Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Comment peut-on être la femme du marquis de Sade ?

Nous sommes le weekend avec sa partie détente dans une actualité qui en offre peu d’occasion, mais cet article sur les mœurs conjugales du marquis de Sade nous permet de noter que la presse étrangère, anglo-saxonne et américaine en particulier n’éprouve que peu d’intérêt pour notre feuilleton politique et sur l’imbroglio qui a suivi la “dissolution”, elle a tellement mieux chez elle dans ce domaine à la fois dans le spectacle et dans l’absence sur le fond d’intérêt réel quel que soit l’élu… En revanche cette presse se rue sur le procès de Mazan : outre le voyeurisme qui est le fond d’un tel intérêt, il y a une révélation de la manière dont ils nous perçoivent, nous ne sommes pas seulement le pays de l’amour romantique mais celui d’un libertinage qui répond aux fantasmes puritains dominant aux Etats-Unis. La description des perversités ressort de la fascination du regard décrivant un cérémonial. Ne nous faisons pas d’illusion, l’Américain à Paris cherche l’amour mais d’abord à s’encanailler, et il nous rêve dans un kaléidoscope déformé des passions glacées, le bordel, la mode, mais aussi nos explosions sociales et l’ouverture des JO leur en a donné pour leur argent. Cette vision du puritain rejoint nos catalogues sur ce qui est laïque et ce qui ne l’est pas, et nos tentatives de classification médicales françaises. Au XIXe siècle, au titre des “monomanies” ou délires, Lunier prend la défense du nécrophile, le sergent Bertrand, une passion dont il en arrive à dire qu’elle n’entrainait pas de graves conséquences pour les victimes et qui pourtant est rangée dans la maladie mentale en ouvrant la voie aux dommages sociétaux. L’exclamation du maire de Mazan “Il n’y a pas eu de mort” relève de la même logique, celle qui tend à exclure le pervers du jugement de la société pour protéger celle-ci quand l’opinion tend à se constituer en victime en exigeant un droit nouveau, reconnaissance au consentement ou/ et une dénonciation de l’effet chaîne de l’inceste au sein de la famille. Quels effets de vérité sur la société elle-même la description publique de la perversité jette ? Question déjà posée par M le Maudit dans l’Allemagne pré-hitlérienne… C’est un jeu d’opposition qui se nourrissent l’une de l’autre entre le pervers et un pouvoir gangstérisé qui le traque. Il faut l’éliminer pour que la violence de classe ordinaire puisse continuer son petit commerce. Et quelle est son rapport à l’histoire ? le pouvoir actuel français tend systématiquement à substituer des faits divers plus brutaux dans lequel la bête redevient simplement celui qui n’a rien à voir avec la société française et donc n’introduit pas un questionnement sur celle-ci mais en affirme la pureté raciale comme quand le violeur malade mental s’avère l’étranger honni plutôt qu’un pacte tacite entre voisins au sein de la famille. Notez que quels que soient les efforts du pouvoir et de l’extrême droite pour exaspérer les passions indignées, les véritables affaires, celles qui mobilisent l’attention y compris internationales sont celles d’un moment où la paranoïa d’une société française coïncide avec un fait divers qui en ébranle les soubassements familiaux, domestiques, et de classe, du petit Gregory en passant par Outreau, Fourniret… le voyeurisme “puritain” se repaît de la description qui devient le témoin d’un refoulé dans des poches d’autarcie, là où se fétichisent les objets, les rituels, catharsis de l’abus de propriété qui se transforme en parodie de l’amour conjugal, noyau fondateur de toute société…. la famille, le groupe local, la dimension de classe bref l’Etat, la famille, la propriété privée dans laquelle s’organise la propriété collective de femmes et des enfants, pour donner à la jouissance le vertige de l’abus de la possession. La république de Salo ou le fascisme qui donne corps à la protestation de Marx quand on accuse le communisme de collectiviser femmes et enfants : c’est vous qui les prostituez et en faites la proie d’une volupté collective… A ce propos, celui de la théâtralisation de l’emprisonnement dans l’amour conjugal d’une société basée sur le droit de propriété patriarcal bourgeois, j’ai vu hier un magnifique film, Letters Home, une captation vidéo par Chantal Akerman du spectacle monté par Françoise Merle en 1984 quand se joue le retour du refoulé. Le téléfilm est diffusé en 1986. La pièce de théâtre est jouée par l’actrice Delphine Seyrig qui est on le sait une militante trotskiste et sa nièce Coralie Seyrig. En 1987, dans les Cahiers du cinéma, Antoine de Becque présente le film : « 11 février 1963, Sylvia Plath, poétesse américaine, trente ans, mariée, deux enfants, se donne la mort. Une longue et minutieuse correspondance la reliait jusque-là à sa mère. […] Il y a dans ce film vidéo une telle intensité de regard, un tel désir d’échanger des mots qui réconfortent, et aussi une telle volonté de meurtrissure, que les images, que les sons, croisés les uns aux autres, finissent par faire mal. De ces incessants croisements naît une émotion qu’il est difficile de contenir »… Une mère et sa fille échangeant dans leur amour pudique et sans borne la description clinique de l’interdiction de créer autre chose que l’enfant, ce n’est pas seulement les femmes qui sont brisées mais elles en sont le symptôme à vif. (note et traduction de Danielle Bleitrach pour histoireetsociete)

Un critique

Ce que c’était que d’être marié au libertin le plus infâme du monde. Par Francine du Plessix Gray 4 octobre 1998

Comme Sade est devenu un monstre d’immoralité, sa femme est devenue un parangon de dévotion.

