Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

SUR LA PHASE ACTUELLE DE LA LUTTE DES CLASSES EN ALGÉRIE par Robert Linhardt

les armes de la critique
Aujourd’hui où se célèbre l’indépendance de l’Algérie, voici un texte de Robert Linhardt en 1965. Une de ces “pépites” que l’on conseille au lecteur du blog de lire à tête reposée. Robert Linhardt une fois de plus pose un contexte qui nous aide à mieux comprendre aujourd’hui. (note de Danielle Bleitrach)

CAHIERS MARXISTES-LÉNINISTES – N°2 (I)

SUR LA PHASE ACTUELLE DE LA LUTTE DES CLASSES EN ALGÉRIE

REMARQUES PRÉLIMINAIRES

On ne se propose pas ici de décrire le régime politique et économique de l’Algérie nouvelle. La raison en est simple : ce régime n’existe pas.

Que l’autogestion soit encore pour une grande part un vœu pieux, cela est une évidence qui n’a rien pour nous étonner. Il faut être tout à fait étranger aux méthodes d’analyse marxistes-léninistes pour s’imaginer qu’une formation sociale peut laisser, comme par magie, place à une autre. Nous ferons référence à plusieurs reprises à l’Union soviétique qui a longtemps conservé des éléments de structure sociale tsariste. L’Algérie ne fait pas exception : son économie déformée est encore une économie coloniale. Et l’idéologie de la masse populaire une idéologie de colonisés – c’est-à-dire, chez les plus opprimés, une sorte de résistance passive aux initiatives des appareils, une volonté de sécurité et d’apaisement, une préférence marquée pour les avantages immédiats.

Il ne faut jamais perdre de vue que parler de la Révolution algérienne, c’est mêler l’analyse de la situation présente à l’évocation des principales tendances, des problèmes à résoudre, et des problèmes qui s’agitent. Les jeux ne sont pas faits et la plupart des décisions déterminantes restent à prendre:

  • Les décrets de mars, premier pas officiel vers le socialisme, datent de deux ans; la charte d’Alger, premier programme révolutionnaire cohérent, d’un an.
  • La restructuration du Parti, dont nous aurons à souligner l’importance, est à peine en train de s’achever et l’on en distingue encore mal les résultats.
  • La deuxième tranche de la Réforme Agraire, c’est-à-dire le premier acte d’une offensive contre la classe réactionnaire la plus forte en Algérie – les 18.000 gros propriétaires fonciers – n’entrera en vigueur que cette année et l’on peut s’attendre à ce moment à une nouvelle flambée révolutionnaire ainsi qu’à une vigoureuse résistance des gros propriétaires visés – et de leurs alliés dans l’appareil d’État. La nature même de la nationalisation – avec ou sans les moyens de production ? avec ou sans indemnités ? – reste incertaine et revêtira une grande importance.
  • Les coopératives de production des petits paysans, dont nous essayerons d’indiquer le rôle essentiel qu’elles ont à jouer, n’existent encore qu’à l’état de projet. Leur statut officiel n’a pas encore été adopté. Les premières tentatives sur le terrain ont échoué.
  • Le Plan n’existe pas encore. Un pré-plan est en cours d’élaboration, dont les objectifs sont encore discutés.
  • La réorganisation comptable du secteur socialiste agricole est en cours – nous soulignerons son rôle dans le progrès des rapports de production à la campagne.
  • Quant à la refonte du système de rémunération et la création d’un éventail élargi de salaires agricoles, ces mesures n’ont pris effet qu’il y a quelques mois et il est impossible de savoir si elles ont eu l’effet attendu – à savoir le retour à la campagne des cadres et de spécialistes indispensables : comptables, mécaniciens, etc.
  • Certaines mesures indispensables, que le gouvernement algérien s’est engagé à réaliser, n’ont pas encore été prises. Telle la nationalisation du commerce extérieur.

Dans tous les domaines, enfin, la lutte révolutionnaire n’est qu’entamée ; partout se manifeste le poids des structures antérieures, bouleversant les projets et les tentatives officielles, brimant la montée des couches révolutionnaires ; le néo-colonialisme est sur place, doté de moyens puissants ; la situation, enfin, n’est absolument pas stabilisée.

On ne saurait que protester, par conséquent, contre la légèreté petite bourgeoise de certaines appréciations portées sur l’Algérie. Le jeu des bons et mauvais côtés de l’Histoire se donne là libre cours, et l’on est déjà à tenter de classer le régime – souvent du côté du socialisme national bureaucratique ou du capitalisme d’État. Or rien n’est plus absurde que la question « L’Algérie est-elle socialiste ? » (titre du livre de Challiand). Poser cette question et y répondre négativement – deux ans après l’Indépendance –, c’est faire preuve d’une ignorance totale du processus révolutionnaire : il n’y a pas un modèle de socialisme homologué qu’on applique après avoir pris le pouvoir ; c’est pendant des années de lutte de classes – après la prise du pouvoir que les travailleurs acquièrent les moyens de contrôler collectivement la production et que se forge un nouvel appareil d’État qui sera, dans cette lutte, leur appareil et non celui des exploiteurs. Mais la prise du pouvoir par des militants révolutionnaires ne suffit pas à dissiper l’ignorance, l’analphabétisme de la masse des travailleurs, et à arracher à la bourgeoise commerçante et bureaucratique le contrôle de l’État.

S’il nous faut renoncer aux jugements sommaires, nous ne sommes pas désarmés, toutefois, pour aborder la phase actuelle de l’histoire algérienne.

[3] Nous relèverons, au cours de cette analyse, un certain nombre d’analogies entre la situation de l’Algérie au lendemain de la libération et l’état de la Russie soviétique dans les premières années de la Révolution ; marquons dès maintenant le niveau auquel nous voudrions situer ces rapprochements. Il ne s’agit pas tant pour nous de découvrir, à côté de très importantes différences, des éléments communs (qui pourtant existent ; vaste paysannerie ignorante, misérable, vivant encore en partie en économie d’autosubsistance ; implantation persistante du commerce privé ; permanence de l’appareil d’Etat bureaucratique hérité de la période précédente) que de dégager des homologies de structure susceptibles de nous éclairer sur les lois d’apparition et de développement des formations sociales de type socialiste. En particulier, nous nous attacherons au problème, pour nous fondamental des contradictions que l’on voit surgir au cours de la phase de transition entre rapports de production effectifs d’une part, et, d’autre part, pouvoirs juridiques et différents niveaux des superstructures politiques. Nous sommes amenés par là à esquisser une théorie des mondes économiques parallèles que nous formulerons comme suit. L’« avance » (en employant ce terme faute de mieux) d’une partie des superstructures politiques et juridiques sur les rapports de production effectifs constitue nécessairement, au début de la phase de transition, un facteur d’entraînement indispensable. Cependant, à partir d’un certain niveau de fiction juridique, ou d’irréalisme dans la représentation officielle des rapports de production, un monde économique second se constitue, qui obéit à ses lois propres, souvent contradictoires avec la représentation officielle. Le caractère irréaliste de certains mots d’ordre, la rigidité de statuts juridiques prématurés ou dépassés, ou bien encore une conception volontariste du Plan, ont pour conséquence de noyer et d’obscurcir l’ensemble des procès de production et de distribution, ce qui en rend la maîtrise de plus en plus malaisée. La fonction de dissimulation de l’idéologie officielle s’aggrave lorsque les contradictions non reconnues se font plus aigues, et la marge de manœuvre des forces réactionnaires s’en trouve renforcée. À la limite, des domaines d’action importants, qui relèvent en principe de l’État, lui échappent complètement ; le pouvoir, perdant peu à peu le contrôle réel de l’organisme économique se trouve déporté vers un contrôle en partie magique, symptôme d’une véritable « pathologie d’État » et qui consiste, entre autres, à attribuer au « sabotage » les distorsions qu’il ne peut réduire rationnellement, par une stratégie à la mesure de ses moyens.

D’autres manifestations de cet état sont : une propagande excessive et peu subtile, l’occultation totale du caractère de classe de certaines contradictions (entre ouvriers et paysans, entre diverses couches de paysans, etc.).

En fait, une extension excessive des pouvoirs conférés soit à l’État, soit directement aux travailleurs, alors que les moyens effectifs d’assurer ces pouvoirs sont encore réduits pour [4] le premier comme pour les seconds, se retourne en son contraire et interdit même l’exercice de pouvoirs qui jusque là avaient été réellement exercés, ou qui pourraient l’être si existait, au niveau des superstructures, une représentation plus réaliste des rapports de production. L’antagonisme qui se développe entre les exigences de la représentation officielle et les nécessités de la vie économique rend en effet alors indispensables les pratiques illégales qui, nées dans un domaine où la fiction juridique est particulièrement accusée, se répandent dans d’autres domaines et constituent finalement une fonction sociale spécifique, partie intégrante de la structure.

Le « culte de la personnalité » ou bien, d’un autre côté, la persistance de réalités de type capitaliste sous des représentations officielles socialistes, peuvent être les conséquences les plus marquantes de la disproportion entre des pouvoirs revendiqués et assumés « en théorie », et la capacité d’exercice effectif de ces pouvoirs. C’est en ce sens que des nationalisations outrancières (en particulier dans la sphère délicate du commerce) ou des mots d’ordre irréalistes (« gestion ouvrière », quand les ouvriers ne sont pas en état de l’assumer et que seul un contrôle ouvrier peut entrer dans les faits) se renversent en leurs contraires :

  • à un extrême la monopolisation par l’État de tâches économiques exorbitantes et qu’il n’a pas les moyens de dominer déclenche l’irruption dans la vie économique, puis la structuration, de fonctions clandestines (échanges incontrôlés, etc.). Ce processus a été décrit par Boukharine à propos du « communisme de guerre » : nous en proposerons une analyse dans le passage de cet article consacré au problème de la commercialisation des produits agricoles.
  • à l’autre extrêmel’octroi de pouvoirs fictifs aux travailleurs favorise le développement incontrôlé de la bureaucratie – incontrôlé parce que cette bureaucratie n’est pas reconnue, qu’elle n’a pas de fonction précise juridiquement délimitée et qu’elle usurpe une place qui, dans la représentation officielle de la structure, est remplie par les travailleurs eux-mêmes. A partir d’un certain niveau de consolidation de la fiction et des organismes « parallèles », le décalage entre la représentation juridique des rapports de production et la pratique sociale peut devenir pour ainsi dire irréductible, la nouvelle structure sociale résistant à toutes les critiques superficielles (contre la « bureaucratie », etc.).

A cet égard, le réalisme du travail de socialisation, la précision minutieuse apportée aux moyens de contrôle mis à la disposition [5] des travailleurs, jouent un rôle décisif. Nous développerons ce point dans le passage consacré aux conditions d’un contrôle effectif des travailleurs sur la production dans le secteur autogéré. Du même ordre nous semble être la nécessité d’une grande souplesse dans les formes de la coopération agraire, souplesse qui se manifeste en particulier dans une multiplicité de types de propriété telle qu’il soit possible d’adapter un statut à chaque situation spécifique. Nous aurons à évoquer cette condition du succès de la Réforme agraire, puis de la collectivisation lorsque nous traiterons de la coopération dans la petite paysannerie.

Nous voudrions éclairer ce qui vient d’être dit et le situer avec précision dans le plan de cet article ; ces déformations de la phase de transition ne sont pas la caractéristique principale de l’Algérie actuelle, mais peuvent le devenir si certaines options sont prises – industrialisation trop hâtive, négligence à l’égard de l’agriculture, politique violente envers les couches les plus défavorisées de la paysannerie, confiance exagérée en l’« autogestion ».

La situation actuelle est confuse et mouvante ; les fonctions de masque de l’idéologie, les éléments d’une gestion bureaucratique clandestine, les mondes économiques parallèles, apparaissent déjà, mais ne se sont pas encore structurés en un tout cohérent. Il suffit de lire les discours du président Ben Bella pour se rendre compte que le pouvoir se refuse à couvrir ces déformations – ou à les imputer à de simples « saboteurs ». Les congrès syndicaux, les congrès de l’auto-gestion ont permis aux travailleurs d’exprimer librement leurs critiques et leurs revendications. Mais si la stratégie qui sera mise en œuvre par le pouvoir ne s’insère pas rigoureusement dans les conditions spécifiques de la lutte des classes en Algérie – conditions que nous allons tenter de décrire –, les contradictions inhérentes à la phase de transition pourraient alors prendre un tour aigu.

Certains critiques brûlent les étapes et se font déjà un devoir de reprocher au pouvoir algérien sa démagogie – voire son caractère réactionnaire – sous prétexte que ses décrets et ses proclamations ne sont pas encore entrés dans la réalité.

