir d’État qui utilise également l’entreprise privée pour atteindre des objectifs programmés et planifiés politiquement.

En Occident, depuis la chute du Mur, le processus d’appauvrissement des travailleurs et des classes populaires est continu ; la protection sociale a été presque abolie ; le système des retraites est attaqué depuis 30 ans et tout porte à croire que la période post-pandémique sera le moment de l’attaque finale.

En Chine, la courbe des salaires a constamment suivi un signe “plus” également en ce qui concerne la dynamique de l’inflation et le pouvoir d’achat du salaire moyen est désormais comparable à celui des pays les plus avancés, au point que la pauvreté absolue a été déclarée pratiquement éteinte. C’est-à-dire que plus de 800 millions de personnes, en 40 ans seulement, ont été amenées à un niveau de vie comparable à celui de la “classe moyenne” occidentale (les groupes “permanents” de travailleurs salariés).

Il semble évident qu’il est assez compliqué de définir avec le même mot – “capitalisme” – les deux systèmes. D’autre part, ce système n’est certainement pas le socialisme que nous avons en tête (celui de notre imagination).

Il faut donc plutôt comprendre, dans la mesure du possible, si la structure décisionnelle du PCC sous la direction de Xi Jinping prévoit un pas supplémentaire dans la direction de la “libéralisation” des esprits animaux du capital ou vers une caractérisation socialiste plus explicite.

Ce qui reste à mieux comprendre, c’est cette autre formule qui revient tous les deux jours dans les discours des personnalités de Pékin : “le socialisme avec des caractéristiques chinoises”. Après tout, il n’est pas difficile de faire le lien avec les nombreuses caractéristiques exceptionnelles de la Chine (la taille de la population, une histoire millénaire, une très forte cohésion sociale, etc.)

Mais il est aussi assez facile de voir que, de cette façon, il est clairement exprimé qu’il ne veut pas être un “modèle de référence” pour les autres pays. En cela, il faut le dire, la différence avec l’Union soviétique des temps d’or (et aussi des temps gris) est assez forte, au point de souvent désorienter.

Mais c’est peut-être précisément pour cette raison que nous pouvons plus facilement saisir l’aspect qui devrait nous stimuler, nous les communistes, dans cette autre partie du monde : en bref, notre idée du socialisme, ne peut qu’avoir des caractéristiques italiennes, méditerranéennes, européennes. C’est-à-dire le fruit à la fois d’une tradition culturelle déterminée et d’un niveau de développement, au départ nettement moins arriéré que celui dont ont dû s’écarter les mouvements révolutionnaires chinois et autres.

En supposant, bien sûr, que l’on ait d’abord l’imagination nécessaire pour tracer un chemin réaliste pour conquérir le pouvoir politique, et ensuite la chance de trouver un système de production pas trop dévasté par les crises et les conflits sociaux.

Mais même la conquête du pouvoir politique exige en fin de compte une réflexion sérieuse sur les caractéristiques uniques qui font de notre coin du monde quelque chose à aborder sans idées empruntées.

6 février 2021

Francesco Piccioni

Formé à l’université SAPIENZA de Rome Francesco Piccioni est sociologue des relations internationales et collaborateur régulier du site italien CONTROPIANO .

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