Donatien Alphonse François, marquis de Sade, pourrait bien être le seul écrivain qui ne perdra jamais sa capacité à nous choquer. Et dans la relation révolutionnaire – en fait, sadique – qu’il a créée entre l’auteur et le lecteur, une relation qui renonce au plaisir narratif traditionnel et traite plutôt de l’insulte, de l’aliénation et de l’ennui, il peut être considéré comme un père du modernisme. Pourtant, dans la vaste littérature inspirée par les orgies fictives et le libertinage réel du marquis, peu d’attention a été accordée à son épouse profondément aimante, à qui il écrivait depuis sa cellule de la prison de Vincennes :

Sois assurée, âme de mon âme, que la première petite mission que je ferai dès mon élan, ma toute première action d’homme libre, après avoir baisé tes yeux, tes mamelons et tes fesses, sera d’acheter… l’ensemble de l’œuvre de Montaigne […] Voltaire, J.-J. Rousseau…. Et ne sois pas si avare de mes petits vertiges. Une ou deux bouteilles de vin de pêche, mon fan-fan, pouvaient-elles renverser la loi salique, ou menacer le code justinien ? Écoutez, le favori de Minerve, il n’y a qu’un ivrogne qui puisse souffrir un pareil refus : mais moi qui suis seul enivré de vos charmes et qui n’en suis jamais rassasié, ô ambroisie olympienne, on ne doit pas refuser un peu de vin de pêche… Flamme de ma vie, quand, quand tes doigts d’albâtre viendront-ils échanger les fers de [mon geôlier] contre les roses de ton sein ? Adieu, je t’embrasse et je vais dormir. Ce 24 novembre 1783, à 1 am.

Renée-Pélagie de Sade était une femme élégante et décente dont la passion pour son mari l’a néanmoins impliquée dans certains des scandales sexuels les plus notoires de son époque. Leur mariage excentrique n’a pas reçu beaucoup d’attention au cours des siècles, et très peu de leurs lettres l’un à l’autre ont été traduites. Pourtant, ce sont les décennies de dévotion de la marquise qui ont permis aux talents bizarres de Sade de s’épanouir et, pour le meilleur ou pour le pire, de faire partie de l’héritage occidental.

Renée-Pélagie de Montreuil ne rencontra son futur époux qu’à la veille de leur mariage, qui eut lieu à Paris le 17 mai 1763. La mariée, timide et recluse, avait vingt et un ans ; Le marié débonnaire, à l’âge de vingt-deux ans, s’était déjà forgé une réputation de dépensier et de libertin. Inutile de dire que l’alliance a été arrangée par les parents du couple, et pour les considérations matérielles les plus grossières. La famille de la mariée, qui appartenait à la bourgeoisie récemment anoblie, était très riche. Les Sadès dissolus et patriciens, qui se targuaient d’être des parents éloignés de la famille royale, mais dont la fortune consistait en quelques domaines dans leur Provence natale, étaient presque fauchés. M. de Montreuil, qui avait été président de l’une des plus importantes cours de justice de Paris, avait des relations puissantes à Versailles, tandis que les contacts des Sade y avaient été érodés par le père du jeune marquis, qui avait déshonoré la famille à plusieurs reprises. Pour l’ambitieuse et dynamique Mme de Montreuil, l’alliance a plus que réalisé son souhait de marier sa fille aînée à l’ancienne noblesse. Dans les premières années de son mariage, elle fut l’apologiste et la protectrice la plus ardente de son gendre.

Il y avait cependant un aspect de cette union qu’aucun des parents impliqués n’aurait pu prédire : les jeunes Sadès se sont rapidement pris d’affection. Il y avait de profondes différences dans leurs caractères : la douce et effacée Renée-Pélagie était radicalement dépourvue de toute coquetterie ou vanité, tandis que le Donatien de mauvaise humeur était un dandy et un narcissique avec une illusion flagrante de grandeur. Pourtant, ils ont développé des liens intimes d’affection et de conspiration, ce qui était très inhabituel dans le contexte des mariages arrangés du XVIIIe siècle. La marquise, qui donnera finalement trois enfants à Sade, accepte sereinement ses innombrables exploits avec des actrices, des courtisanes et des prostituées de toutes sortes. Elle a caché ses traces à la police lors de ses escapades les plus scandaleuses, et a assisté, si elle n’y a pas participé, à certaines de ses orgies. Au fil des ans, sa dévotion acquit une sorte de force mystique. « Je t’adore toujours avec la même violence », lui a-t-elle écrit dans l’un des nombreux moments d’abattement qu’il a subis pendant ses peines de prison. « Je n’ai qu’un seul bonheur dans la vie, c’est d’être réuni avec toi et de te voir heureux et satisfait. Nous vivrons et mourrons ensemble.

Le séduisant jeune marquis était connu pour son esprit vif et sa culture littéraire exceptionnelle, tandis que la maison Pélagie (comme je l’appellerai) n’était ni belle ni cultivée. Pourtant, ce qui lui manquait en vernis, elle le rachetait par sa force de caractère et sa robuste indépendance. Comme son mari, elle n’était absolument pas intéressée par les machinations de la vie sociale et décrivait un jour la haute société française comme « une bande de racailles dont les plus prospères sont les plus frauduleux ». Garçon manqué dans l’âme, elle avait des goûts frugals, préférant les vieux vêtements et les chaussures ressemelées. Lorsqu’elle séjournait à la campagne, elle montrait un appétit ardent pour les travaux extérieurs, tels que l’élagage des arbres fruitiers et le fendage du bois. L’une des clés de l’étonnante harmonie conjugale des Sadès, en fait, était leur rusticité partagée et un sentiment de marginalité dans leur milieu aristocratique qui les conduirait facilement à devenir des hors-la-loi. Ils avaient même l’habitude de s’adresser l’un à l’autre avec le tu informel – un usage alors largement confiné, parmi les conjoints, aux classes paysannes et artisanales.