C’est méconnaître l’importance de la phase où le pouvoir d’État se sert de ces moyens pour s’adresser aux masses par-dessus son propre appareil : le pouvoir assume ainsi un rôle d’agitation, donnant conscience aux masses des objectifs à atteindre avant même que les conditions pratiques ne soient remplies :

« Nous avons connu une période où les décrets étaient une forme de propagande. On se moquait de nous, on disait : les bolcheviks ne comprennent pas qu’on n’applique pas leurs décrets ; toute la presse des gardes blancs abonde en railleries à ce [6] sujet. Mais cette phase était légitime quand les bolcheviks ont pris le pouvoir et ont dit au simple paysan, au simple ouvrier : voici comment nous voudrions que l’État fût gouverné ; voici un décret : essayez-le. Au simple ouvrier ou paysan, nous exposions d’emblée nos conceptions politiques sous forme de décrets. Résultat : nous avons conquis cette énorme confiance dont nous avons joui et dont nous continuons de jouir parmi les masses populaires. Ce fut une période, une phase nécessaire au début de la révolution : autrement, nous n’aurions pas été à la tête de la vague révolutionnaire, mais nous serions traînés à la remorque ».

Lénine au XI° Congrès du PC. (Œuvres, t.33, p.309)

Il est impossible de porter une appréciation juste sur la phase actuelle si l’on néglige la nécessité de ce premier stade et si l’on confond l’inadéquation initialement nécessaire entre superstructures et rapports de production – inadéquation positive qui permet aux premières de jouer un rôle d’entraînement et de libération –, avec la forme pathologique et figée que peut prendre, dans une deuxième phrase, cette inadéquation (qui devient alors un frein et un facteur d’obscurcissement). Toute la difficulté, naturellement, tient dans la détermination du seuil : était-il déjà franchi lors de l’adoption de la N.E.P. ?

Toujours est-il que la distinction fondamentale entre les deux stades est explicitement faite par Lénine, qui poursuit, dans le texte cité (et qui date de 1922) :

« Or cette phase est révolue et nous ne voulons pas le comprendre. Maintenant les paysans et les ouvriers riront si on leur enjoint de créer, de réorganiser telle ou telle administration. Maintenant le simple ouvrier, le simple paysan ne s’y intéresseront pas, et ils auront raison, car le centre de gravité n’est pas là […]. Le nœud de la question, c’est que les gens ne sont pas à leur place, que tel communiste responsable, qui a très bien fait toute la révolution, est affecté à une entreprise commerciale, industrielle, où il ne comprend rien, où il empêche de voir la vérité, car derrière lui se cachent à merveille filous et mercantis. L’essentiel, c’est que nous n’avons pas de vérification pratique de ce qui a été accompli. […] Le nœud de toute la situation n’est pas dans la politique au sens étroit du terme (ce qui se dit dans les journaux n’est que verbiage politique, et il n’y a rien là de socialiste) ; le nœud de toute la situation n’est pas dans les résolutions, dans les administrations, dans la réorganisation… » (Id. p.510)

Nous avons ici, parfaitement défini par Lénine, le déplacement de la contradiction principale qui fonde la N.E.P. : désormais, en Russie, le décalage des superstructures (« la politique au sens étroit du terme » ; « ce qui se dit dans les journaux », les « résolutions », les « administrations ») joue un rôle négatif d’entrave et d’obscurcissement (« … où il empêche de voir la vérité »).

Si elle ne se fonde pas sur une telle analyse (une analyse rigoureuse du stade où se trouve la formation sociale où s’opère la mutation révolutionnaire), la pratique politique verse dans l’empirisme et le subjectivisme. C’est cette analyse que Challiand omet de faire, ce qui limite son entreprise à un inventaire de faits souvent vrais, mais mêlés de phrases creuses et de vœux pieux – de faits finalement sans signification, et qui ne font que servir de graves erreurs d’interprétation.

Nous avons assez longuement insisté sur les points d’insertion de la phase actuelle de l’histoire algérienne dans une problématique théorique générale des phases de transition.

Néanmoins nous ne devons pas nous laisser entraîner par le jeu des rapprochements historiques à négliger la spécificité de la structure algérienne, que viennent surdéterminer un certain nombre de contradictions supplémentaires :

1- Le fait que l’appareil d’État algérien n’est pas seulement corrompu par des éléments petits-bourgeois ou capitalistes qui conservent leurs bases dans les rapports marchands – comme l’appareil soviétique du temps de Lénine – mais aussi par l’impérialisme, qui ne se presse pas aux frontières mais se trouve implanté au cœur de la place. Nous en verrons les conséquences quant aux problèmes de la planification et de l’accumulation.

2- Le fait que l’Algérie est un petit pays inséré dans les réseaux d’un marché mondial subtil (en particulier pour sa production agricole : vigne, agrumes, primeurs) et qui ne peut prétendre à l’autarcie. Cette donnée modifie les termes de la problématique de la planification soviétique et de l’alternative téléologues-généticiens ; le Plan algérien ne pourra se donner le luxe de tomber dans le volontarisme et devra tenir pour données un certain nombre de conditions – en particulier la structure du marché extérieur.

3- Le fait que la fonction de « prolétariat » conscient assumé en Russie par les quelques 3 millions d’ouvriers de l’industrie lourde semble devoir être remplie en Algérie dans un premier temps par la fraction moderne de la paysannerie (les travailleurs de l’auto-gestion, en nombre très variable, pour des raisons que nous indiquerons).

Ce qui décale le problème léniniste de l’alliance de la classe ouvrière et de la paysannerie et le transforme en problème de l’alliance des différentes couches de la paysannerie entre elles.

Dans les limites restreintes de cet article, un grand nombre de problèmes importants ne seront pas abordés. Nous ne traiterons pas de front les perspectives d’industrialisation ; nous n’analyserons pas les luttes ouvrières – contre le secteur industriel privé et le capital étranger. Si ces phénomènes sont appelés à jouer plus tard un rôle décisif, ils ne constituent pas les contradictions essentielles de la phase actuelle. C’est bien plutôt dans les campagnes que surgissent, au milieu des luttes et des périls, les premiers traits des nouveaux rapports de production et que se joue le sort de l’industrie à venir autant que de l’agriculture.

Nous essayerons de montrer sous plusieurs angles la fonction stratégique de l’agriculture dans la phase actuelle. Nous pouvons dès maintenant en dire quelques mots d’une façon générale, par rapport à la phase de transition.

Ce qui a échappé à certains théoriciens et praticiens de la phase de transition (Trotski, Préobrajenski, Staline), c’est le caractère organique de la phase de transition, laquelle n’est pas un simple intermède, mais détermine de ses caractéristiques spécifiques la forme que prendra la phase proprement socialiste. On a souvent eu une conception mécaniste des différents éléments de la structure de transition : on a parlé d’ « avance » et de « retard » des superstructures, ou même des rapports de production (ce qui ne veut pas dire grand chose), comme si une partie de la structure pivotait à volonté au-dessus de la base et pouvait être ramenée ensuite à sa place. Mais dans une formation sociale, aucune place ne reste jamais vide, et nous avons déjà parlé des organismes seconds et plus ou moins parasitaires qui s’y développent, et qu’il n’est plus possible de liquider.

En ce qui concerne les rapports entre industrie et agriculture – par conséquent les rapports classe ouvrière et paysannerie – cette conception mécaniste a fini par s’imposer au niveau des « priorités », des relations inégales et des médiations multiples : on pensait pouvoir diviser la phase en deux ; dans un premier temps, la classe ouvrière « exploiterait » la paysannerie, lui confisquerait une grande partie du surplus, dirigerait étroitement sa production. Ce processus d’ « accumulation socialiste primitive » jetterait les bases industrielles de la mécanisation agricole, et l’on pourrait ainsi revenir à une situation normale.

Or l’expérience a montré que les distorsions ainsi mises en place ne pouvaient être purement et simplement résorbées :

  • les relations par trop inégales entre classe ouvrière et paysannerie (en particulier au niveau des prix) entraînaient des ruptures dans l’alliance et exigeaient la mise en place d’un appareil répressif et de contrôle qui, par la suite, devait difficilement disparaître.
  • [9] le peu de liberté laissé à la paysannerie détériorait ses propres capacités de consommation productive et déterminait une passivité qui allait peser sur les possibilités de planification alors même qu’existeraient des moyens de production matériels importants.

Il y avait là la conséquence d’une conception étroite du surplus agricole (à la limite le blé enlevé de force pour les ouvriers de la ville pouvait suffire), qui devait lourdement handicaper une industrie moderne et différenciée qui allait consommer de nombreuses matières premières agricoles.

Or, si nul ne peut contester la nécessité d’une importante accumulation socialiste primitive, il n’est pas évident que cette accumulation doive toujours prendre une forme aussi centralisée. Bien au contraire, il peut être précieux de laisser se développer une accumulation interne de l’agriculture, au moins pendant un certain temps, de façon à donner des bases solides et équilibrées au développement industriel. Ajoutons que l’accumulation de type centralisé et inégal qui a caractérisée pendant un certain temps la Russie soviétique lui était dans une certaine mesure imposée par des conditions historiques particulières (isolement, encerclement militaire), conditions qui ne se reproduisent pas pour chaque phase de transition.

Nous reviendrons sur la façon dont le problème se trouve posé aux Algériens, et en quelque sorte déplacé dans les rapports entre différents secteurs de l’agriculture et couches de la paysannerie, et nous passons dès maintenant à l’analyse de certains traits de l’Algérie d’aujourd’hui.

Notre propos n’est pas de peindre une situation mais d’ébaucher une analyse marxiste – c’est-à-dire scientifique – de phénomènes sociaux que beaucoup ne semble pouvoir décrire que sous le mode du dithyrambe ou de la diffamation pharisienne.

« … la cause la plus profonde, peut-être de notre désaccord avec les populistes, réside dans la différence des idées fondamentales sur les processus économiques et sociaux. En étudiant ces processus, le populiste en tire d’ordinaire telles ou telles déductions moralisantes. Il ne regarde pas les divers groupes d’individus participant à la production comme des créateurs de telles ou telles formes d’existence ; il ne se propose pas de présenter l’ensemble des rapports économiques et sociaux comme le résultat des rapports entre ces groupes dont les intérêts diffèrent, ainsi que les rôles historiques qu’ils jouent ».

Lénine (Le développement du capitalisme en Russie).

I – DESCRIPTION SOMMAIRE DE L’AUTOGESTION AGRICOLE.

1/ Les campagnes algériennes.

La contradiction principale de l’économie agricole algérienne se situe dans la division parfaite entre deux secteurs, qu’aucune unité objective ne rassemble :

  • les terres fertiles des plaines et des vallées
    la plaine de Bône (la plus riche)
    la Mitidja
    la plaine d’Oran
    la vallée du Chéliff

Ces terres étaient dans leur écrasante majorité aux mains de la colonisation française. Elles constituent ce qu’on appelle le « secteur moderne », maintenant autogéré. Environ 30% de ces terres appartenaient toutefois et continuent d’appartenir à de gros propriétaires fonciers algériens.

Ce secteur dispose de moyens de production mécaniques, de la totalité du réseau d’irrigation.

Sa production est directement orientée vers le marché français, dont il continue donc de dépendre :

  • la vigne (qui couvre plus de 300 000 ha) exporte pratiquement toute sa production sur la France et constitue pour celle-ci un excellent moyen de chantage dans les négociations économiques,
  • les agrumes (culture principale dans les régions de Boufarik, de Blida, de Mohammedia, etc.) ont subi une grave crise de surproduction en 1963 et 1964, du fait de la mauvaise humeur des acheteurs français, qui se sont tournés vers le Maroc et l’Espagne, principaux concurrents de l’Algérie en ce domaine.
  • le secteur « traditionnel », cantonné sur les pentes caillouteuses, les piémonts et les montagnes érodées.

C’est là que tente de survivre la masse de petits fellahs (plus de six millions), en économie fermée de subsistance, en dehors de tous les échanges marchands. Les conditions d’exploitation sont désastreuses, les moyens de production rudimentaires : on laboure avec une charrue en bois, souvent même – pour les plus pauvres – à la main, avec une bêche. Ni engrais, ni rotation des cultures ; les sols sont épuisés.

2/ Les décrets de Mars et le fonctionnement des nouvelles institutions

Par les décrets de mars 1963, le gouvernement algérien légalisa la prise en mains des « biens vacants » – c’est-à-dire des entreprises industrielles, commerciales et agricoles abandonnées par leurs patrons européens – par les travailleurs.

La gestion des exploitations était remise aux travailleurs, qui devaient l’exercer au travers d’institutions imitées de l’autogestion ouvrière agricole : l’assemblée générale des travailleurs élit un conseil, lequel désigne à son tour le comité de gestion. Le comité de gestion désigne, chaque année, un président parmi ses membres. L’État est représenté dans l’exploitation par un Directeur ou provisoirement (étant donné le manque de cadres disponibles dans la phase actuelle) par un « chargé de gestion ».

Le « comité de gestion » assume les tâches de gestion de l’entreprise ou de l’exploitation et particulièrement :

  • Élabore le plan de développement de l’entreprise ou de l’exploitation dans le cadre du plan national, ainsi que les programmes annuels d’équipement, de production et de commercialisation,
  • Établit le règlement en matière d’organisation du travail, de définition et de répartition des tâches et des responsabilités,
  • Établit les comptes de fin d’exercice

(…)

  • Décide du mode d’achat des produits nécessaires à l’approvisionnement, tel que matières premières ou semences…
  • Décide du mode de commercialisation des produits et services
  • Règle les problèmes posés par la production, y compris l’embauche des ouvriers saisonniers ».

(Article 16 des Décrets de Mars).

Comment fonctionne effectivement l’autogestion agricole ? Elle couvre quelques 3 000 000 hectares, répartis sur un peu plus de 2 000 comités. L’étendue des domaines varie selon le type de production – de 600 ha en culture intensive à 6 000 sur les plateaux à blé – un domaine autogéré comprend parfois 15 ou 20 ex « fermes » (qui restent distinctes et servent de base à la répartition du travail).

Les moyens de production :

  • pour que puisse être assurée dans les deux secteurs de l’agriculture la campagne des labours de 1962, une bonne partie des tracteurs a été retirée aux comités et mise à la disposition des SAP (cf. plus loin).
  • en ce qui concerne le matériel restant, il est utilisé à bon escient du point de vue cultural (profondeurs des labours, etc.) mais moins bien du point de vue mécanique. La formation de mécaniciens attachés au comité est une exigence première. Il y en avait quelques-uns à la Libération ; ils ont reçu le même salaire que les autres travailleurs et ont préféré chercher des emplois mieux rémunérés.

Un nouvel arrêté vient d’élever leur salaire quotidien à plus de 20 F, mesure réaliste qui aidera à résoudre la question. Peut-être faudrait-il tenter un effort en direction des O.S. qui reviennent de France après avoir travaillé chez Renault, etc.

Il faut souligner l’importance de la solidarité qui s’est manifestée entre ouvriers des villes et des campagnes : au cours de « samedis socialistes », des mécaniciens volontaires sont venus, en nombre importants, réparer tracteurs et installations diverses des fermes (installations électriques, caves de vinification, etc.) ; un travail considérable a été fourni par ce volontariat, manifestation concrète de l’alliance entre la classe ouvrière et la paysannerie dans les tâches de l’édification socialiste.

Le problème du matériel ne se pose pas de façon aiguë au niveau de la quantité des moyens de production, mais plutôt à celui de l’entretien des moyens existants. Avec ses quelques 13 000 tracteurs, l’Algérie est relativement favorisée. Les deux préoccupations essentielles du gouvernement sont par conséquent :

  • la formation des mécaniciens (des contrats sont passés à cette fin avec des sociétés spécialisées)
  • l’homogénéisation du matériel, qui permettrait de résorber la grave pénurie de pièces détachées.

Mais le sabotage des impérialistes et de leurs complices dans la bourgeoisie bureaucratique ralentit et compromet la réorganisation : telle grande entreprise américaine de construction de matériel agricole réussit à passer un contrat avec une administration pour une fourniture de tracteurs ; elle installe une annexe à Alger, pour garantir la fourniture de pièces détachées. Dès que le matériel a été livré et payé, l’annexe disparaît. Les paysans pourront attendre longtemps leurs pièces détachées.

On peut espérer que l’installation prochaine dans la région d’Alger d’une usine de tracteurs donnera aux camarades algériens le moyen de briser de telles manœuvres.

Fonctionnement des institutions 

Le très faible niveau d’alphabétisation des campagnes laissé par le colonialisme (il est fréquent de trouver un comité où seul le chargé de gestion sache écrire, le président lui-même étant analphabète) limite la participation des travailleurs aux discussions, aux décisions et au travail d’organisation.

En raison des moyens limités de l’Assemblée générale, les deux fonctions essentielles sont celles du président et du chargé de gestion.

La compétence du président est avant tout technique : c’est un vieil ouvrier employé depuis longtemps sur le domaine, et qui le connaît bien.

Le chargé de gestion est délégué par l’administration centrale (O.N.R.A.). Le plus souvent, c’est un ancien moniteur agricole, à qui l’on a fait passer un stage de quelques semaines – Décrets de Mars et rudiments de comptabilité. Il devrait en principe remplir la comptabilité du domaine, mais a souvent du mal à dominer tous les papiers qui lui sont confiés (inventaire, livre de caisse, comptabilité matière). Souvent, de sa propre initiative, le chargé met au point un système de comptes simple et utilisable (grandes fiches de culture ou calendrier des travaux). Mais la véritable comptabilité est en fait tenue par la SAP, organisme double, à la fois bancaire et technique (approvisionnement en engrais, semences, produits chimiques).

La SAP, anciennement SIP (Société Indigène de Prévoyance) est un organisme coopératif, mis en place par la colonisation pour assister les petits fellahs. La confusion en son sein des fonctions bancaires et techniques pèse sur la souplesse des fournitures en matériel et moyens de production – subordonnées aux possibilités et au calendrier du crédit. La création envisagée par le gouvernement d’une Banque agricole permettra de séparer ces fonctions. Quant au problème de la comptabilité, nous l’aborderons plus loin.

L’hostilité aux SAP s’est manifestée bien souvent dans les campagnes : on les a accusées de s’approprier les moyens de production, voire les bénéfices. Ces accusations sont mal fondées pour la plupart, mais renvoient à un problème de structures non encore résolu : la détermination des rapports entre accumulation et gestion démocratique, la répartition des postes de division technique et de division sociale du travail. L’histoire des luttes de classes à la campagne, que nous allons maintenant évoquer, se meut autour de cette contradiction.

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est immédiatement ventilé en salaires, aux dépens des approvisionnements, de la consommation productive. On a pu calculer que systématiquement, entre 75% et 80% des coûts de production étaient constitués de salaires.

Dans la phase actuelle, les camarades algériens travaillent à rétablir la situation et à assainir les conditions de gestion dans les comités. Mais il est évident que, dans la mesure où les problèmes posés ne sont pas de l’ordre du pragmatique et reflètent au contraire les données de la lutte de classes, la solution ne peut être apportée qu’au niveau de la stratégie révolutionnaire d’ensemble.

Comment, par exemple, libérer les comités de gestion de leurs parasites si de nouveaux centres d’attraction ne sont pas créés, spécifiquement destinés à la masse des petits paysans pauvres et des chômeurs ? Nous débouchons ainsi sur la gestion des Unions Paysannes, et de l’alliance des deux secteurs agricoles. Mais ce sont bien d’autres problèmes qui se posent de front, inextricablement solidaires, et que nous abordons maintenant.

PROBLÈMES ET MOYENS DE LA STRATÉGIE RÉVOLUTIONNAIRE

Nous allons examiner quelques-uns des éléments déterminants de la stratégie révolutionnaire algérienne, en insistant sur le fait que les options qui s’y affèrent n’ont pas encore été prises définitivement et que par conséquent notre analyse se portera sans cesse de la description de la situation présente à l’évocation de son évolution possible et s’attachera aux conditions de possibilité du socialisme algérien, non à un socialisme algérien déjà donné.

1/ Les superstructures politiques et leur fonction dans la phase actuelle : appareil d’État – Parti F.L.N.

L’expérience de toutes les révolutions socialistes prouve que le pouvoir des travailleurs est obligé d’utiliser pendant une longue période l’appareil d’État forgé par la classe antérieurement dirigeante. La confusion – souvent volontairement accusée par la bourgeoisie – entre la fonction sociale répressive de l’appareil d’État et ses attributions techniques (comptabilité nationale, informations administratives, gestion des organisations et des services publics) interdit une liquidation brutale et oblige le pouvoir nouveau à conserver dans leur rôle technique inextricablement mêlé à l’autorité politique des bureaucrates qu’il n’est pas encore en mesure de remplacer. Cinq ans après la Révolution d’Octobre, Lénine indique clairement la puissance persistante de la bureaucratie tsariste :

« Nous avons hérité de l’ancien appareil d’État et c’est là notre malheur. L’appareil d’État fonctionne bien souvent contre nous. Voici comment les choses se sont passées. En 1917, lorsque nous avons pris le pouvoir, l’appareil d’État nous a sabotés. Nous avons été très effrayés à ce moment, et nous avons demandé : « Revenez, s’il vous plaît ». Ils sont revenus, et ce fut notre malheur. Nous avons maintenant d’énormes masses d’employés, mais nous n’avons pas d’éléments suffisamment instruits pour diriger efficacement ce personnel ».

(« IVe Congrès de l’Internationale communiste », Œuvres, t.33, p.440)

Cette critique de l’appareil d’État soviético-tsariste, Lénine la reprend sans cesse en insistant sur le fait que ses défauts « remontent au passé, lequel, il est vrai, a été bouleversé, mais n’est pas encore aboli » (« Mieux vaut moins mais mieux »).

A cet égard, il n’y a pas de miracle en Algérie. L’appareil d’État actuel, celui sur lequel on compte pour servir le pouvoir révolutionnaire, n’est rien d’autre que l’ancien appareil colonial, avec ses structures rigides, sa bureaucratie, sa destination oppressive ; souvent même, ce sont les hommes qui ont servi le colonialisme qui ont aujourd’hui pour tâche de faire fonctionner l’appareil, avec l’aide des coopérants français : ne sont-ils pas les seuls à savoir comment cet appareil fonctionne, comment on rédige une note de service, comment on utilise le standard, les seuls à trouver leur voie dans le dédale des circuits administratifs, et à connaître l’organigramme des ministères ?

On comprend aisément que, dans la débâcle administrative de 62, on se soit raccroché aux hommes qui connaissaient la machine. D’entrée de jeu, l’alibi de la « technicité » assurait à des cadres formés par le colonialisme, à des débris de la « troisième force » et à des contre-révolutionnaires à peine voilés une mainmise de fait sur d’importants secteurs de la gestion publique : situation qui donnait lieu à de nombreuses manifestations de sabotage ou de corruption dans les domaines comme la commercialisation des produits du secteur socialiste, l’importation des bêtes, etc. Cette permanence de fait d’hommes et de procédés représentatifs de la formation sociale antérieure s’est assez rapidement recouverte d’un nuage de proclamations « socialistes », le perfectionnement démagogique des éléments les plus réactionnaires de l’appareil d’État contribuant encore à obscurcir la véritable situation. Il faut insister sur le fait que, s’il existe une expérience accumulée des Révolutions socialistes, la réaction bourgeoise et l’impérialisme tirent tout autant profit des leçons de l’Histoire : ce n’est plus au niveau de l’idéologie que les couches [réactionnaires] essayent de justifier des rapports de production capitalistes discrédités aux yeux des masses ; en s’adonnant à une surenchère de phraséologie révolutionnaire, leurs représentants peuvent beaucoup plus efficacement prendre des mesures pratiques antisocialistes et mettre en œuvre des méthodes de gestion et de planification conformes aux intérêts de l’impérialisme et de sa nouvelle bourgeoisie compradore.

La pression des éléments réactionnaires au sein de l’appareil d’État est assez puissante pour gagner nombre de militants véritables à une mythologie techniciste, entretenue par divers ingénieurs coopérants et « experts », et les amener à propager des préjugés « scientistes » qui servent finalement à briser les initiatives révolutionnaires et à perpétuer les anciennes méthodes.

L’appareil d’État, par son organisation comme par une partie importante de ses membres représente donc une force peu maniable et souvent contre-révolutionnaire. C’est là une donnée essentielle ; mais il est facile et naïf de se constituer immédiatement en juge. Les textes de Lénine écrits cinq ou six ans après la Révolution de 1917 sont là pour nous rappeler que le pouvoir soviétique a été obligé de faire la Révolution avec l’appareil bureaucratique tsariste ! Que la prise du pouvoir ne constitue pas d’office une modification fondamentale de l’État en tant qu’organisme autonome, c’est l’a.b.c. de la théorie politique léniniste.

Lorsque Challiand, après avoir montré l’importante proportion des cadres promus des écoles d’administration coloniale – en particulier pour les postes de gestion – s’empresse de conclure qu’ « il était indispensable d’aborder le problème des structures administratives adaptées à l’indépendance », il fait là une leçon aussi futile que mal venue. Il est évident que le problème du bouleversement de la machine étatique se pose et il est tout aussi évident qu’il ne pouvait être résolu dans la courte période qui a suivi la prise du pouvoir par le F.L.N.

Par contre Challiand est mieux inspiré lorsqu’il souligne, en faisant référence aux accords d’Evian, que « la non destruction de l’appareil ancien était ainsi garantie ». La politique impérialiste pèse lourdement, en effet, sur l’appareil d’État algérien. Cependant il serait faux de croire que l’impérialisme mise uniquement sur la permanence de l’ancien appareil colonial. Le danger le plus grave est au contraire dans un certain style de modernisation de l’État, une technocratie de type tunisien, et c’est vers ce but que tendent, non sans quelque succès parfois, les éléments les plus conscients et les plus efficaces de la politique impérialiste.