Les jeunes Sadès avaient été des enfants solitaires, en manque d’affection, et tous deux étaient restés solitaires. Pélagie avait souffert toute sa jeunesse de la préférence affichée de Mme de Montreuil pour sa sœur cadette, la ravissante Anne-Prospère. La mère de Donatien, une femme distante et égocentrique, qui avait peu d’utilité pour la vie de famille, s’était retirée dans un couvent de carmélites à l’âge de quatre ans, et son père était généralement en mission diplomatique. Le garçon avait été élevé par des parents en Provence puis envoyé dans un pensionnat jésuite à Paris. Pélagie semble avoir senti instantanément qu’en Donatien se cachait un enfant hypersensible et solitaire qui périrait sans son soutien, et pendant une grande partie de leur vie conjugale, les Sade se sont accrochés l’un à l’autre comme deux orphelins négligés, défiant, souvent de manière flamboyante, le monde adulte de la flagornerie, de l’escalade sociale et du gain matériel.

En raison des émotions changeantes de Sade et des complexités byzantines de ses névroses, ses sentiments pour sa femme sont plus difficiles à décoder. Mais il est clair qu’il était enfantin et dépendant d’elle, qu’il chérissait sa valeur et sa loyauté et qu’il était perpétuellement terrifié à l’idée de perdre son estime : au cours des premières années de leur mariage, son premier appel aux autorités, après être tombé dans une sorte d’égratignure, fut « Ne le faites pas savoir à ma femme ». Leur proximité est évidente dans les lettres qu’ils ont échangées pendant les peines de prison de Sade. Dans l’une de ses lettres, il l’appelle avec cajolerie « la dix-septième planète de l’espace », « l’émail scintillant de mes yeux », « l’étoile de Vénus », « mon toutou », « mon bébé », « la félicité de Mahomet », « la violette du jardin d’Eden » et « le chaton céleste ». Quant à Pélagie, elle s’adresse le plus souvent à son mari en l’appelant « mon bon petit garçon ».

Pendant les cinq premières années du mariage, le marquis de Sade, avec la connivence de sa belle-mère, a réussi à cacher à sa femme ses peccadilles et ses liaisons exubérantes avec des actrices parisiennes. Lorsqu’il fut incarcéré pendant deux semaines, à l’automne de 1763, pour ce que les rapports de police qualifièrent d’« actes de blasphème et de sacrilège » commis en présence d’une prostituée, Pélagie avait été amené à croire qu’il était en prison pour dettes. Il lui cachait aussi l’étendue de sa prodigalité : en plus de dilapider ses modestes fonds, Donatien consommait la plus grande partie de la belle dot de sa femme – l’équivalent, en pouvoir d’achat, de quelque six cent cinquante mille dollars d’aujourd’hui – pour financer ses saturnales.

L’arrangement entre Mme de Montreuil et son gendre resta intact jusqu’au printemps de 1768, peu après la naissance du premier enfant des Sade, lorsque les répercussions d’une des escapades du marquis devinrent ingérables. Le dimanche de Pâques de cette année-là, le marquis, vêtu d’une redingote grise et tenant d’une main un manchon de fourrure de lynx blanche et une canne de l’autre, s’était tenu à l’entrée d’une église parisienne et avait demandé à une mendiante de l’accompagner dans l’une des nombreuses « petites maisons » qu’il entretenait dans la banlieue parisienne pour ses rendez-vous galants. Par la suite, la femme, qui peut ou non être une prostituée, l’accuse de l’avoir fouettée jusqu’à ce qu’elle saigne et d’avoir versé de la cire à cacheter sur ses plaies. Sade avait été rendu vulnérable par la disgrâce de son père et par son propre mépris pour le maintien de contacts avec ses pairs patriciens, et son cas fut porté devant la plus haute instance juridique française, le Parlement de Paris.

Ayant bien mesuré que ce délit était sur le point de devenir un scandale majeur, le marquis rompit radicalement avec sa coutume de mettre sa femme à l’abri des détails scabreux de sa vie privée, et l’informa pleinement de ses méfaits. Puis, dans les semaines qui suivent, alors qu’il commence à purger une peine de six mois de prison dans la forteresse de Pierre-Encize, près de Lyon, la marquise de Sade sort de l’ombre et s’affirme, assumant le rôle de protectrice qui avait été précédemment assumé par sa mère. Pélagie, loin d’être aliénée par l’horreur des crimes de son mari, voit sa passion pour lui s’intensifier. Restaurer sa liberté et le protéger de ses ravisseurs de plus en plus vigilants est devenu son objectif dans la vie, et elle a apporté à cette mission le genre de dévouement désintéressé que les prêtres ou les religieuses les plus inspirés apportent à leur vocation. Au fil des ans, sacrifiant sa relation avec ses enfants et ses liens avec sa mère, elle a acquis une nouvelle identité, rejoignant béatement Donatien, en esprit, dans son état de paria.