En effet, le vieil appareil d’État colonial – ministères aux services innombrables, préfectures, DSA, SAP, etc. – est condamné à plus ou moins longue échéance, en premier lieu parce qu’il ne correspond plus aux nouveaux rapports de production qui sont en cours de structuration, mais aussi parce qu’il apparaît de plus en plus comme incapable de remplir sa fonction technique : les retards administratifs, l’incapacité, la confusion sont tels que le pouvoir est obligé de créer des appareils supplémentaires en principe mieux contrôlés par lui, pour mener à bien certaines opérations urgentes – ONRA, délégations spéciales. Le recours à ces appareils nouveaux fait ressortir ce qu’a de peu tolérable à la longue l’entretien d’une masse de fonctionnaires peu utilisables et qui absorbent une budget de fonctionnement extrêmement important, malgré les efforts d’austérité du gouvernement. Le déclin des structures administratives coloniales et la naissance de nouveaux centres de pouvoir et de gestion suscitent d’ores et déjà une concurrence entre militants révolutionnaires et éléments pro-impérialistes pour le contrôle de ces nouveaux centres. Bull et IBM, entrés au service l’une de l’ONACO, l’autre de l’ONRA, se présentent d’abord comme de simples outils à enregistrer et utiliser les comptabilités puis, lorsque des frais importants ont déjà été engagés, abandonnent leur « neutralité » et commencent à exercer une pression sur le type de documents qu’ils veulent recevoir, donc sur la collecte des informations : et progressivement, c’est un des éléments de base du contrôle national de l’économie, qui commence à passer aux mains des experts des sociétés étrangères. Pour la formation des cadres administratifs, la F.A.O. est sur les rangs, essayant de monopoliser les fonctions techno-administratives intermédiaires de peur de les voir remplir par des militants venus de la base ; elle s’empresse de proposer ses « enquêteurs » pour la collecte des informations statistiques et comptables de base sur les comités de gestion et s’oppose à toute tentative qui tendrait à donner aux travailleurs eux-mêmes les moyens d’enregistrer une partie de ces informations (« si vous les alphabétisez vous en ferez des communistes », explique un « expert »…). La mobilisation des masses rurales elle-même, cette tâche par excellence du Parti, devient l’objectif des sociétés étrangères spécialisées dans l’ « animation », telle l’I.R.A.M. qui entre ainsi en compétition avec un B.N.A.S.S. gouvernemental créé à la même fin mais dont le peu de moyens et de militants limite les possibilités d’action. Les tâches de Planification ne sont bien entendu pas délaissées par ces sociétés et l’on voit fleurir les études et projets de développements divers qui n’ont rien à voir avec les aspirations de la masse mais se fondent exclusivement sur des calculs d’optimation et de rentabilité destinés à valoriser dans les plus brefs délais les capitaux de l’aide étrangère. Car là est le danger : dans la mesure où les organismes spécialisés et les sociétés d’études apportent avec eux l’argent nécessaire à la réalisation de leurs projets – et pratiquent même une sorte de chantage à l’aide en insistant pour contrôler voire décider de l’utilisation des crédits qu’ils concèdent leur influence est extrême sur la conception des objectifs et des moyens de l’accumulation.

En fait, chaque fois qu’un organisme international spécialisé ou qu’une société d’études obtient le contrôle et la responsabilité de tel secteur de la Planification, ou de la collecte d’informations, ou de l’administration locale, c’est autant de pouvoir qui est enlevé au contrôle du peuple et de ses organisations nationales – en premier lieu le Parti –, c’est un nouveau secteur de la gestion économique où s’imposera la prépondérance d’une organisation autoritaire et la défiance à l’égard de toute tentative d’éducation des travailleurs et de contrôle populaire, où le « développement » deviendra l’affaire de calculateurs spécialisés raisonnant en termes de rentabilité capitaliste. En même temps, ce nouvel appareil qui échappe aux formes de sclérose de l’administration coloniale grâce à un dynamisme d’affairistes et de gros moyens financiers – généreusement dépensés par des prêteurs avides d’obtenir de gros marchés de travaux d’équipements, de fournitures de machines, etc. – secrète ses propres formes de gaspillage : en particulier les crédits d’ « études » (qui sont souvent assimilées à des investissements productifs, ce qui permet de les faire passer sur un budget de fonctionnement pour lequel le pouvoir fait un effort d’austérité) sont gonflés, chaque étude étant conçue pour en exiger une autre – il est rare de ne pas rencontrer un rapport économique qui ne suggère des études pédologiques spécialisées, des analyses sociologiques, etc. Une foule d’ « experts », d’ « ingénieurs », de « spécialistes » divers se partagent ainsi une part importante des capitaux prêtés à l’Algérie et qu’elle sera un jour amenée à rendre sans avoir pu en tirer tous les résultats qu’elle pourrait légitimement attendre.

Ce sont ces sociétés et ces organismes – SEDIA, FAO, IRAM, SEDES, SEDAGRI, etc. – véritables vendeuses d’appareil d’État de rechange, qui constituent le détachement d’avant-garde de l’impérialisme en pays sous-développé. Appareil dangereux parce qu’il se donne toutes les apparences du dynamisme et de l’efficacité et feint de se cantonner au rôle d’instrument, utilisable même par un pouvoir révolutionnaire, alors qu’il sape les moyens d’action des couches révolutionnaires, limite de plus en plus le contrôle populaire sur l’organisation de la population et finit par se poser en arbitre des objectifs de l’accumulation.

Telles sont les principales forces au sein de l’appareil d’État : une bourgeoisie compradore en puissance, liée au capital marchand national, qui monopolise les principaux postes de gestion de l’ancien appareil administratif colonial et, pesant sur les décisions d’orientation, tentant de reprendre en les déformant certains des objectifs révolutionnaires (contrôle économique, animation rurale), les éléments d’avant-garde du néo-colonialisme.

En face de ces forces réactionnaires, quels sont les moyens des militants révolutionnaires ? Parler dans le vide d’une réforme de l’appareil d’État, de lutte contre la corruption – conçue comme une simple affaire de malhonnêteté personnelle – et contre la bureaucratie, où l’on ne veut voir qu’excès de paperasse, c’est simple logomachie volontariste et souvent hypocrite.

Le nœud de la question n’est pas la conquête immédiate de l’appareil d’État par les forces révolutionnaires encore désorganisées, mais la structuration de ces forces révolutionnaires sur une base de classe, c’est-à-dire la mise en place du Parti. Tant que les militants révolutionnaires n’auront pas réussi à élever le niveau de conscience d’une partie importante des travailleurs, à leur donner les moyens effectifs d’un contrôle de la production (nous reviendrons sur ce point), les cadres déterminants – c’est-à-dire les cadres administratifs moyens, gestionnaires – continueront d’être constitués par une petite bourgeoisie de tradition bureaucratico-coloniale, assurant sa mainmise sur les tâches de contrôle économique.

Le problème essentiel est donc de dégager du fatras administratif les quelques révolutionnaires déjà formés et de les utiliser pour ce travail d’agitation et d’éducation au contact des masses. C’est dans la mesure où les militants seront capables de dégager et de défendre les intérêts objectifs des travailleurs que le Parti s’assurera une base de classe, et acquerra la puissance nécessaire pour étendre son emprise sur l’appareil d’État.

Ce préalable a été clairement posé par le F.L.N. qui, lors de son dernier Congrès, a reconnu le caractère bureaucratique et colonial de l’appareil d’État, donné un rôle prioritaire à la construction du Parti, et souligné la nécessité de conserver l’autonomie de celui-ci :

« … pour ne pas être absorbé par l’État, le Parti doit s’en distinguer physiquement. A cet égard, la majorité des cadres du parti au niveau des différentes directions, devront être en dehors des organismes d’État et se consacrer exclusivement aux activités du parti. Ainsi sera évité le danger d’étouffement du parti et de sa transformation en auxiliaire de l’administration et en instrument de coercition ». (Charte d’Alger)

Naturellement, la garantie ultime contre l’ « étouffement ne réside pas dans des dispositions institutionnelles mais dans une ligne qui soit celle des travailleurs :

« C’est que, dans la masse populaire, nous sommes comme une goutte d’eau dans un océan et nous ne pouvons exercer le pouvoir qu’à la condition d’exprimer exactement ce dont le peuple a conscience. Sinon, le Parti communiste ne conduira pas le prolétariat, celui-ci n’entraînera pas derrière lui les masses, et toute la machine se disloquera ». (Lénine, XIe Congrès du P.C.)

De plus, si l’on renonce provisoirement à faire de l’État le maillon principal – ou du moins unique – du pouvoir révolutionnaire, il faut rechercher de nouvelles forces sur lesquelles s’appuyer et élaborer une stratégie qui puisse contrebalancer les déviations étatiques sans tomber dans l’anarchie : toute la conception de l’accumulation socialiste primitive doit finalement s’en ressentir. C’est pourquoi nous allons examiner ici les principaux éléments d’une stratégie socialiste, tant du point de vue de la défense de l’extérieur du secteur autogéré, que de sa consolidation interne, que de l’alliance avec les autres couches de la paysannerie, et que des modalités d’accumulation.

Mais avant de passer à cette analyse, il nous reste à achever notre investigation sur les « outils » du pouvoir en examinant l’état présent du parti F.L.N.

Le Parti n’a pas encore conquis son homogénéité. Des contradictions nombreuses existent en son sein, héritées de la lutte nationale et des différenciations sociales et politiques entre participants à la guerre de libération. De ces contradictions, la principale est celle qui existe entre la base du Parti et ses cadres dirigeants.

La base du parti est spontanément sociale, absolument pas socialiste. Elle réclame des salaires, des emplois, la distribution de terres aux anciens combattants, des pensions pour les veuves de guerre, etc. En un mot, elle attend du pouvoir des bienfaits, attitude évidemment héritée du paternalisme de certaines administrations coloniales (SAP, SAS, etc.). Elle n’a aucune idée du fonctionnement d’une économie, de la signification du salaire, de l’accumulation, etc.

Cette idéologie spontanée est quelque peu systématisée par certains éléments de l’ANP, par des ulémas et tenants du « socialisme du Prophète », dans le sens d’un régime autoritaire et social et, d’un autre côté par des démagogues bourgeois à allure populiste qui utilisent ces revendications spontanées pour lutter contre le secteur socialiste.

En définitive, on peut dire que la base du parti, souvent plus proche du club d’ancien combattants ou du groupe de pression que d’une organisation politique, exprime et impose souvent les désirs subjectifs de la masse des petits paysans privés, des chômeurs, à l’encontre de l’intérêt objectif direct du secteur socialiste et indirect de cette même masse.

Les organismes dirigeants du Parti comptent en revanche nombre de militants de plus en plus conscients des conditions objectives de l’édification socialiste, quant à la fonction d’accumulation de l’agriculture, le rôle de l’industrie, etc. ; mais leurs incertitudes dans la détermination des couches révolutionnaires sur lesquelles s’appuyer en priorité (ouvriers de l’industrie ? paysans du secteur socialiste ? petits fellahs?), leur éloignement par rapport à la base, éloignement qui limite l’efficacité de leurs campagnes d’explication et du choix de leurs thèmes, sont autant de facteurs qui ralentissent leur progression.

Il faut souligner que les intellectuels – en particulier les étudiants – ont souvent hérité de la propension de la gauche française à la phrase révolutionnaire et de son peu d’intérêt pour les problèmes pratiques de la construction du socialisme. Il est frappant de voir les cafés d’Alger hantés de jeunes intellectuels dont les sujets de discussion essentiels semblent être l’aliénation, l’allocation d’études, la condition étudiante, etc. alors qu’il est difficile de trouver des volontaires pour les tâches d’enquête à la campagne, d’encadrement rural, de comptabilité, d’alphabétisation…

Faut-il voir là un avant-goût de ce que serait notre U.E.C. confrontée aux tâches d’une Révolution socialiste ?

En fait, on ne peut dire que les cadres révolutionnaires se soient encore regroupés et organisés de façon définitive ; le fait déterminant du dernier Congrès du F.L.N. réside beaucoup plus dans l’adoption de textes où est fait un effort d’élucidation de la phase présente et de ses données de classe. La deuxième phase de la réorganisation politique n’a fait que débuter cet été, avec la « restructuration du Parti », qui devait permettre de réaliser l’adéquation entre les objectifs du Congrès et les moyens humains de les atteindre, c’est-à-dire éliminer les éléments bourgeois, accroître le nombre de travailleurs du secteur socialiste au sein du Parti. Il est trop tôt encore pour faire le bilan de cette réorganisation et il est fort probable que l’on verra se perpétuer un certain temps ces imbroglios présents qui constituent tel vieux renard de famille bachaga, autoritaire et imbu de traditions coloniales en défenseur des intérêts objectifs de l’autogestion contre des militants de base obnubilés par le seul souci de liquider le chômage dans l’immédiat.

Il n’y a pas lieu de s’étonner de ces contradictions : l’instrument qu’est le Parti ne se forge pas en dehors de la lutte des classes mais dans sa dynamique même, et cette lutte sur le front intérieur n’a fait que commencer. C’est de front que se mèneront tous les efforts : mobilisation des couches populaires contre les exploiteurs et structuration de l’avant-garde révolutionnaire. L’une des conditions de possibilité de cette situation est la présence au pouvoir d’une équipe dirigeante qui se place sur les positions du socialisme. Or le pouvoir (que nous ne confondons absolument pas avec l’appareil d’État, dont il n’a pas en particulier les fonctions techniques et gestionnaires) est doté de moyens de coercition propres – la police, etc. – dont il peut se servir même contre son appareil d’État, et de moyens de communication directe avec les masses (les discours présidentiels, d’un effet souvent considérable). La conjonction entre l’action directe du pouvoir par dessus les appareils et la montée des luttes populaires crée dans la structure politique la fonction d’un parti de combat : l’organe est en train de naître qui remplira cette fonction. Ce qui est essentiel, c’est que le pouvoir soit en mesure de définir une stratégie révolutionnaire qui tienne compte des déformations de l’appareil d’État et favorise délibérément l’essor de forces sociales antagonistes (des organes de gestion locaux, des moyens de contrôle populaire sur la production ; une commune qui a son rôle à jouer dans l’accumulation, etc.) qui constituent la véritable pépinière du Parti.

Nous allons aborder dans les pages suivantes les objectifs d’une telle stratégie : défense de l’extérieur du secteur socialiste, consolidation intérieure, alliance entre les différentes couches de travailleurs, voies de l’accumulation socialiste primitive.

2/ Éléments de la stratégie d’ensemble : la commercialisation, maillon essentiel

Le développement de la socialisation peut être envisagé sous deux angles principaux : le rôle du secteur socialiste considéré comme un tout dans la structure de l’économie globale ; le contrôle des travailleurs sur le procès de production à l’intérieur des unités de production nationalisées. On a souvent voulu schématiser ce double problème comme antagonisme entre planification-autogestion. C’est là sauter un peu vite par-dessus les articulations de la structure, et négliger d’une part le lien profond qui existe entre les exigences d’un véritable plan (balances matières, contrôle, etc.) et les conditions d’une gestion sociale au niveau de l’unité de production (moyens comptables simplifiés). En fait, les lieux de contrôle populaire et les centres de socialisation se répartissent à l’intérieur de multiples processus impliqués, que l’on doit éviter de confondre :

  • l’accumulation sous l’angle de l’augmentation en valeur du capital social total et des capitaux des unités économiques.
  • l’accumulation sous l’angle de la création des forces productives nouvelles (industrialisation) à partir de surplus agricole et de l’aide étrangère.
  • l’accumulation sous l’angle du développement de la productivité des forces productives existantes, par la création d’infrastructures diverses – irrigation, DRS, etc. – et de conditions d’exploitations nouvelles.

Cependant, de quelque façon que s’établissent les pouvoirs et rapports de force dans la mise en œuvre de ces tâches, c’est au travers des catégories marchandes que doit s’effectuer l’accumulation sous ses divers aspects. Autrement dit, la transformation en valeur de la production agricole du secteur socialiste est la première condition à réaliser. Or la commercialisation de la production agricole a toujours posé des problèmes complexes, puisqu’elle exige :

1° – une coordination rigoureuse des tâches commerciales avec le calendrier de la production (souvent très complexe, par exemple pour les agrumes qui donnent lieu à 13 récoltes différentes selon les espèces).

2° – des moyens importants de conditionnement et de stockage.

3° – le bon fonctionnement des industries légères auxiliaires (caisses etc.) et des moyens de transports.

4° – enfin une connaissance précise des débouchés, des prix de marché les plus favorables, etc. Ainsi les colons producteurs d’agrumes de la région de Perrégaux disposaient de liaisons télex avec les principaux marchés d’Europe : lorsqu’un cours élevé s’établissait pour les mandarines à Copenhague, on n’hésitait pas à fréter des Bréguets pour y porter la marchandise.

Le fonctionnement de la commercialisation était donc assuré, dans le cadre de l’économie coloniale :

  • par l’habileté des capitalistes dans l’utilisation des fluctuations du marché ;
  • par un réseau très important de grossistes et d’intermédiaires qui tenaient en main l’infrastructure nécessaire à la distribution intérieure.

La première tâche du pouvoir, après les décrets de socialisation, fut d’assurer la rentabilité du secteur autogéré en tentant de détourner les bénéfices des commerçants et des grossistes au profit de l’accumulation nationale.

On peut dire que c’est au travers de la crise de la commercialisation que s’est engagée la plus dure bataille de classe entre d’un côté le secteur socialiste et de l’autre le capital commercial hypertrophié (la partie incontestablement la plus puissante du capitalisme algérien : spéculateurs, grossistes, « nepmen » divers accrochés en parasites au secteur autogéré). Le premier affrontement s’est soldé par une défaite du secteur socialiste. En grande partie du fait de la collusion entre les organes gestionnaires de l’appareil d’État et la bourgeoisie commerçante.

Les phases de cette lutte ne sont pas sans rappeler l’évolution du problème de la commercialisation et des échanges pendant les premières années du pouvoir soviétique. Deux étapes : une tentative de prise d’assaut et de monopolisation des échanges qui s’achève en débâcle du fait des déficiences de l’infrastructure d’État ; puis, une politique plus souple de contrôle et non de prise de possession, jouant sur les mécanismes du marché pour tenter de les maîtriser. C’est la phase d’encerclement, après l’attaque de front du communisme de guerre, pour reprendre la métaphore de Lénine.

Après avoir espéré organiser toute la population en « communes de consommation », où seraient distribués directement les produits nécessaires en échange de bons de travail, le pouvoir bolchévique accepte de redonner leur chance aux intermédiaires privés qu’il n’a pu remplacer en bloc. Il va par conséquent « apprendre » les techniques du commerce, de la comptabilité, etc. et va se lancer à la conquête du marché en faisant concurrence au capital privé par des coopératives de consommation mieux organisées, des magasins, etc.

En Algérie, la stratégie du pouvoir a suivi grosso modo les deux phases de la politique des Soviets :

1 – une attaque en force, c’est-à-dire une tentative de monopolisation par l’État de la part principale de la production agricole commercialisable.

Un organisme d’État fut créé, qui devait se charger de tout : prendre la récolte sur pied, la conditionner, la diriger sur les marchés et les lieux d’exportation. Ce fut l’O.N.A.C.O. (Office national de la commercialisation). Les ententes clandestines entre grossistes et responsables de l’office, les ventes aux enchères truquées, les récoltes liquidées à des prix dérisoires, montrèrent largement que l’appareil étatique était loin de constituer un instrument efficace de lutte économique contre les grossistes et les bourgeois.

2 – Il semble qu’actuellement les militants reprennent le problème à la base et qu’un effort plus rigoureux soit entrepris, sous formes de mise en place de coopératives de commercialisation capables de lutter efficacement contre les grossistes et d’écouler la production du secteur socialiste, la liberté de manœuvre étant laissée au comité pour la production qui dépasse les capacités d’absorption des coopératives. C’est surtout dans l’Est, avec la création d’Unions départementales que la crise de la commercialisation commence à se résorber.

Peu importe la détermination chronologique et événementielle de cette analogie : ce qui nous semble essentiel, c’est que nous voyons se dessiner là ces lois de constitution des mondes économiques parallèles dont nous avons signalé la possibilité et le danger. Un certain type d’offensive révolutionnaire trop hâtive dans la sphère du commerce finit par offrir aux grossistes et, plus généralement, au capital commercial, des possibilités de mainmise sur l’organisme économique de l’appareil d’État lui-même, bien supérieures à celles que leur laisse une conquête progressive et plus rigoureuse du marché. Tel est le sens de l’échec, en Algérie, de l’ONACO, échec auquel s’applique très exactement l’analyse qui est faite par Boukharine du communisme de guerre et de son abandon au profit de la NEP :

« … lors du communisme de guerre, presque tout était juridiquement entre les mains de l’État. En fait, il existait un marché clandestin, à commencer par la Bourse illégale et en terminant par le « colportage des produits ». […] Avec l’établissement de la nouvelle politique économique, les forces productives se mirent rapidement à croître. Le commerce régulier s’est légalisé. Juridiquement, l’État posséda entre ses mains beaucoup moins qu’à l’époque du communisme de guerre. En fait l’État posséda plus parce que le développement de la grosse industrie fut assuré […]

Après la NEP, l’État se trouva en face d’un état de choses où l’appareil d’État pour l’écoulement des marchandises était absent, tandis que se déchaînait un torrent de plusieurs millions de petits commerçants privés. […]

On peut dire que dans le domaine du commerce, la situation était très dangereuse : il y avait à la base un nombre infini de commerçants privés, à commencer par les paysans, qui donnèrent naissance à de petits et infimes « capitalistes » qui à leur tour donnèrent naissance à des cadres plus importants. En haut de l’échelle, des hommes d’affaires agiles et souples de l’espèce des spéculateurs, des profiteurs, pénétrèrent dans tous les pores et tous les interstices de l’organisme de l’État après avoir reçu la possibilité de se mouvoir. Ils s’insinuèrent partout où il y avait la possibilité d’obtenir un gain exagéré, de grands bénéfices par la spéculation.

[…]

Mais durant cette période s’effectuait un double processus : d’une part un processus d’une certaine accumulation du capital privé et, d’autre part, un processus d’organisation fiévreuse, d’un choix d’hommes, d’accumulation d’expérience commerciale dans les organes d’État et ceux de la coopération nouvellement organisés. De cette façon, le rôle du capital commercial privé durant cette courte période fut, jusqu’à un certain point, de récolter les « frais d’enseignement » des organisations qui se remettaient progressivement sur pied dans leur lutte avec le capital privé. Ce n’est qu’après cette période de début que l’État ouvrier put entreprendre une offensive progressive, lente, et à peine visible au début sur le front commercial ».

(Boukharine, La bourgeoisie internationale et son apôtre Karl Kautsky)

Une conception trop centralisée et étatique de l’accumulation, refus de laisser jouer certains mécanismes capitalistes pour les contrôler peu à peu, détruisent l’équilibre des échanges et jettent les bases objectives de la « bureaucratie » – de l’alliance clandestine du nepman, du paysan riche et du bureaucrate.

Il faut souligner cependant que le problème de la commercialisation ne se pose pas de la même façon en Algérie que dans la Russie de 1921. En effet, les conséquences du communisme de guerre ont amené les bolcheviks à poser le problème de la distribution au niveau le plus aigu de survie physique, de ravitaillement de la ville par la campagne. Ce qui était brutalement signifié à la classe ouvrière par la masse paysanne, c’était le refus de l’alliance aux conditions imposées.

En Algérie, le problème ne s’est jamais posé ainsi. L’existence d’une vaste production non commercialisée légalement, mais en partie récupérée par troc, etc., a permis à la masse paysanne de se nourrir tant bien que mal et le nombre relativement peu important des habitants des villes n’a pas été menacé de famine (les magasins pilotes socialistes ont à cet égard contribué à lutter contre la spéculation).

Surtout, dans la mesure où les Algériens n’ont jamais tenté de débarrasser les échanges de leur gangue marchande (ce qui d’ailleurs était impensable dans un pays aussi dépendant à l’égard du marché mondial), le problème ne s’est pas posé en données d’auto-subsistance mais en données budgétaires : la non rentabilité du secteur socialiste compromettait une accumulation qui reposait en grande partie sur le circuit exportation de produits agricoles, rentrées de devises, achat de machines et d’équipements.

L’industrialisation ne peut procéder de la simple alliance ouvriers-paysans, de l’échange direct de produits manufacturés contre les produits agricoles, avant que l’Algérie n’ait réussi à créer ce secteur de production des moyens de production, dont la possibilité lui sera ouverte par le progrès initial de la productivité agricole (dont nous verrons les conditions plus loin) et la commercialisation judicieuse du surplus.

L’ensemble de ces médiations et le rôle obscurcissant de l’aide financière extérieure qui semblait tenir la fonction d’accumulation (de façon illusoire) ont fait que la situation a pu pourrir au niveau du budget des comités et du fond de réinvestissement sans se manifester immédiatement de façon explosive.

Qu’il n’y ait pas eu de Cronstadt ne limite pas l’importance structurelle de la commercialisation. Le pouvoir d’État devra systématiquement renoncer à une organisation étatique qui ne fait qu’étouffer le secteur socialiste et enrichir saboteurs et « nepmen », et rendre aux comités de gestion l’initiative qu’ils ont réclamée, lors du Congrès des fellahs, dans la commercialisation. L’essentiel est toujours, pour un pouvoir dont les forces et les moyens effectifs sont limités, de ne se charger dans aucun domaine, de l’ensemble des tâches, mais de contrôler solidement certains points stratégiques : le monopole du commerce extérieur, en laissant aux organisations locales le soin de l’acquisition et de l’acheminement des produits ; l’utilisation des biens vacants aux fins de stockage et de création de coopératives, lorsque existent les cadres (l’idéal étant d’avoir un ancien grossiste et un comptable).

Nous avons pris pour illustrer la question de la défense des unités de production collectivisées, le problème de la commercialisation des produits agricoles ; il est évident que c’est toute une série de points analogues qu’il faudrait étudier : dans l’industrie en particulier, la défense du secteur socialiste contre l’industrie privée, la consolidation des entreprises d’une même branche par la création d’union intégrées (comme cela a été fait pour les industries du bois) ; dans l’agriculture et l’industrie, le problème de l’approvisionnement des entreprises et de la rupture de certains monopoles étrangers (soufre). En fait, une défense conséquente du secteur socialiste ne peut rester statique et doit déboucher sur la socialisation de nouvelles zones de la vie économique. Mais les périls de ces élargissements exigent que, de l’intérieur, les travailleurs acquièrent les moyens d’exercer réellement les tâches de gestion et de contrôle qui leur sont en principe confiées.