Vidéo du New YorkerUne justice rapide : un tribunal taliban en session

Accédant à la supplication de son mari de rester près de lui pendant toute la durée de sa captivité, Pélagie s’installe à Lyon, vendant tous ses diamants pour payer son voyage et son logement. Bien que le décret original du roi n’ait autorisé les époux que deux ou trois visites pendant la peine de prison de Sade, elle charma le commandant de la forteresse en leur accordant des visites beaucoup plus fréquentes et intimes, et dans les derniers mois de l’emprisonnement de Donatien, lui et Pélagie conçurent un autre enfant, leur deuxième fils.

Trois ans après la libération de Sade de Pierre-Encize, à l’automne 1771, les Sade et leurs trois enfants (une fille était née ce printemps-là) s’installent à La Coste, un domaine familial en Provence, pour éviter les créanciers du marquis et échapper à sa réputation qui se détériore.

Le château de Sade à La Coste, un village perché à une trentaine de kilomètres à l’est d’Avignon, qui appartenait à la famille depuis plusieurs générations, est antérieur au XIe siècle, lorsqu’il servait de refuge et de forteresse contre les envahisseurs sarrasins. Le caractère romantique et féodal du site a touché une corde sensible dans l’imagination hallucinatoire du marquis : il est devenu une source d’inspiration pour les forteresses impressionnantes, les moines assoiffés de sang, les nobles horriblement débauchés et les vierges déflorées et persécutées qui saturent ses romans. À mesure que ses transgressions se multipliaient, elle devint aussi la seule demeure où Donatien et Pélagie se sentaient totalement en sécurité – un refuge utopique contre les réprimandes familiales, les réprimandes sociales et les interventions intrusives de la Couronne.

C’est dans le cadre isolé et apocalyptique de La Coste que Sade entame une liaison avec la sœur de sa femme, Anne-Prospère, de dix ans la cadette de Pélagie. C’était une chanoinesse – un peu comme une religieuse mais avec des vœux moins contraignants – dans un prieuré bénédictin du Beaujolais, et elle était venue passer l’hiver en Provence pour des raisons de santé. Belle-sœur et vierge, imprégnée de principes religieux et toujours vêtue d’un habit de religieuse, elle incarne plusieurs tabous que les protagonistes fictifs du marquis vont briser triomphalement : la défloration, l’apostasie, l’inceste. Et elle avait facilement allumé sa luxure excentrique.

Cette transgression familiale fut bientôt suivie d’une transgression très publique. Un jour d’été de 1772, Sade, coiffé d’un chapeau à plumes, d’un gilet de satin jaune souci avec une culotte assortie et d’une canne à pommeau d’or, organisa une fête dans la chambre d’une prostituée à Marseille, où son valet de chambre avait réuni quatre filles pour son plaisir. Dans les heures frénétiques qui suivirent, il se livra à la sodomie active et passive avec son serviteur tout en copulant successivement, fouettant et étant fouetté par les prostituées, à qui il avait donné des bonbons aphrodisiaques qui les rendirent plus tard très malades. Cet exploit lui vaut d’être condamné par un tribunal de Marseille pour sodomie et tentative d’empoisonnement. Avec la connivence de Pélagie, il échappe aux autorités en s’enfuyant en Italie en compagnie de sa belle-sœur.

La belle-mère de Sade, autrefois adoratrice, en apprenant qu’il avait défloré sa fille préférée, est devenue son ennemie la plus féroce. Après son retour en France, il est incarcéré, à son instigation, dans l’une des prisons les plus imprenables d’Europe, la forteresse de Miolans, en Savoie. Pourtant, une fois de plus, Pélagie se précipite à son secours. À sa manière intrépide habituelle, elle a passé des semaines dans un village voisin, habillée en homme, à essayer d’organiser l’évasion de son mari. Après son évasion réussie, Sade passa quelques mois en cavale en Provence, puis s’enfuit à nouveau en Italie, laissant sa femme seule à La Coste pour l’hiver. Entre-temps, elle avait renvoyé à Paris les enfants, tous âgés de moins de six ans, pour être élevés par Mme de Montreuil. Pélagie était dans un état de misère si désespéré qu’elle ne pouvait pas s’en occuper elle-même.

Qu’aurait pu penser Pélagie des difficultés que l’état de hors-la-loi de son mari lui imposait maintenant, et de ses méfaits accumulés, en particulier de sa liaison avec sa propre sœur ? De telles spéculations doivent tenir compte de l’attitude extraordinaire de Mme de Sade à l’égard de son mariage. On ne peut pas le déchiffrer à travers les concepts traditionnels de l’amour conjugal, car sa fixation sur Sade a largement transcendé la plupart de ces attachements et fait paraître prosaïques les loyautés conjugales habituelles. Comme une chrétienne exemplaire dont l’amour pour un pécheur doit être aussi vaste que les transgressions du pécheur, elle semble avoir senti que si Sade devenait un monstre d’immoralité, elle devait d’autant plus devenir un parangon de dévotion.

D’ailleurs, nous n’avons jamais eu accès à la chambre des Sade. La jeune marquise n’a peut-être pas apprécié ses premières expériences de sodomie, qui s’est avérée être la pratique sexuelle préférée de son mari, mais au fil des ans, elle a clairement subi un processus progressif d’érotisation, car le genre de ferveur conjugale qu’elle a affichée est inconcevable sans une implication de la chair. Ainsi, peu importe à quel point le monde a pu avoir pitié d’elle – d’avoir été abandonnée encore et encore, d’avoir un mari plus vilipendé que tout autre noble du royaume – Pélagie a trouvé une telle félicité à servir Donatien de Sade que pendant deux décennies, elle ne s’est jamais décrite comme une femme malheureuse.

C’est peut-être pour cette raison qu’elle a pu rester seule à La Coste, luttant obstinément pour la liberté du marquis, tandis que lui, au fin fond de l’Italie, vivait une idylle incestueuse avec sa petite sœur. C’est peut-être aussi la raison pour laquelle, peu de temps après avoir mis fin à sa liaison avec Anne-Prospère, Pélagie a pu conspirer avec son mari dans sa transgression la plus téméraire à ce jour.

En 1774, peu après le retour du marquis d’un de ses exilés italiens, les Sade se réunissent à Lyon pour engager plusieurs domestiques supplémentaires pour leur personnel à La Coste : un secrétaire de quinze ans et cinq filles à peu près du même âge, toutes apparemment choisies à des fins d’exploitation sexuelle. Il est évident, d’après les accusations qui ont suivi, que les bacchanales que le marquis a mises en scène dans son château comprenaient des chorégraphies de ses précédents exploits de bordels : beaucoup de sodomie, à la fois homo et hétéro ; chat à neuf queues et autres fouets ; Beaucoup de guirlandes. Et, pour une fois, les participants étaient assez jeunes pour être facilement maîtrisés. Il est tout aussi clair que Mme de Sade savait dans quel but il fallait engager le secrétaire de Ganymède et les nymphettes qui l’accompagnaient, et que sa coopération fut délibérée, efficace et aimable. Cette fois, il y avait peut-être une raison pragmatique à sa volonté de collaborer avec lui : garder le scandale confiné entre les murs de leur maison plutôt que de le laisser éclater à l’extérieur.Advertisementhttps://a4dada1135d3fde9512ee2ecacd56be9.safeframe.googlesyndication.com/safeframe/1-0-40/html/container.html

D’ailleurs, les lettres du marquis à sa femme nous apprennent qu’elle a participé ou été témoin des débauches qui se sont déroulées cet hiver-là dans l’intimité de leur maison. Quelques années plus tard, alors qu’il développe, avec cette étonnante candeur qui marque leur correspondance, la nature quasi épileptique de ses orgasmes, il écrit à Pélagie : « Vous en avez vu des échantillons à La Coste… Vous l’avez vu arriver. (Certains commentateurs de Sade, parmi eux Simone de Beauvoir, qui croyait qu’il était « semi-impuissant », ont attribué ses appétits sexuels excentriques à la nature particulièrement turbulente de ses orgasmes, et au fait qu’il avait beaucoup de mal à les atteindre.) Quant au rôle de Pélagie dans les agissements ignobles de La Coste, on dit qu’elle est restée douce, voire réconfortante, envers les jeunes gens embauchés. Ils l’ont félicitée à l’unanimité.

Ce fut deux ans après l’épisode des Petites Filles, comme on appelait ces orgies, que la redoutable Mme de Montreuil, qui s’était tellement éloignée de sa fille qu’elle menaçait de la faire incarcérer si elle ne quittait pas le marquis, tendit un piège astucieux. En janvier 1777, Sade avait reçu un message l’informant que sa mère, la comtesse de Sade, était tombée malade et qu’il ne lui restait peut-être que quelques jours à vivre. Malgré l’indifférence qu’elle lui avait toujours faite, le marquis décida de se rendre à Paris pour la voir une dernière fois, et Pélagie l’accompagna.

À leur arrivée à Paris, les Sade, pour des raisons de sécurité, séjournent dans des quartiers séparés. Le 13 février, alors que la marquise reçoit son mari dans sa chambre d’un petit hôtel de la rue Jacob, on frappe à sa porte. Il s’agissait d’un haut fonctionnaire de la police française, remettant à Sade une lettre de cachet – un ordre d’arrestation arbitraire qui ne pouvait être émis que par le roi et pouvait emprisonner l’accusé à vie sans aucune audience légale. Mme de Montreuil l’avait obtenu de Louis XVI. Cette nuit-là, le marquis de Sade fut emmené à la forteresse royale de Vincennes pour commencer une peine de prison qui durerait treize ans et ne prendrait fin qu’après le début de la Révolution française.

Madame de Sade n’a pas été autorisée à revoir son mari pendant les quatre années et demie qui ont suivi. « Ma consolation est de répéter mille et mille fois que je vous aime et que je vous adore aussi violemment qu’il est possible d’aimer, et bien au-delà de tout ce qui peut être exprimé par des mots », lui écrivit-elle dans une lettre d’adoration quelques mois après son emprisonnement. « Quand aurai-je le droit de t’embrasser de nouveau ? Je crois que je mourrai de joie. Et elle terminait en disant : « Adieu, mon bon petit garçon. Je t’embrasse.

Au début de sa détention, les longues missives de Donatien à Pélagie exprimaient des émotions similaires de chagrin et de tendresse. « Ma chère, tu es tout ce qui me reste au monde, père, mère, sœur, femme, ami, tu es tout pour moi », lui écrivait-il quinze jours après son arrestation, dès que ses lettres furent autorisées à sortir de Vincennes. « Adieu, mon très cher ami, tout ce que je vous demande, c’est de m’aimer aussi profondément que je souffre. »