3) Conditions d’un contrôle effectif des travailleurs sur la production

« Il n’est que des aveugles pour ne pas voir que nous avons nationalisé, confisqué, brisé et démoli plus que nous n’avons réussi à compter »

Lénine, Sur l’infantilisme de gauche.

Le problème de l’autogestion est souvent considéré d’un point de vue trop limité (répartition des bénéfices) ou trop abstrait (on réclame pour le collectif des travailleurs des pouvoirs qu’il n’est pas en mesure d’exercer). En ce qui concerne les salaires, il est évident que des groupes de travailleurs privilégiés, isolés au milieu de chômeurs et de fellahs misérables, ne peuvent s’adjuger les bénéfices obtenus en raison de conditions exceptionnelles – moyens de production modernes, terres plus fertiles. Les objectifs de participation à l’élaboration du plan de culture, des normes de travail et de l’organisation de la production peuvent au contraire constituer un objectif réaliste à condition que soient examinés les moyens concrets de cette participation. Pour le moment, les conditions de possibilité de contrôle ne sont pas remplies.

Le premier – et le plus grave – obstacle est le très faible niveau de culture des travailleurs, dont l’écrasante majorité est analphabète.

Le deuxième obstacle est constitué par le système actuel de comptabilité, qui interdit même au chargé de gestion de prendre connaissance des éléments indispensables pour peser sur la politique économique de l’exploitation. Ce système est caractérisé par la concentration à un niveau administratif élevé et aux mains d’un seul organisme (la SAP, maintenant appelée CCRA, centre coopératif de la Réforme Agraire) de trois tâches différentes, à savoir : la répartition des crédits, la répartition des moyens matériels, et la tenue des comptes.

Malgré les efforts faits pour instaurer la tenue d’un livre caisse et d’une comptabilité matière au niveau du comité, la seule comptabilité effectivement en place est la comptabilité globale SAP. Or cette comptabilité est absolument insuffisante à l’établissement des données nécessaires à la gestion et à la planification :

  • elle ne se réfère pas à des unités de production effectives (les ex-fermes) mais à des centres de mouvements financiers (le comité, unité de plusieurs hectares et la SAP).
  • Elle ne permet pas d’établir les coûts de production et des normes différenciées par type de culture et de terre, mais tend au contraire à égaliser les différences en jouant sur le nombre d’unité couvertes (ainsi des péréquations sont établies pour les transports et les labours imputés au comité, sans qu’il soit tenu compte du prix de revient effectif de ces opérations).
  • De toute façon, les dépenses ne sont même pas ventilées entre cultures et moins encore entre parcelles. Cette égalisation comptable ne permet pas de déceler les exploitations réellement déficitaires ou les coûts de production aberrants ; quant au comité de gestion, il n’est pas en mesure d’analyser la rentabilité effective de telle ou telle culture
  • Surtout, cette comptabilité met en jeu des mouvements financiers complexes (masse salariale, sommes globale destinée aux engrais, etc.)

Cette comptabilité constitue un instrument de division sociale du travail et de répartition des ressources, non un instrument de contrôle de l’utilisation de ces ressources.

Seul un système de fiches de culture simplifiées, directement liées à l’organisation du travail peut amorcer ce contrôle. Ces fiches de culture doivent consister en un pointage des mouvements de produits (engrais, semences) indiquées en quantité, des heures de travail et des heures de travaux mécanisés à un niveau très décentralisé (la parcelle ou le groupe de parcelles qui constituent la « ferme »). Une telle comptabilité matière simplifiée serait remplie par des ouvriers rapidement formés, sous la responsabilité du « chef de culture », constituant l’ossature d’une organisation du travail souvent inexistante.

En fait, ce qui n’a pas été encore résolu, c’est la contradiction entre la nécessité – soulignée par l’appareil d’État – de préserver l’accumulation du capital en fonction des marchés extérieurs, la nécessité par conséquent de centraliser au maximum l’unité économique de production, et, en revanche, la revendication des travailleurs visant à conserver des unités techniques et sociales de production de dimension assez réduite pour qu’ils puissent avoir conscience du procès de production dans lequel ils sont engagés et en acquérir progressivement le contrôle. Ce n’est pas un hasard si cette contradiction n’a pu être résolue. La lutte sourde qui existe entre la couche sociale des travailleurs de l’autogestion et les autres couches sociales paysannes (petits fellahs et chômeurs) donne l’occasion à la bourgeoisie commerçante et bureaucratique de se poser en défenseur de ces couches déshéritées pour accaparer en fait à son profit une part du travail du secteur socialiste et jeter le bases d’une organisation centralisatrice de l’économie échappant au contrôle et à la volonté des travailleurs. Le pouvoir politique aura de plus en plus pour tâche de soutenir la volonté  de responsabilité économique des travailleurs en accordant la plus grande attention aux réorganisations ponctuelles (comptabilité, localisation du matériel, etc.) où s’insèreront les nouveaux pouvoirs. Mais dans la mesure où cette tâche dépasse largement le cadre de réformes techniques, elle est étroitement liée à cet autre objectif politique prioritaire : l’alliance du secteur autogéré avec la petite paysannerie.

Avant de poser les problèmes de cette alliance, arrêtons-nous un instant sur cette question de la socialisation effective des unités de production, et précisons en particulier le risque inhérent à l’attribution aux ouvriers de pouvoirs juridiques qu’ils ne peuvent exercer. Nous raisonnerons sur le cas des unités industrielles, parce que la division technique et la division sociale du travail y sont organisées de façons systématique, ce qui n’est pas toujours le cas dans l’agriculture. Néanmoins, les grandes fermes intégrées du secteur autogéré ont atteint un degré de division du travail qui s’apparente à la division industrielle – ce qui nous permettrait de leur étendre la démonstration faite pour l’industrie.

Lorsqu’une usine a été nationalisée, on peut se donner comme tâche d’instaurer un contrôle des ouvriers sur la production – contrôle des prix de revient, du plan de commercialisation, des objectifs de travail – en menant de front les deux aspects complémentaires de la socialisation : la constitution des conditions effectives du contrôle et le progrès du niveau juridique de la socialisation. Dans les faits, cela signifie que l’État délègue un directeur responsable (et en qui l’on ne feint pas de voir un simple secrétaire) et, dans le même temps, élabore un système comptable simplifié qui permette aux ouvriers de se familiariser avec les différents éléments du procès de production et de commercialisation ; pour éviter la concurrence entre unités de production, les intérêts de la branche sont défendus par un comité ouvrier élu par plusieurs entreprises (soulignons que cette unification est en cours dans le secteur industriel autogéré en Algérie : « Unions consolidées » du bois, des métaux, etc.) ; dans les unités de production elles-mêmes, des comités d’entreprise du Parti (c’est la tâche spécifique de l’avant-garde) font progresser, au niveau des conditions subjectives, des connaissances, les moyens de contrôle, de façon à donner de plus en plus de contenu à des pouvoirs juridiques déjà importants mais limités à des tâches précises.

Supposons maintenant que le pouvoir brûle une étape et qu’abandonnant le mot d’ordre de « contrôle ouvrier », il adopte d’entrée de jeu – c’est-à-dire dès le début de la période de transition – celui de « gestion ouvrière ». La situation est radicalement modifiée : en effet, ce qui s’établit dès ce moment c’est une fiction juridique, provoquant par contre coup, comme une nécessité vitale, la structuration d’une réalité souterraine. Les ouvriers n’ayant pas les moyens de « gérer » collectivement les moyens de production sous peine d’anarchie, ce seront des cadres spécialisés qui le feront à leur place – mais en quelque sorte clandestinement – sous couvert de fonctions administratives secondaires. Et surtout ils le feront au nom des ouvriers : puisque en principe ce sont les ouvriers eux-mêmes qui assurent la gestion. Par conséquent, le résultat final étant censé être atteint, il apparaîtrait absurde et quasiment réactionnaire de s’attacher à créer des moyens précis de contrôle ouvrier dans des domaines spécifiques. Dès lors, l’écart créé entre la situation de fait et la situation de droit ne peut que s’élargir démesurément. Ce qui, dans une situation de pouvoirs délimités avec réalisme permettrait un contrôle des cadres, disparaît. N’ayant en droit qu’une existence dérisoire, les cadres prennent en fait une importance décisive dans tous les domaines. Cette condition, doublée du fait que leur place clandestine dans la structure les contraint de masquer systématiquement la réalité des rapports de production et de se faire les moyens d’expression d’une idéologie officielle fort éloignée de cette réalité, les transforme de simples cadres en « bureaucratie ».

Il nous semble qu’un tel processus est en train de se développer dans les rapports entre SAP et exploitations autogérées. En particulier, il est urgent de légaliser pour les reconnaître et les maîtriser, un certain nombre de pratiques auxquelles sont acculées les SAP (bénéfices clandestins et non comptabilisés pris sur les fournitures en matériel et en produits, sur la location des tracteurs) du fait de l’irréalisme du budget qui leur est concédé. En accordant aux SAP des bases normales et codifiées de fonctionnement, on parviendrait peut-être à normaliser les rapports souvent très tendus qu’elles entretiennent avec les comités (qui leur reprochent leurs pratiques illégales) ; on pourrait enfin établir un contrôle sur les mouvements financiers dans le secteur socialiste et connaître plus exactement certains coûts de production.

  • La petite paysannerie et les problèmes de l’alliance

La tâche la plus ardue et la plus importante peut-être de la Révolution est d’enclencher le développement des forces productives dans le secteur le plus défavorisé de l’agriculture – dit « traditionnel ».

Tâche importante :

  • d’abord parce que seule la masse des paysans pauvres et des chômeurs peut donner au pouvoir révolutionnaire sa véritable assise.
  • Ensuite parce que le délaissement du secteur privé se traduit par une surcharge du secteur socialiste (multiplication des emplois et compressions diverses), risquant à la longue de compromettre le développement même de celui-ci.
  • Enfin parce que si l’on tendait malgré tout à considérer que seul mérite attention le secteur de l’agriculture qui fournit la quasi totalité de la production commercialisable et que, de toute façon, l’industrialisation résoudra la crise de campagnes en résorbant le chômage et en fournissant des machines, l’économie algérienne serait condamnée à rester disproportionnée, vouée au développement inégal et grevée d’excroissances bureaucratiques indispensables pour faire face aux distorsions.

Nous retrouvons là, déplacé à l’intérieur de l’agriculture, le raisonnement mécaniste que nous critiquions à propos des rapports entre l’agriculture et l’industrie : on accepte les distorsions, quitte à mettre en place un appareil répressif que l’on se propose d’enlever par la suite. Or l’appareil reste, l’unité des couches sociales qui devraient être alliées est rompue et l’ensemble de la structure s’en trouve marquée.

Les trois points essentiels sur lesquels se joue le sort des petits paysans sont :

1 – La création de coopératives de production – ou « Unions Paysannes » – c’est-à-dire la modification des rapports de production et de l’idéologie paysanne.

2 – La Rénovation Rurale, c’est-à-dire la transformation qualitative du principal moyen de production : la terre.

3 – L’alliance avec la couche paysanne « moderne » socialisée », qui doit se concrétiser au niveau de la commune, lieu d’une solution synthétique aux problèmes de la production et de la répartition.

Ces trois problèmes sont un préalable à la solution de tous les autres – mécanisation, etc.

Nous les aborderons successivement.

1 – Les coopératives de petits producteurs

Il est impossible à un petit paysan qui cultive moins de 10ha d’utiliser la terre conformément à ses potentialités. Que le sol s’y prête ou non, il est obligé de cultiver les céréales dont il a besoin pour se nourrir. Bien plus, dans l’incapacité où il est de disposer d’un surplus stocké d’une année à l’autre, il ne peut même pas pratiquer une rotation simple et épuise le sol. La faiblesse de sa production agit en retour puisqu’elle ne permet pas le minimum d’échange qui apporterait les améliorations indispensables – semences sélectionnées, engrais.

Grouper les petits producteurs multiplierait la surface exploitée et permettrait d’établir des plans de culture cohérents, qui tiennent compte de la vocation des sols. Des prêts à la collectivité rendraient possible l’achat en commun de semences sélectionnées et éventuellement la location d’un tracteur. Mais l’élément déterminant sera toujours le travail d’agitation du Parti, auquel incombent les tâches de vulgarisation, de propagande pour la coopération, de lutte contre l’idéologie individualiste.