Mais, à mesure que les mois passaient, le ton de la correspondance de Sade devenait de plus en plus maniaque, alternant brusquement entre l’abattement et la rage, les supplications tendres et les accusations sauvages, les termes affectueux et les insultes amères. Les autorités pénitentiaires lui permettaient de recevoir deux colis par mois de sa femme, et bien qu’elle voyageait dans tout Paris pour exécuter ses commandes extravagantes de vêtements, de cosmétiques et de friandises, il était rarement satisfait. (Il est devenu obèse à cause de l’immense quantité de sucreries qu’il s’est adonnée pendant sa peine de prison, disant dans ses lettres qu’il était devenu « l’homme le plus gros de Paris ».) Dans ses nombreux moments d’insolence glaciale, il s’adressait à sa femme en l’appelant Madame, et chaque fois qu’il le pouvait, il retournait ses armes contre sa mère, qu’il appelait « votre prostituée de mère », « une tenancière de bordel », « une bête venimeuse » et « un monstre infernal ». « Puissiez-vous… et que votre exécrable famille et leurs vils sbires soient tous mis dans un sac et jetés dans les profondeurs de l’eau », a-t-il écrit. « Je jure au ciel que ce sera le moment le plus heureux de ma vie. »

Non seulement Pélagie était tourmentée par les colères de son mari, mais elle était aussi tourmentée par les colères de son mari. elle était harcelée sur tous les fronts, car elle continuait à être en désaccord avec sa mère, et avait même tenté de la poursuivre en justice pour ses agissements contre le marquis. « Une fois que je serai sortie de ces dilemmes particuliers », a-t-elle écrit dans une lettre à son avocat, « je préfère devenir ouvrière agricole plutôt que de retomber dans ses griffes. » Et pourtant, parce que s’occuper des demandes de Sade était si long et coûteux, les enfants de Pélagie, à son grand chagrin, ont dû rester sous la garde de sa mère.

Quand, enfin, un jour d’été de 1781, Donatien et Pélagie purent se revoir, leur rencontre ne fut pas heureuse. Depuis l’emprisonnement de son mari, la marquise, simple et directe, était devenue l’objet central de ses désirs érotiques, et il se méfiait de plus en plus, de manière absurde, de sa fidélité. Sade affichait son propre puritanisme, se targuant de ne pas avoir affronté « la sainteté du mariage » en commettant l’adultère avec une femme mariée. Lors de ces premières retrouvailles, il accuse sa femme d’avoir eu une liaison avec l’une de ses anciennes secrétaires et aussi avec sa propre cousine, une femme de la haute société parisienne qu’il considère comme « un peu une Sappho ». Une semaine plus tard, Pélagie reçut une lettre de Donatien, la réprimande la plus fâchée et la plus hautaine qu’il lui eût jamais écrite, exprimant sa colère contre la coquetterie de la tenue qu’elle avait imaginée pour cette première rencontre (« un vêtement de putain », comme il l’appelait) et l’informant qu’il refuserait de la voir si jamais elle se revêtait de cette manière. La lettre continuait ainsi :

Dites-moi, iriez-vous faire vos devoirs de Carême dans ce vêtement de bouffon ou de charlatan de médecin ? Vous ne le feriez pas, n’est-ce pas ? Eh bien, le même sentiment de révérence qui informe vos devoirs de Carême devrait inspirer vos visites ici, le chagrin et la tristesse devraient produire, dans votre cas, ce que la piété et le respect divin produisent dans les autres âmes. En somme, je vous demande de venir… coiffé d’un très grand bonnet . . . sans la moindre boucle dans les cheveux, un chignon et pas de tresses ; Il faut que votre gorge soit extraordinairement cachée, qu’elle ne soit pas décemment découverte, comme elle l’était l’autre jour, et que la couleur de votre vêtement soit aussi sombre que possible.Publicité

« Moi qui ne fais que vivre… pour vous, me voici, soupçonné et insulté », se lamente Pélagie dans une lettre qu’il lui adresse quelques jours plus tard. Mais la possessivité hystérique du marquis précipite un changement radical dans la vie de sa femme, qui affecte grandement leur mariage : Pélagie décide de quitter le petit appartement du Marais où elle vivait et d’entrer dans une communauté religieuse. « Afin de vous empêcher de vous tourmenter de cette manière, je chercherai un couvent », écrit-elle, « [et j’y habiterai] jusqu’au jour où vous serez libérés, où je serai réunie avec vous pour toujours. »

Depuis le Moyen Âge, des milliers de Françaises bien nées – vieilles filles et veuves, épouses abandonnées, femmes qui, comme la propre mère du marquis, ne s’intéressaient pas à la vie de famille ou, comme Pélagie, étaient tout simplement pauvres – avaient choisi de louer un logement dans des couvents. La communauté choisie par Pélagie, Sainte-Aure, semble avoir été particulièrement pieuse. On ne lui demanda pas de prononcer ses vœux, mais on s’attendait à ce qu’elle participe aux offices religieux des religieuses, et elle rapporta que Sainte-Aure exigeait « une grande assiduité dans le chœur ». Pélagie occupe d’abord deux petites pièces au deuxième étage du couvent, à côté de sa boulangerie. Le confort des créatures au couvent était extrêmement modeste, écrit-elle, le tarif étant « à peine suffisant pour ne pas mourir de faim ». Pourtant, si humble que soit devenue sa vie, elle dépensait de si grosses sommes en luxe pour son mari en prison qu’elle restait perpétuellement à court d’argent : elle devait même vendre ses boucles de chaussures en argent, un bien précieux à l’époque, pour mille livres. Mais elle a commencé à développer une attitude religieuse envers ses difficultés : elles amélioreraient son âme. « Avec un peu plus de piété, je serais une créature parfaite », écrit-elle à un ami peu après son emménagement au couvent.

On peut devenir pieux par l’hypocrisie, ou par conviction innée, ou par osmose. La foi renouvelée de Pélagie était du troisième type : après avoir été assez négligente pendant une grande partie de sa vie adulte à l’égard des rituels de l’église, elle s’est peu à peu assimilée à l’aura des religieuses avec lesquelles elle vivait. Paradoxalement, l’apostat par excellence, Sade, poussé par de fréquents accès de jalousie, contribue à sa dévotion croissante en exigeant qu’elle se cloître de plus en plus du monde. « Par-dessus tout, aime Dieu et fuis les hommes ! » lui a-t-il tonné. « Je vous consigne dans votre chambre, ordonna-t-il, et, à cause de toute l’autorité qu’un mari a sur sa femme, je vous défends d’en sortir, sous quelque prétexte que ce soit. » En même temps, il se moquait d’elle pour sa piété grandissante. Pélagie proteste contre ces réprimandes contradictoires qui, comme elle fait peu à peu la paix avec sa mère, deviennent une source de friction dans le mariage. « Mon pauvre cœur est trop blessé pour vous voir entretenir de telles pensées », écrivit-elle à son mari. « Plus [mes émotions pour vous] sont profondes, plus je me sens triste de vous voir céder à de telles aberrations. » La délicatesse de la phrase suivante est déchirante : « La satisfaction ressentie en insultant une personne est au moins une preuve de notre existence. »

En 1784, Sade est transféré de Vincennes à la Bastille – un site qui, ironiquement, semble agir comme sa muse, car c’est là qu’il commence vraiment à écrire. Au cours des cinq années suivantes, il a écrit le monumental catalogue des perversions sexuelles intitulé « Les 120 jours de Sodome » ; des dizaines de nouvelles, d’essais et de pièces de théâtre très chastes ; la première ébauche de sa célèbre « Justine » ; et un roman tentaculaire, vertueux, dans le style épistolaire popularisé par la « Clarissa » de Richardson, intitulée « Aline et Valcour », dont Mme de Sade a écrit une critique étendue. Une vingtaine de pages de ses commentaires, qu’elle adressa à son mari en juin 1789, à la veille de la Révolution, ont survécu. Ils font preuve d’un talent jusqu’alors inconnu : des idées littéraires perspicaces. Ils exposent également les points de vue de plus en plus différents des conjoints sur la moralité et la religion, des questions qui ont encore accru les tensions entre eux.

La marquise commence par souligner les aspects du livre de son mari qui l’impressionnent le plus, tels que son don pour le dialogue et la caractérisation, mais elle le prend bientôt sévèrement à partie pour son cynisme anarchique, son éthique de la survie du plus apte et son penchant à exposer le mal humain à travers la bassesse excessive de ses méchants. Elle lui rappelle que « seuls les sauvages assimilent la férocité au courage » et oppose son culte de la cruauté à l’altruisme chrétien, « cette grandeur d’âme qui pousse certains à risquer leur vie […] pour apporter de l’aide aux plus démunis. Elle s’oppose également au matérialisme grossier de Sade (dérivé de deux de ses philosophes préférés des Lumières, La Mettrie et Holbach), qui nie l’existence de l’esprit et réduit tous les phénomènes humains à l’organisation de la matière. « Comment l’amalgame de la matière pourrait-il produire une âme qui pense, raisonne et déduit des idées si contraires ? » écrit-elle. « La nature ne peut pas produire d’esprit : ce qui est créé est toujours inférieur à son créateur. »

Au cours de ces années, la marquise soutenait que c’était le contenu souvent scabreux des écrits de son mari et ses idées incendiaires qui étaient à l’origine des problèmes des Sadès : ces idées irritaient les autorités gouvernementales et empêchaient sa libération. « Ce que tu écris te fait un mal terrible », lui réprimande-t-elle dans une lettre. « Réduisez vos écrits, je vous en prie… N’écrivez pas et ne dénoncez pas les aberrations… à travers lequel le monde pourrait choisir de vous juger. Elle pose aussi à Sade, qui était extrêmement fier de sa nouvelle vocation littéraire, une question qu’il considérait comme très insultante : « À quoi servent vos écrits futiles ? »

« Je me souviendrai de cette phrase », griffonna Sade d’un ton vengeur dans la marge de sa note.

Le 2 juillet 1789, peu de temps après cet échange, Sade se tenait à la fenêtre de sa cellule à la Bastille, utilisant une partie de son pot de chambre comme mégaphone pour s’adresser aux foules de dissidents politiques qui manifestaient en dessous et les encourager à libérer la forteresse. Jugé « incontrôlable » et « dangereux » par les autorités gouvernementales assiégées, il est transféré dans un établissement pénitentiaire de la banlieue parisienne. Puis, au printemps de 1790, la Convention nationale, sous la pression de Robespierre, ordonna la libération de tous les prisonniers qui avaient été incarcérés par l’institution détestée des lettres de cachet.

Sade a été libéré le soir du Vendredi Saint, vêtu d’un manteau de rattin noir, n’emportant aucun bien au-delà d’un matelas et, dans sa poche, une pièce d’or. Il avait vingt-sept ans au moment de sa cabriole du dimanche de Pâques avec la mendiante de Paris, trente-deux ans lorsqu’il gambadait avec les prostituées marseillaises, trente-six ans lorsqu’il commença son mandat à Vincennes. Maintenant, il était sur le point d’avoir cinquante ans – un homme à moitié chauve, grisonnant en haillons, qui était devenu si obèse que, comme il l’admettait lui-même, il pouvait à peine « se déplacer ». Il se rendit au couvent de Sainte-Aure et demanda à voir sa femme, espérant passer le reste de ses jours avec elle. Mais, dans une volte-face aussi absolue que la ferveur de sa dévotion antérieure pour lui, Pélagie refusa de paraître. Elle a envoyé le message qu’elle ne souhaitait plus jamais revoir son mari. Le lendemain, elle écrit à son avocat en Provence : « M. de Sade est libre depuis hier, vendredi saint. Il veut me voir, mais j’ai répondu que je visais toujours une séparation, c’est la seule façon.