A cet égard, les tentatives pour créer des Unions Paysannes dans la vallée du Chéliff ont été significatives. Privées d’encadrement politique et technique, elles ont pratiquement toutes échoué. Le plus souvent l’Union Paysanne a été tenue à bout de bras par la SAP et s’est constituée en collectif parasite. Voici comment les choses se sont passées. La SAP fournit à titre de prêt des semences sélectionnées. Les coopérateurs commencent par en manger la moitié pour survivre – ils entreprennent les labours en commun mais, abandonnés à eux-mêmes, ne tardent pas à se disputer – chacun étant convaincu que son âne travaille plus que celui du voisin. Les querelles ayant bloqué les labours, ils finissent par supplier la SAP de les effectuer : de guerre lasse, elle cède et envoie ses tracteurs labourer dans des conditions impossibles (sur des pentes caillouteuses) ce qui a le double effet de détériorer le matériel – au mécontentement des fermes de la plaine – et d’endetter de façon irrémédiable la coopérative naissante. Naturellement, sans vulgarisation agricole, sans techniciens, les pratiques culturelles restent les mêmes et les résultats sont toujours aussi catastrophiques : pour trois quintaux semés, il n’est pas rare qu’on en récolte cinq !

Finalement, appauvrie, endettée, la caricature de coopérative se dissout d’elle-même et ses participants retombent dans leur isolement et leur misère.

Ces tentatives avortées ne sont pas sans gravité dans la mesure où elles contribuent à discréditer les unions paysannes, que les paysans plus nantis des plaines considèrent comme des groupements de paresseux. En ce domaine plus qu’en tout autre, toutes les conditions de la réussite doivent être réunies avant une tentative : en particulier, l’effort idéologique, de vulgarisation technique, de démonstration par les faits des avantages de la coopération (parcelles témoins, etc.) est la condition sine qua non. C’est de front qu’il faut mener le bouleversement des superstructures idéologiques et celui des rapports objectifs de production. Le parti a justement pour fonction de créer ce dépassement momentané au niveau des facteurs subjectifs qui apparaît comme une condition des modifications matérielles – essor des forces productives –, avant que ne soit à nouveau réalisée l’adéquation au niveau d’une nouvelle structure, à la fois collectivisée et modernisée.

Pour le moment, les statuts et l’organisation de la coopération paysanne sont l’objet d’études attentives. Un point important semble être de ne pas créer de vastes coopératives qui susciteraient une mentalité d’utilisateurs, donc de profiteurs (l’attitude normale vis-à-vis de la SAP coloniale), mais de petites unités possédant ou utilisant en commun un tracteur – ce qui exclurait les partages tacites et rendrait nécessaire la collaboration pour un plan de culture.

2 – La Rénovation Rurale

Le drame le plus flagrant de la petite paysannerie est la destruction accélérée des sols dans les zones de culture où elle essaye de survivre – piémonts, zones montagneuses. Les facteurs géographiques jouent naturellement un rôle important, par l’érosion, mais ce sont les facteurs sociaux qui apparaissent déterminants (pas de rotation des cultures, pas d’aménagement, etc.). C’est le grand mérite d’un spécialiste de l’agriculture en pays « sous-développé », Monjauze, d’avoir donné de ces phénomènes une explication globale, les situant comme interaction de facteurs physiques, végétaux, biologiques, économiques et sociaux, et d’avoir établi, pour l’Algérie, les grandes lignes d’une politique agricole, intégrant les problèmes jusque là isolés de la « réforme agraire » et de la « Défense et Restauration des Sols ». C’est la théorie de la « Rénovation Rurale ».

Il ne peut être question de rendre compte ici dans son ampleur de cette théorie qui constituerait un maillon essentiel dans l’analyse de la « Révolution agraire ».

Les principaux points de cette Rénovation sont :

  • la reconstitution accélérée du sol : un engin puissant, le « rooter », brise la roche mère jusqu’à une profondeur d’1 mètre.
  • la restauration du cycle de l’eau et la lutte contre l’érosion :
  • le rooter a déjà pour effet de reconstituer, dans un sol malaxé, le stock hydrique.
  • la plantation d’arbres aura le double rôle d’accroître les précipitations (les savants soviétiques ont montré qu’un réseau étendu de Brise-vent peut accroître les précipitations dans les limites de 10%) et de réduire l’évaporation.
  • des travaux classiques de DRS – banquettes en rupture de pente, etc. – limiteront les effets de l’érosion, de concert avec le reboisement.
  • la reconstitution de la structure foncière sur la base de ce nouveau paysage (ce qui implique une nouvelle distribution des parcelles non plus en damier sur la colline, mais suivant les courbes de niveau) ; l’introduction de pratiques culturelles plus modernes (assolements, engrais) ; le choix de spéculations susceptibles d’accélérer le processus de reconstitution du sol.

On voit que c’est un véritable bouleversement des structures antérieures – depuis le paysage jusqu’à la répartition de la propriété – qui constitue la Rénovation Rurale. C’est dire que seule l’adhésion massive de la population visée peut permettre une réussite. La résistance des paysans à une redistribution des terres en particulier, ne peut être brisée par décision administrative. Sans un encadrement politique qui jouisse du soutien des travailleurs il n’est pas possible d’implanter les nouvelles pratiques culturales ; dès la fin des travaux de DRS, le paysan se remet à labourer perpendiculairement aux banquettes, qu’il a tôt fait de détruire. On ne saurait s’étonner par conséquent de l’échec des tentatives françaises pour réaliser des « zones-témoins » de Rénovation Rurale dans le cadre colonial, à grands renforts d’ « action psychologique ».

L’arrivée au pouvoir du FLN ouvre en ce domaine la possibilité de réalisations effectives. Jusqu’ici, toutefois, la Rénovation en tant qu’œuvre globale n’a guère progressé.

Le fait d’isoler le problème du « reboisement » et de puiser dans un volontariat urbain enthousiaste mais peu compétent n’a guère fait avancer le problème. Les arbres plantés dans le cadre de « journées nationales » sont parfois même condamnés à dépérir parce que, faute d’un « rootage » préalable, l’alimentation hydrique vient à manquer.

Quant aux chantiers de chômage organisés par l’ambassade américaine sous la dénomination imméritée de « chantiers de rénovation rurale », ils ne sont qu’un gaspillage organisé : on prend une colline au hasard, on fait faire des banquettes et on s’en va. Le seul résultat est d’accroître l’insatisfaction des chômeurs un instant appelés à des emplois factices, puis abandonnés à nouveau.

En fait, il faut considérer les travaux d’aménagement et d’infrastructure non comme une tâche que l’on peut confier à n’importe qui, mais comme un élément indissociable du progrès général des conditions productives, tant du point de vue objectif que subjectif. Il est important en particulier que les volontaires pour ce genre de travail soient les futurs utilisateurs, que les producteurs eux-mêmes prennent la responsabilité d’améliorer les capacités de production. C’est à cette condition seulement que l’investissement humain crée ce processus dynamique où aménagements improductifs et travaux directement productifs s’enchaînent en un essor continu.

Le rôle du Parti, dont nous avons déjà souligné l’importance dans le lancement des futures coopératives sera donc tout aussi déterminant dans la tâche de Rénovation Rurale. En particulier, la propagande pour le volontariat ne pourra avoir d’effet que si elle prend pour thèmes des calculs précis, des raisonnements par lesquels on prouvera que le travail volontaire, loin d’accroître le chômage, est créateur d’emplois productifs ; il faudra renoncer à une propagande abstraite, comme celle qui est actuellement menée, et la remplacer par un travail d’explications rigoureuses à propos de chaque projet (barrage collinaire, terrasses, etc.). Ce qui suppose la présence inlassable de militants du Parti au sein de la masse, au village, sur les lieux de travail – mobilisation qui est encore loin d’être réalisée et qui doit devenir l’un des objectifs prioritaires du pouvoir politique.

3 – L’alliance de la petite paysannerie avec le secteur agricole autogéré.

A supposer que certains obstacles techniques et sociaux soient levés dans le secteur privé, les problèmes qui se posent à lui n’en seront pas pour autant résolus. Les données économiques de la production agricole incluent en particulier le problème des complémentarités régionales, et bien souvent tous les facteurs sont inextricablement mêlés dans l’ensemble plaine-piémont (qu’on peut largement identifier à l’ensemble ferme autogérée–petits fellahs du voisinage). Au premier chef, la « révolution fourragère », tant prêchée par René Dumont, c’est-à-dire l’établissement d’un équilibre nouveau fondé sur l’ensemble élevage-cultures fourragères introduites dans l’assolement-fumier animal, ne peut intervenir dans le seul secteur moderne : l’élevage entre pour 50% dans la production de la petite paysannerie alors qu’il n’est que de 10% dans le secteur autogéré, lequel est en revanche infiniment mieux placé pour produire des fourrages. On voit à quel point les deux économies devraient être complémentaires.

La région de l’Orléansvillois offre un exemple significatif de cette situation. Sur les piémonts, les fellahs pratiquent une pauvre culture de blé, et un élevage misérable – moutons sous-alimentés de faible valeur. Dans la plaine, du blé et des cultures maraîchères pour l’essentiel. Peu de fourrages. Entre les deux secteurs, aucune communication. Or l’introduction de plantes fourragères dans l’assolement des fermes de la plaine constituerait une amélioration notable de la production. Le débouché semble évident : les éleveurs des piémonts. Mais ceux-ci refusent absolument d’acheter les fourrages quand ils peuvent disposer de maigres pâturages naturels. Comment s’étonner qu’ils ne se préoccupent guère de nourrir leurs bêtes quand ils peuvent à peine se nourrir eux-mêmes ? En fait, ce n’est pas sur un point particulier que l’on peut briser l’équilibre de la misère et de l’auto subsistance, mais par une politique générale d’échanges entre les deux secteurs de l’agriculture, et de développement simultané. Dans le cas de l’Orléansvillois, une telle politique combinerait la création d’unions paysannes auxquelles on avancerait des crédits et du ravitaillement, l’introduction du fourrage dans les assolements ; l’élevage sur les piémonts pourrait se compléter par un engraissage et l’embauche dans les fermes de la plaine ; le fumier serait réparti entre les deux secteurs, etc.

Ici aussi, l’essor des forces productives dépend en dernière analyse du dynamisme des organisations politiques au niveau le plus décentralisé, et de leur capacité à envisager une ligne synthétique. C’est au niveau de la commune que se cristallisent toutes les contradictions entre les diverses couches paysannes ; c’est au niveau de la commune que doivent se réaliser les conditions de possibilité de l’accumulation, et en premier lieu le bond en avant de la productivité agricole. C’est au niveau de la commune que le secteur socialiste peut prouver d’une façon tangible à la masse des paysans pauvres qu’il constitue un facteur d’entraînement en non un îlot d’opulence relative.

En ce sens, les efforts faits pour développer la coopération entre les deux secteurs sont un premier pas important vers cette alliance des deux secteurs, base d’une division du travail rationnelle entre la plaine et la montagne. Une tendance se dessine en particulier pour lier les coopératives de production naissantes à l’infrastructure déjà en place pour les fermes autogérées : à la SAP serait localisée une CUMA, qui prêterait les tracteurs aux secteurs coopératifs. Des coopératives d’approvisionnement et de semences seraient communes aux deux secteurs, de même que les coopératives de vente. Mais l’alliance véritable n’est encore qu’ébauchée et le poids des contradictions entre les couches de la paysannerie continue de peser lourdement.

5) « Assistance technique et accumulation socialiste »

Il va de soi que l’on ne peut parler de base économique du socialisme sans industrialisation. Encore faut-il que certaines conditions soient remplies pour que cette industrialisation puisse se faire sur des bases satisfaisantes. Le problème est particulièrement aigu pour un pays qui reste dans la sphère économique de l’impérialisme : les Cubains ont pu sans trop de dégâts commettre quelques erreurs par une industrialisation hâtive ; mais ces erreurs étaient réparables dans la mesure où ils se trouvaient rattachés à l’espace économique socialiste (et où la pression économique de l’impérialisme ne s’exerçait pas pour eux de l’intérieur). A l’inverse, le Maroc a fait la triste expérience d’une industrialisation néo-colonialiste – c’est-à-dire d’un pillage effréné. Une analyse remarquable de cette « industrialisation négative » a été donnée par A. Serfaty dans le recueil « Industrialisation au Maghreb » (Paris, 1963). Ce n’est pas le lieu ici de reprendre la description de tous les procédés qui permettent au capital impérialiste de drainer les ressources d’un pays exploité, sous prétexte d’ « aide au développement » (procédés qui sont l’accumulation interne du capital par des taux d’amortissement exorbitants, les transferts de dividendes, le « fret fantôme », etc.). A Serfaty lutte à juste titre contre l’illusion substantialiste qui consiste à voir dans toute importation de moyens de production un phénomène positif :

« L’illusion qu’une industrie que l’on crée est, dans n’importe quelle circonstance un facteur positif et un facteur certain de développement du pays. Nous verrons… que cette industrie peut être un moyen de drainage des ressources vers l’extérieur au lieu de susciter le développement ».

Et Serfaty donne, nous semble-t-il, une image juste de la situation lorsqu’il écrit :

« … nos pays partent d’un système économique qui baigne dans le système capitaliste. Je dis bien « qui baigne » en ce sens que nous ne sommes pas, nous, tellement dans un système capitaliste clos en soi ; en réalité nous ne sommes que les dépendances du système capitaliste développé… »

Si cette situation n’est pas pleinement prise en considération et si l’on se lance dans l’industrialisation avant d’en avoir assuré les bases – par un bond en avant de l’agriculture et des mesures propres à limiter l’emprise économique de l’impérialisme, l’irruption des capitaux privés ou des capitaux de l’aide étrangère peut avoir des conséquences catastrophiques.

Il nous semble qu’on peut esquisser, pour un pays comme l’Algérie, une stratégie économique en deux temps (étant bien entendu qu’il ne s’agit pas d’une rigoureuse division chronologique) :

  • tant que le pays est étroitement inséré dans le système impérialiste, ne pas favoriser la création de « poches » (ces « pôles de développement » du néo-colonialisme) faciles à contrôler par quelques experts et coopérants.

Favoriser le développement de l’agriculture sur une base large et peu centralisée – petite hydraulique, Rénovation rurale, etc. – réaliser dans les faits l’alliance ouvriers-paysans favorisés-paysans défavorisés, et faire progresser les rapports de production et leur représentation subjective à la campagne.

  • Ce n’est qu’à partir de là que peuvent être jetées les bases économiques (le surplus agricole) et sociales (une pression anti-impérialiste des masses) de l’industrialisation socialiste.

Cette question se pose dès maintenant à l’Algérie :

L’accumulation socialiste primitive peut-elle être l’héritière directe des méthodes technocratiques de « développement » instaurées par le néo-colonialisme ? Un pouvoir révolutionnaire peut-il mener à bien les tâches de développement au travers de l’infrastructure laissée par les spécialistes de la « coopération » et de l’« assistance technique » ?

Ou bien doit-il résolument renoncer dans le premier stade de la transition aux investissements improductifs gigantesques, aux grands travaux d’équipement dirigés par une armée d’ingénieurs étrangers et mettre en place, par une action politique à la base, des centres plus modestes mais populaires d’accumulation – micro-réalisations, petite hydraulique, investissement humain, etc. – où des masses jusque là exploitées, humiliées, prendraient pour la première fois conscience que leur sort est entre leurs mains et ne dépend plus du bon plaisir hostile ou paternaliste de lointains techniciens étrangers ?

La politique de l’impérialisme moderne, dynamique, en pays « sous-développé » est claire :

  • en premier lieu détourner au profit des techniciens fournis par lui les tâches qui incomberaient à des militants révolutionnaires, ou même aux travailleurs de la base
  • monopoliser la mise au point de programmes d’équipement, pour y multiplier les débouchés offerts aux industries des pays capitalistes avancés.
  • drainer les crédits d’assistance dans des secteurs à la fois coûteux et improductifs (routes, grands travaux, installations de prestige) de façon à les détourner des investissements dans l’industrie et à maintenir le pays dans son rôle de fournisseur de matières premières et de débouché pour les produits de pays impérialistes. Les « chaînes de montage », intégrées à l’économie du pays exportateur – où se manifestent les effets de multiplication et d’accélération – ne constituent qu’un simulacre d’industrialisation et ne peuvent masquer la véritable situation.

La structure administrative mise en place par le colonialisme se prête admirablement, comme nous le verrons, à ce genre d’opérations.

La politique impérialiste est d’ailleurs parfaitement délibérée. Il faudrait ici donner une analyse des principes de la BIRD, ou des grands traits du Plan de Constantine. Contentons-nous de citer, d’après Michel Hincker (Économie et politique, juillet-août 59, p.69) ce rapport du Conseil d’administration de la SOFFO (Société Financière pour la France et les Pays d’Outre-Mer) :

« Dans tous ces territoires, nous avons commis l’imprudence d’accorder la pleine souveraineté politique sans avoir défini et mis en place, au préalable, les nouvelles structures économiques. Toutes ces conventions laborieusement préparées sont pratiquement devenues caduques. Ce qui importe, c’est… de mettre en place un régime économique véritablement libéral ».

Nous nous arrêterons, pour illustrer le type de gaspillage organisé par le colonialisme, puis par le néo-colonialisme dans le cadre du « développement », sur la politique des grands travaux, conçus par assurer :

  • les profits de grandes entreprises fournisseuses (béton, tubes d’acier, etc.)
  • des avantages divers aux administrations qui passent les marchés.

Le scandale le plus frappant fut, dans le cadre du plan de Constantine, la multiplication des barrages sans investissements complémentaires. Sur une capacité de plus de 100.000 hectares d’irrigation par barrages, 40.000 ha seulement sont effectivement irrigués. Comment une telle aberration est-elle possible ?

1° – L’administration qui a charge des travaux d’irrigation (Hydraulique et Génie Rural) touche des « honoraires », c’est-à-dire un pourcentage de prime par cubage de béton employé. Ce pourcentage n’intervient que pour le gros de l’ouvrage ; il n’y a rien pour les investissements complémentaires (le système d’irrigation proprement dit) ; or ceux-ci demandent beaucoup plus de travail, un effort de synthèse (choix des assolements en fonction du degré de salinité, détermination du type d’irrigation, par aspersion ou non, etc.) et la collaboration des utilisateurs, c’est-à-dire des paysans.

2° – Les entreprises appelées aux travaux trouvent tout leur intérêt dans d’immenses et coûteux ouvrages d’art et se préoccupent fort peu des détails annexes : des milliards sont ainsi engloutis en vain.

3° – Une grande partie des travaux qui doivent protéger et valoriser le barrage ne dépend pas de l’hydraulique et du génie rural. En particulier, le reboisement des pentes du bassin versant, indispensable pour éviter l’envasement, incombe aux Eaux et Forêts.

Or un vieil antagonisme est entretenu, dès le niveau scolaire, entre les deux administrations (ce qui nous renvoie au système de formation français, puisque les postes sont tenus par des coopérants ou par des ingénieurs formés en France). Finalement, les Eaux et Forêts ne font rien et le barrage s’envase.

Ainsi le barrage de l’Oued Fodda a perdu près de la moitié de sa contenance avant d’avoir été mis en valeur par des installations annexes.

On voit comment le cloisonnement administratif fait éclater un problème complexe comme l’irrigation en tranches réglées centralement, sans une synthétique des différents aspects.

Dans une situation pareille, la productivité des investissements est souvent quasi-nulle, faisant de l’Algérie un gouffre sans fin de prêts, donc une source intarissable d’intérêts pour les capitaux étrangers.

Une politique d’équipement ne peut être catapultée du dehors, mais doit engager la participation effective des travailleurs que l’on équipe : même si les réalisations doivent être infiniment plus modestes (barrages collinaires, etc.), mieux vaut des travaux utiles – parce que répondant au désir et à la demande productive des paysans, que de grands ouvrages inutilisables.

La politique d’équipement n’est qu’un des aspects du problème des modalités de l’accumulation socialiste primitive, auquel a à faire face le gouvernement algérien. Le choix de la localisation des industries (rentabilité « capitaliste » stricte qui amène à surdéterminer en industries les zones déjà favorisées dans l’optique des « pôles d’attraction » ; ou effort de développement des régions déshéritées, au prix d’options plus coûteuses?) du choix des facteurs mobiles, etc. en sont une part intégrante. La charte du Parti FLN indique à juste titre :

« On ne saurait confondre sans entraîner de graves crises, le taux optimum et le taux maximum de l’accumulation. Un taux optimum (qui doit être le but recherché) ne peut résulter de la contrainte subie par les travailleurs. Celle-ci entraînerait une dépolitisation, une tendance à déserter les villages, villes, usines, un esprit d’irresponsabilité sociale généralisée. » (La Période de transition, thèse 7)

CONCLUSION

Les multiples contradictions de l’Algérie aujourd’hui s’articulent autour de deux déterminations principales :

  1. L’Algérie entre dans la phase de transition qui, d’une formation de semi-capitalisme colonial, doit la mener au socialisme.
  2. L’Algérie reste intégrée à l’espace économique impérialiste et fait l’objet d’une offensive néo-colonialiste.

Il n’est pas exagéré de dire que la conjonction de ces deux déterminations impose aux militants algériens un effort exceptionnel d’analyse, faute duquel ils risqueraient de commettre de lourdes erreurs. Mais la théorie marxiste-léniniste, jointe à une connaissance précise des conditions présentes peut leur permettre de dominer les contradictions et de fonder leur pratique. Cette pratique doit tenir compte d’un certain nombre de contraintes que nous avons essayé de montrer, et qu’il serait dangereux de nier :

  • le décalage d’une bonne partie des superstructures politiques par rapport aux rapports de production, soit qu’elles incarnent déjà l’idéologie de la formation sociale à venir (le pouvoir d’État révolutionnaire), soit au contraire qu’elles perpétuent les méthodes de gestion économique et la division sociale du travail instaurées dans le cadre du mode de production antérieur (l’appareil d’État).
  • la non-adéquation des pouvoirs juridiquement concédés aux travailleurs et de leur capacité effective à les exercer (ce point a été nettement mis en évidence par Charles Bettelheim) ; c’est-à-dire la différence qui existe entre la représentation officielle des rapports de production et les rapports effectifs.
  • la réciprocité des liens qui existent entre niveau matériel des forces productives, rapports de production et représentation subjective des rapports de production ; ce qui est dire qu’à l’intérieur de certaines conditions indispensables – en particulier la preuve administrée par le pouvoir politique qu’il représente bien les intérêts objectifs des travailleurs –, une action autonome est possible au niveau de l’idéologie, qui a pour effet de précipiter la libération des forces productives avant que n’aient été créées les bases matérielles définitives des nouveaux rapports de production (d’où le rôle du Parti dans le progrès de la petite paysannerie).

L’ensemble de ces décalages, inadéquations et interactions entre les différents niveaux de la réalité sociale constitue à la fois la raison d’être et le champ de la pratique politique que nous nommons stratégie révolutionnaire après la prise de pouvoir.

Lénine le premier a mis en œuvre, principalement dans le cours de la NEP, les concepts qui ont trait à ces inadéquations et à ces relations inversées. Le premier il a considéré comme une donnée de fait historiquement nécessaire la non adéquation de l’appareil d’État aux objectifs du pouvoir des soviets, et a esquissé une stratégie par laquelle le contrôle de l’accumulation et de la reproduction des forces productives ne serait pas exclusivement localisé dans l’appareil étatique central, mais en partie confié aux communes :

« Certains responsables peuvent et doivent être relevés de leur travail au centre et envoyés en province, au poste de dirigeants des districts et des cantons où ils organiseront de façon exemplaire le travail économique dans son ensemble ; ainsi ils se rendront infiniment utiles et réaliseront une œuvre beaucoup plus importante pour l’État, qu’en exerçant une autre fonction centrale. Car une organisation exemplaire du travail est une pépinière de militants, un modèle relativement facile à imiter ; nous saurons au centre faire en sorte que l’« imitation » de ce modèle soit largement généralisé et obligatoire ». (L’impôt en nature, Œuvres, t.32, p.379)

Lénine a montré qu’il y avait une action autonome à mener au niveau de la représentation subjective des rapports de production et que les alliances entre couches sociales ne peuvent reposer seulement sur des « intérêts objectifs communs » indéfiniment médiatisés – la classe ouvrière « exploitant » la paysannerie pour pouvoir plus tard l’équiper de machines, thèse de Préobrajenski, puis de Staline – mais exigent aussi une communauté d’intérêts immédiats :

« Il faut montrer cette alliance afin qu’on la voie clairement, afin que le peuple tout entier la voie, afin que toute la masse paysanne voie qu’il existe une liaison entre sa vie pénible d’aujourd’hui, incroyablement désorganisée, incroyablement misérable, douloureuse, et le travail qui se fait au nom des lointains idéaux socialistes. (…) Notre but, c’est de rétablir l’alliance, c’est de prouver au paysan par nos actes que nous commençons par ce qui lui est compréhensible, familier et accessible aujourd’hui, en dépit de toute sa misère, et non par quelque chose de lointain du point de vue du paysan ». (XI° Congrès du P.C., t.33, p.275)

C’est encore Lénine qui, dès les premiers mois du pouvoir soviétique met en évidence ce fait que les moyens de contrôle effectifs des travailleurs sur le procès social de production n’ont pas surgi ex nihilo dès la modification juridique de la propriété, qu’il faudra lutter contre ce décalage et se fixer la tâche concrète de créer ces moyens de contrôle :

« Si nous voulions poursuivre maintenant l’expropriation du capital au même rythme que naguère, nous subirions certainement une défaite, car il est évident que notre travail d’organisation du recensement et du contrôle prolétarien est manifestement en retard sur notre travail visant directement à « exproprier les expropriateurs ». » (Les tâches immédiates du pouvoir des Soviets, t.27, p.254)

Le caractère stratégique de la question de la comptabilité, sur lequel nous avons insisté, ne fait que refléter l’autonomie d’une tâche spécifique de création des moyens subjectifs – alphabétisation – et objectifs – comptabilité matière simplifiée – de la socialisation, en son sens plein de contrôle populaire effectif.

Robert LINHART
mars 1965

(transcription Alexandre Feron)

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