Pélagie était-elle tout simplement épuisée, après avoir lutté pendant un quart de siècle contre les rages et les exigences gargantuesques de son mari, le mépris de la société, le chantage des prostituées, la rigueur des bureaucraties gouvernementales et carcérales, la fureur de sa mère et ses créanciers partout ?

Sa religiosité croissante était certainement significative, tout comme la pression de la communauté pieuse que son mari, ironiquement, l’avait poussée à rejoindre. De plus, il faut considérer l’impact des écrits érotiques du marquis sur une femme en conversion spirituelle. Dans les mois politiquement agités qui précèdent la chute de la Bastille, Pélagie, assise seule dans sa petite salle de couvent, a dû parcourir les manuscrits qu’il lui avait transmis pour qu’elle les garde en lieu sûr (l’un d’eux était la première ébauche de son extrêmement salace « Justine ») et a été consternée.

Et qu’en est-il de ces tumultes psychiques si souvent vécus par les femmes d’âge mûr ? Pélagie avait quarante-huit ans, infirme au-delà de son âge, à peine capable de marcher sans aide, sentant le fléau de l’âge dans chaque centimètre de son esprit et de son corps, sentant le poids de son propre dévouement maladroit. On peut aussi se risquer à dire que les bouleversements politiques commencés en 1789 furent des catalyseurs de la transformation de Pélagie, consolidant l’autorité de sa mère et de ses confesseurs. Elle avait été saisie de cette grande peur qui s’emparait de toute la nation française, et elle vivait maintenant dans une grande peur intérieure, une terreur de son passé douloureusement coupable et de son avenir incertain.

Les propos du marquis sur la défection de sa femme, qui le plongea dans le chagrin, suggèrent que son changement d’avis ne fut pas soudain. « Depuis longtemps, j’avais remarqué une certaine attitude de la part de Mme de Sade, quand elle est venue me voir à la Bastille, qui m’a causé de l’anxiété et du chagrin », écrit-il à son avocat quelques mois après sa libération. Le besoin que j’avais d’elle m’a porté à dissimuler, mais tous les aspects de sa conduite m’ont alarmé. J’ai bien discerné le rôle de son confesseur et, pour vous dire la vérité, j’ai prévu que ma liberté amènerait une séparation.

Le règlement du divorce des Sade spécifie que Donatien paiera à Pélagie quatre mille livres par an, intérêts sur sa dot de cent soixante mille livres, qu’il avait dilapidée pendant leur mariage. Alléguant que Pélagie avait gardé l’argent qu’il avait hérité de sa mère (Pélagie affirmait, à juste titre, qu’il avait subventionné la chambre et la pension de Sade en prison), il ne remboursa jamais rien des sommes qu’il lui devait, et ne cessait de se plaindre que sa famille l’avait volontairement et malicieusement ruiné : « Mon pauvre père avait coutume de dire : « Je marie mon fils à la fille des publicains pour le rendre riche, « Et en fait, ils m’ont dévasté. »

Après le printemps 1790, la plupart de la correspondance entre les Sade consista en des disputes financières acrimonieuses. Pélagie répondit aux demandes d’argent de Sade par des notes sèches et cinglantes, qui montraient combien elle était rentrée dans le giron de ses parents : « J’ai déjà eu l’honneur de vous dire que, puisque vous ne me payez pas un centime sur ce que vous me devez, il m’est impossible de déposer quoi que ce soit sur votre compte. Quant à ma famille, elle n’a plus rien à voir avec tes affaires, et si tu les attaques, ils te répondront toujours par la vérité, comme ils l’ont toujours fait.

Après s’être séparé de sa femme de vingt-sept ans, le marquis s’est lancé dans une seconde vie qui était à bien des égards encore plus bizarre que sa première. Aussi obèse, décrépit et indigent qu’il soit devenu pendant son emprisonnement, quelques mois après sa libération, il attire l’attention d’une séduisante actrice de deux décennies sa cadette, qui lui offre autant d’affection et de fidélité que Pélagie et qui restera à ses côtés jusqu’à la fin de ses jours. Il a servi la cause révolutionnaire avec un zèle feint astucieusement, a commencé à publier ses romans choquants et a survécu de justesse à la Terreur. Il passa les treize dernières années de sa vie à l’asile d’aliénés de Charenton, où il fut incarcéré en 1801 sur ordre de Napoléon, sous prétexte que ses écrits exprimaient la « démence libertine », et où il fonda un théâtre qui connut un succès considérable auprès du public parisien. Il y mourut en 1814, à l’âge de soixante-quatorze ans. Mme de Sade meurt en 1810, à l’âge de soixante-huit ans, après avoir vécu ses dernières décennies, dans la plus grande piété et la plus grande réclusion, dans la propriété de ses parents près de Paris. Sa sœur, Anne-Prospère, dont les perspectives matrimoniales avaient été ruinées par sa liaison avec le marquis, était morte de la variole plus d’un quart de siècle plus tôt, à l’âge de vingt-neuf ans.

Dans les décennies qui suivirent leur séparation, on n’enregistra qu’un seul moment de civilité dans les relations entre les Sade : au plus fort de la Révolution, en 1791, le marquis demanda à son avocat, en Provence, d’envoyer à Mme de Sade plusieurs barils de l’excellente huile d’olive de La Coste. ♦Publié dans l’édition imprimée du numéro du 12 octobre 1998.

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